Le massacre de Moura, au Mali, qui n’est que le dernier et le plus spectaculaire d’une série de massacres perpétrés par l’armée malienne depuis sa « montée en puissance » conséquente à l’alliance militaire conclue avec les Russes, en dit long non seulement sur l’armée malienne (et plus généralement les armées sahéliennes), mais aussi sur la nature infernale de la guerre djihadiste au Sahel.
À observer les tactiques des djihadistes au Mali, au Niger et au Burkina, on peut dire qu’il s’est opéré, parmi eux, une « sahélianisation » en profondeur qui se traduit, aujourd’hui, par une sorte de « long game », de projet à long terme, à base communautaire et religieux. Projet qui nous renvoie aux djihads du XIXe siècle, même s’il convient de ne pas trop tirer de conclusions de cette similitude.
Dans une première phase assez brève, en 2012-2013, le djihadisme était extraverti. Le leadership était à la fois local (Iyad Aghali surtout) et maghrébin, et le poids des Maghrébins était, en théorie, plus important. L’agression contre le Mali démontra la faiblesse du leadership maghrébin, qui aurait préféré continuer à sanctuariser le Nord Mali (même sous la forme d’un État pseudo-califal) afin de continuer à causer des nuits blanches aux pouvoirs d’Alger, de Tunis, voire de Rabat et de Nouakchott – mais qui dut accepter que Bamako devait être la cible principale.
Cette réorientation vers le Mali entraîna l’intervention française Serval. Opération qui a, par la suite, abouti à cette sahélianisation en profondeur, c’est-à-dire au fait que le djihadisme s’est introduit, exactement comme dans la région du lac Tchad, dans le tissu des relations inter- et intra-communautaires du Sahel central. Il est devenu introverti, avec pour principal véhicule, une section de la communauté peule – d’abord pour des raisons essentiellement sociopolitiques bien connues (dans la région du lac Tchad, le véhicule sont des Kanouris, non des Peuls : il ne s’agit pas d’une simple détermination ethnique).
Comme cette sahélianisation a suivi l’intervention française, j’ai, dans mes recherches, surtout blâmé les erreurs françaises qui l’ont favorisée, mais cela a détourné mon attention du comportement des États sahéliens, et surtout d’un déterminant essentiel de ce comportement, la relation extrêmement compliquée entre les gouvernements civils et les armées. Je le note ici parce que ce détail a son importance, comme on le verra un peu plus loin.
La communautarisation du djihadisme a eu pour conséquence de le transformer en un durable problème local, comparable à la guerre de la Lord Resistance Army qui infeste l’Ouganda et une partie du Congo et du Sud Soudan depuis le milieu des années 1980 (c’est-à-dire donc depuis près de quarante ans, détail qui n’est guère rassurant à propos d’un conflit, au Sahel, vieux de « seulement » dix ans.) Les buts des guerres des djihadistes sont doubles et relativement contradictoires : propager leur conception psychorigide de l’islam, basée essentiellement sur le « canon salafiste » (pour user d’une formule élaborée par Alexander Thurston à propos du type d’ouvrages et de références religieuses bien précis qui guident la lecture salafiste de l’islam) ; et défendre et promouvoir les intérêts de la section de la communauté peule dont nombre d’entre eux sont issus, ou pour laquelle ils éprouvent une sympathie particulière.
Cela est contradictoire parce que l’islam est, en principe, anti-communautariste. Mais il faut se rappeler, à ce sujet, des réflexions de Ibn Khaldoun : oui, l’islam essaie de substituer aux solidarités claniques (asabiyya) la solidarité confessionnelle due à toute créature humaine, quelle que soit sa communauté d’origine, qui adhère à la foi. Mais la première solidarité, reconnut-il, est toujours plus forte – en particulier là où elle existe pour ainsi dire à l’état pur, c’est-à-dire parmi les nomades.
Pour Ibn Khaldoun, les populations « sédentaires » (en fait, surtout citadines) sont liées entre elles par l’intérêt, qui est autant un facteur de collaboration (lorsque nous avons les mêmes intérêts) qu’un facteur d’antagonisme. Les intérêts sont de ce fait un facteur permanent d’instabilité sociale et politique qui ne peut être conjuré que par un régulateur souverain, un État. Ce processus mène à la civilisation (umrân), condition dans laquelle les hommes perdent l’habitude de se défendre directement et ont besoin de la protection d’un État afin de se livrer à l’occupation prééminente de la civilisation, la création et la jouissance des richesses.
Les nomades, n’ayant cure de la régulation étatique, vivent dans une condition de sauvage liberté que Ibn Khaldoun appelle badawiya (bédouinisme) et où, en lieu et place de la collaboration nécessaire à la production des richesses, nous avons une solidarité de sang organisée pour la survie du groupe. Cette solidarité serait d’ailleurs la seule qui vaille (Ibn Khaldoun est, de ce point de vue, moins « naïf » que Durkheim qui oppose une « solidarité organique », celle des grandes sociétés complexes et « civilisées » à la « solidarité mécanique » des petits groupes à culture « primitive » : du point de vue khaldounien, la première solidarité n’existe pas, minée et étouffée qu’elle est par les calculs d’intérêt et les passions artificielles qui travaillent les sociétés civilisées). Il n’y a pas non plus, parmi eux, la loi régulatrice imposée par l’État et qui génère toute la complexité du droit, mais un nombre limité de coutumes bien connues de tous. Enfin, les nomades se défendent et attaquent directement, et non par l’intermédiaire d’une armée – ce qui conduit d’ailleurs certains États à recruter parmi eux des supplétifs.
Cette situation décrite par Ibn Khaldoun n’est pas propre aux nomades du Sahel-Sahara. Les peuplades germaniques qui ont fait pression sur l’Empire romain, ou les Mongoles des steppes d’Asie centrale qui sont tombés comme un fléau sur les empires civilisés des Chinois et des musulmans de Perse et d’Irak entrent dans la même catégorie. S’agissant des tribus berbères de l’intérieur saharien qui ont servi d’exemple empirique direct à Ibn Khaldoun, ils avaient déjà cette réputation à l’époque romaine, où les Gétules – nom qui leur était donné dans les écrits gréco-romains – étaient d’ailleurs parfois recrutés pour « policer » leurs propres congénères des franges nord de la « Libye Intérieure » (nom romain du Sahara).
L’Empire islamique s’est d’abord étendu grâce au zèle militaire des bédouins du désert d’Arabie, lesquels, observe Ibn Khaldoun, n’ont jamais été véritablement pacifiés par la loi islamique et ont plutôt tendu à donner à l’islam un éthos guerrier qui allait à l’encontre de ses exceptionnelles vertus civilisatrices – i.e., le fait que la régulation légale des passions et des intérêts repose, dans la communauté islamique, sur la religion plutôt que sur l’État.
La situation des Peuls du Sahel central semble corroborer ces vues : le sens de la solidarité communautaire l’emporte sur la solidarité confessionnelle, et militarise une religion dont l’organisation toute entière viserait pourtant à produire la paix sociale.
Bien entendu, il y a des nuances à apporter, notamment sur le fait important que je ne prétends pas ici que « le nomadisme, c’est la guerre ». J’explique seulement comment le nomadisme peut être la guerre, et donc comment ce facteur a joué dans le contexte sahélien. Pour comprendre le fond de la question, cependant, il faut prendre en compte toute la problématique d’économie politique qui a mis le nomadisme peul (en particulier) en crise à travers tout le Sahel, avec des réactions qui n’ont pas, partout, été du djihadisme (au Nigeria, par exemple, il s’est agi plutôt d’un banditisme armé).
Pour en revenir à mon propos : les actions des djihadistes du Sahel central combinent une sorte de propaganda fidei de la Kalachnikov (où la foi en question est plus salafiste qu’islamique, puisque d’ailleurs ceux qu’elle vise sont déjà musulmans) à une conquête territoriale menée contre des communautés perçues comme rivales, aussi bien des « sédentaires » que d’autres « nomades » (Touareg).
Ces actions dessinent une vision du projet politique des djihadistes : celui d’un « califat » (un État basé sur la loi religieuse) ethnocratique semblable à ceux qui ont été mis en place ici et là dans la région au XIXe siècle, en particulier au Macina et au Liptako (mais aussi à Sokoto, que le colonisateur britannique appelait, à l’époque de sa conquête, « l’Empire peul », et qui n’est devenu « Califat de Sokoto » que sous la plume d’historiens plus tardifs : Murray Last, notamment, dont la thèse doctorale et le livre publié à sa suite ont popularisé la formule).
Le problème tel qu’il se présente est le suivant : le rêve d’une sorte de retour au XIXe siècle est possible parce que le Sahel ne s’est pas développé (industrialisé, transformé structurellement, etc.), si bien que les conditions structurelles actuelles ne sont pas très différentes de ce qu’elles étaient au XIXe siècle. Mais cela dit, elles ne sont pas non plus identiques. La colonisation a introduit au Sahel des « technologies » politiques inventées en Europe au XIXe siècle justement, notamment l’ajustement de la territorialité (« intégrité territoriale ») et de la nationalité (qui transcende les appartenances confessionnelles et ethniques) à la souveraineté (d’un État fondé sur un droit séculier).
Cet appareillage n’existait pas au XIXe siècle, et aussi précaire qu’il puisse paraître dans le Sahel contemporain, il y existe bel et bien : il y a un Mali, un Niger, un Burkina Faso.
Pour imposer leur vision, les djihadistes sont forcés de détruire cet appareillage dans ces trois pays, mais n’en ont pas, en fait, les moyens, ni au plan de la technologie politique, ni à celui de l’action militaire. Bien que les observateurs extérieurs ne voient que la faiblesse et l’inconsistance des États-nations du Sahel, du point de vue des djihadistes, ces constructions branlantes restent redoutablement solides, parce que les populations adhèrent généralement à leur existence : il y a bien des Maliens, des Nigériens, des Burkinabès.
Et ce que les djihadises proposent n’est pas assez sophistiqué et rempli de promesses et de générosité pour détacher les populations de ces cadres établis, aussi corrompus et frustrants qu’ils puissent être. Après tout, ce sont pour l’essentiel des salafistes arrimés à l’aspect le plus ténébreux de la théologie islamique, l’eschatologie (la théologie de la mort et du jugement dernier), et, de plus, sans raffinement de culture, sans « humanités ». La faiblesse militaire des États sahéliens, en particulier en termes de doctrine et de professionnalisme encore plus que d’effectifs (bien que ces effectifs sont très faibles, en effet), est patente, mais toutes modiques que soient ces capacités, elles demeurent un obstacle dont les djihadistes sahéliens ne parviennent pas à se débarrasser – comparez par exemple avec ce que Daesh a pu accomplir en Irak et en Syrie en un court laps de temps, et comment il aurait certainement réussi à s’emparer de ces deux pays sans l’intervention des armées occidentales.
Ce qui se passe au Sahel, n’est pas vraiment une guerre asymétrique, ni même une guerre d’insurrection. C’est l’affrontement de deux faiblesses. Une victoire ne peut survenir, dans ce cas, que si une des faiblesses devenait, pour ainsi dire, moins faible que les autres.
Les Français l’ont bien compris, eux dont l’objectif était rapidement devenu de « mettre les terroristes à la portée des armées du Sahel », à travers deux types d’action : la décapitation systématique (aussi systématique que possible en tout cas) des groupes armés djihadistes ; et le renforcement des capacités des armées locales. La première partie du plan devait être exécutée par Barkhane, et la seconde par Takouba.
Si ce plan n’a pas marché, c’est à cause de certaines fissures des États sahéliens. Bien sûr, il est rejeté aussi par les opinions publiques sahéliennes, en particulier au Mali et au Burkina Faso, mais ce rejet est, en réalité, la conséquence, non la cause de son échec. La cause, ce sont les États du Sahel.
Les gouvernements civils dans ces pays sont en situation chronique de déficit de légitimité, parce qu’ils ne se rendent pas compte que la légitimité n’est pas quelque chose qui s’acquiert (par exemple dans les urnes) mais qui se construit et se maintient constamment, notamment à travers la respectabilité (extrêmement importante en climat démocratique, car elle vous rend « audible »), le leadership (y compris symbolique, le fait d’apparaître comme « le président de tout le monde », et non d’une faction ou d’un parti), et des résultats par rapport au bien public ou à l’intérêt général constatables par tous (comme disait Bob Marley, « on ne peut tromper tout le peuple tout le temps »).
Ce déficit de légitimité n’est pas extraordinaire. Tous les gouvernements du monde y sont confrontés. Les gouvernements démocratiques essaient de le combler par la persuasion, les gouvernements autoritaires par la contrainte. Les gouvernements entre deux eaux, comme ceux du Sahel, usent tour à tour de l’une et de l’autre méthode.
Mais le déficit de légitimité crée des dangers : par exemple, en Europe ou en Amérique, le danger « populiste » ; en Chine, celui de la « démocratie ». Au Sahel, c’est le danger du coup d’État. Un gouvernement sahélien qui aurait acquis un degré appréciable de respectabilité sous un leadership compétent, et ayant réalisé des améliorations notables dans les innombrables secteurs du bien public qui sont en état de décomposition avancée dans ces pays serait bien plus à l’abri d’un coup d’État que celui qui aurait échoué dans tous ou parties de ces impératifs de légitimité. Mais les obstacles à une telle réussite sont légion dans les systèmes politiques sahéliens et il paraît souvent plus simple de s’en accommoder que de les combattre. Par suite les relations entre gouvernement civil et armée seront basées sur une méfiance mutuelle, laquelle empêchera le premier d’investir dans la professionnalisation de la seconde, tâche d’intérêt général qui, pourtant, le protégerait mieux que toutes les purges du monde (dans cette relation délétère, la purge est l’arme du gouvernement civil, le putsch, celle de l’armée).
Pour que les djihadistes puissent être mis à portée des armées du Sahel, encore eût-il fallu avoir de ce côté des armées prêtes à remplir un tel rôle. Cela était fort improbable pour toutes sortes de raisons. D’abord, bien sûr, comme les populations civiles du Sahel, les armées locales ne se sentaient pas à l’aise (litote) dans une coopération avec une armée française dont la réputation a été façonnée par ses nombreuses interventions de style « françafricain » depuis les indépendances. Mais cet obstacle « psychologique » aurait pu être renversé à la longue si les gouvernements et les armées du Sahel s’étaient effectivement entendus sur une doctrine unifiée et qui serait ajustée à ce plan. C’est certainement ce que le Niger a voulu faire – mais de façon désordonnée et inefficiente, et sans que le gouvernement civil y ait jamais réussi à se débarrasser des causes réelles ou imaginaires de sa paranoïa à l’endroit des militaires (d’autant plus qu’il ne s’est pas montré très respectable – litote – dans sa manière de traiter des problèmes de défense).
Mais bien entendu, le cas le plus intéressant ici est celui du Mali. L’armée malienne avait sa propre doctrine sur comment s’occuper des djihadistes, et elle était différente de celle du gouvernement civil. Cette doctrine était quelque peu génocidaire.
Le mot est-il excessif ? Je n’ai pas dit « génocide », mais « génocidaire », et cela n’est pas indifférent : je parle ici de l’action par des massacres ciblant un groupe ethnique sans toutefois avoir l’intention de le détruire entièrement.
Dès 2013, des témoignages des militaires français (témoignages internes, non publics) ont souligné ce caractère de la doctrine militaire malienne, qui s’était traduite, dans le sillage de Serval, par des massacres de Peuls par les FAMa. J’ai fini par comprendre que l’une des raisons non dites du fait que les Français n’ont pas voulu travailler avec les FAMa au Nord Mali était la crainte qu’ils ne se livrent à des massacres cette fois de Touaregs dans la région. J’étais au courant de l’existence de ces raisons, mais ne les avaient pas prises au sérieux avant les exploits récents des FAMa, coachés par leurs amis russes (et comme beaucoup d’Africains francophones, je reste hanté par les méfaits passés des Français, par exemple le fait d’avoir porté secours aux sécessionnistes du Biafra en 1968 en essayant de propager par voie de presse l’idée que le gouvernement fédéral du Nigeria avait l’intention de commettre un génocide). Pourtant j’aurais dû, pour des raisons analytiques, et pas simplement empiriques. Mea culpa.
Dans un combat entre deux faiblesses, les civils sont la ligne de front.
Les djihadistes sont trop faibles pour arriver à leurs fins en s’en prenant uniquement aux militaires ; et les armées sont trop faibles pour détruire les structures d’emprise des djihadistes, d’autant que ces structures, du fait de la faiblesse des djihadistes, sont clandestines, ce qui les rend, paradoxalement, plus résistantes.
Si les djihadistes avaient été suffisamment forts pour contrôler des villes et des territoires de façon régalienne, comme l’a fait Daesh, il aurait été possible de les vaincre « à la loyale », comme ce que Serval a accompli en 2013. Mais leur emprise est de style mafieux : racket, assassinats ciblés, vols, imposition de règles de justice sommaire ou visant à garantir leur sûreté – tout cela, sans la visibilité qui les aurait exposés à l’attaque. Pratiquement, à ce niveau, un travail de police plutôt que d’armée aurait été indiqué, n’était le fait que les djihadistes se livrent aussi au massacre de civils – dans l’optique de faire main basse sur des terres occupées par ce qu’ils considèrent comme la mauvaise communauté. En retour, non seulement certaines communautés entendent s’armer pour résister aux assauts des djihadistes, mais d’autres deviennent, à leur tour, la cible des armées.
Il faut voir à cet égard que cette dernière faute n’est pas le propre de l’armée malienne. La tentation, parfois suivie de faits, existe aussi dans les autres armées, non seulement celles du Niger et du Burkina Faso, mais aussi au Nigeria et au Cameroun. Mais aucune n’en a fait sa doctrine, autant que je sache. Seule l’armée malienne a franchi ce pas.
C’est ainsi qu’il faut comprendre notamment l’éviction des Français.
L’attitude française au Mali était impériale, certainement : mais d’un empire qui se sent tenu de maintenir sa respectabilité internationale, liée aux notions de droits humains et de démocratie. Cela ne veut pas dire que l’armée française réussissait à mener une « guerre propre » (catégorie oxymoronique s’il en est), mais elle tenait à réduire au maximum les dérapages. Une telle attitude cadrait mal avec la doctrine de l’armée malienne, mais tant que Ibrahim Boubacar Keïta, allié de la France, était au pouvoir, les vues françaises, dans ce domaine comme dans d’autres, l’emportaient sur celles des militaires maliens. La chute de IBK a libéré les militaires maliens de ce corset, et l’appel aux Russes, et à Wagner, dont la vision de la guerre est qu’elle est par définition sale, et que plus elle est sale, plus elle est efficace, leur a permis de trouver un partenaire qui convient parfaitement à leur doctrine.
Le massacre de Moura n’est pas un dérapage, comme celui de Bounty (commis par des frappes françaises), mais une opération inscrite dans la doctrine de l’armée malienne. Il est – aussi affreux cela puisse-t-il être de le dire – « normal » de ce point de vue. On peut juste espérer à ce sujet que le ramdam déclenché autour de cette horreur va tempérer les ardeurs génocidaires des FAMa/Wagner.
Il faut dire qu’à ce stade, les populations mêmes sont tellement exaspérées qu’une telle doctrine peut leur paraître justifiée. À l’endroit des Peuls notamment, une ambiance de Saint-Barthélémy s’installe : on sait bien qu’ils ne sont pas tous coupables, mais comme il est impossible de dire qui, parmi eux, l’est et qui ne l’est pas, on tombe dans la terrible formule du « massacrez les tous, Dieu reconnaîtra les siens ».
Les cinq jours de Moura furent cinq jours en enfer, mais c’est parce que le djihadisme est, pour le Sahel, ce que l’anglais appelle « a problem from hell », un problème infernal.
Également, connaissez-vous le concept de "Hegemony on a shoestring" ("hégémonie via des bouts de ficelle" ?) développé par Yvan Guichaoua ?
Je trouve très pertinente son analyse du fait que les États africains nés de la colonisation n'ont le plus souvent pas cherché à contrôler le territoire ni la population, mais seulement à empêcher l'émergence de forces capables de s'opposer à eux plutôt que de chercher la cooptation.
Cela me paraît un facteur explicatif important de l'impasse dans laquelle ils se trouvent lorsqu'émerge une force qui ne montre aucun intérêt à être cooptée dans les instances de pouvoir existantes...
Très très intéressant texte...
Je regrette seulement que vous négligiez l'histoire et la fonction particulière des armées africaines, qui ont toujours eu comme vocation, en tant qu'héritières des armées coloniales, de combattre leur propre peuple plutôt qu'un agresseur extérieur¹.
Il y a bien sûr eu des évolutions depuis, et il existe des soldats et des officiers patriotes (plus ou moins éclairés théoriquement, développant un patriotisme plus ou moins cohérent ou autoritaire) mais je n'ai pas connaissance de travaux sérieux sur la question, malheureusement.
Par ailleurs vous êtes très optimiste sur les limites que "la respectabilité" impose à l'armée française - il serait intéressant d'avoir une analyse moins dogmatique et plus concrète de cet aspect, qui n'est pas inexistant, vous avez raison sur ce point, mais n'est pas univoque contrairement à ce que vous semblez indiquer.
Enfin vous minimisez (c'est une constante de vos écrits) les erreurs absolument fondamentales de l'armée française engoncée dans son approche coloniale (lire Rémi Carayol sur le sujet, qui reste d'ailleurs très gentil), qui ont impactées le résultat final probablement au moins autant que les limites des états sahéliens.
Vous négligez également que "si les gouvernements et les armées du Sahel s’étaient effectivement entendus sur une doctrine unifiée et qui serait ajustée à ce plan", il est probable que cette doctrine aurait amenée à mettre en avant des objectifs d'autonomie politique du Sahel et que cela aurait été intolérable aux impérialistes.
Vous soulignez souvent les énormes faiblesses internes des peuples et organisations sahéliennes, et vous avez raison de le faire, suivant ainsi le mantra de Cabral "la force de l'ennemi, ce sont nos faiblesses" (et surtout quand quasiment plus personne ne cherche à justement à faire sérieusement le travail de renforcement des capacités internes), mais cela ne devrait pas vous amener à négliger la contrainte extérieure dans laquelle ces faiblesses se produisent.
¹ exception bien sûr faite des armées révolutionnaires comme en Guinée-Bissau, en Ouganda, en Érythrée ou au Rwanda, même si malheureusement le résultat n'a pas été idéal non plus