L'impasse moderne ou l'histoire des nations, I
Enquête à partir du cas de l'Afrique: Première Partie
Étant donné la longueur de cet essai, où le souci de la concision ne suffit pas à raccourcir la matière (si du moins tout ce qui doit nécessairement être dit est dit), je le publie en deux ou peut-être trois parties.
Le nationalisme est l’idée moderne de l’organisation politique par excellence. Dans l’histoire établie, reflet du grand récit de la modernité, il apparaît comme une conséquence du moment fondateur de la modernité politique, la Révolution française. Celle-ci n’est pas la première révolution nationale de l’ère moderne : l’ont précédées, dans cet ordre de choses, les révolutions hollandaise (1581), anglaise (1688) et américaine (1776), qui ont toutes trois, comme la Révolution française, substitué la souveraineté nationale à la souveraineté monarchique. Mais contrairement à elle, elles n’ont pas franchi les frontières des nations qu’elles ont fondées ou refondées, elles n’ont pas eu ce volcanique impact international de la Révolution française dont parle Eric Hobsbawm, lorsqu’il la décrit comme le volet politique de la « double révolution » (le volet économique étant la Révolution industrielle centrée sur l’Angleterre) dont est issue ce que Immanuel Wallerstein appelle « la géoculture de la modernité » (par « géoculture », Wallerstein entend la configuration générale des affaires du monde en tant qu’elle est productrice de normes actives sur une période de longue durée).
Cet impact peut se résumer par la propagation de l’idée nationale qui a régi de multiple façon l’histoire des XIXème et XXème siècle. Les grandes guerres qui, jusque-là, avaient été menées au nom de l’ambition dynastique et de la défense ou de l’expansion des monothéismes militants (christianisme et islam) furent dorénavant exclusivement conduites au nom des nations, c’est-à-dire au nom de leur grandeur, ou de leur survie, ou de leur libération ; les conflits les plus déterminants allaient avant tout servir à définir l’identité et l’unité des nations ; les nations les plus avantagées se munirent d’empires coloniaux, qui, à la fin du XIXème siècle et au début du XXème, apparurent comme les signes extérieurs obligés du statut de « puissance » d’une nation moderne ; mais ces empires devinrent ensuite eux-mêmes des pépinières de nations et des terreaux de lutte de libération nationale.
Le résultat est éloquent. Depuis les origines de l’humanité jusqu’à 1789, l’histoire politique du monde avait été celle d’une extrême diversité de formes et régimes politiques cohabitant fréquemment dans les mêmes compartiments géographiques, depuis les gigantesques empires territoriaux ou tributaires jusqu’aux minuscules entités « acéphales » en passant par une variété et bigarrure de seigneuries et royaumes de toute taille, de cités-États, de confédérations nomades ou civiques ; mais à partir de cette date fatidique, une évolution apparemment inexorable a couvert la planète de la même et unique forme politique, l’État national, dont la taille et la consistance peuvent certes varier de façon extrême – Russie/Singapour, Suède/Somalie – mais dont le concept est rigoureusement le même partout.
Cette histoire n’est pas terminée. Il y a eu des révolutions nationales, il ne semble pas devoir y avoir des révolutions antinationales. Les mouvements messianiques qui prétendaient transcender les nations et prendre leur signification au plan de l’humanité, comme le marxisme-léninisme, se sont, au contraires, incarnés dans des États nationaux aussi obtus (voire plus obtus, dans la mesure où ils ne le reconnaissaient pas) que ceux qu’ils fouettèrent de leur vertueuse critique ; les quelques dynasties qui ont survécu à l’impact souvent régicide ou en tout cas « régifuge » (expulseur de rois) du nationalisme se sont insérées tant bien que mal dans le moule, soit sous la forme de monarchies constitutionnelles, i.e., d’affiquets quelque peu saugrenus de la souveraineté nationale, soit sous celle de dictatures couronnées, remuant le couteau de la mystification monarchique dans la plaie du despotisme ; les mouvements djihadistes, qui semblent tout droit sortis de l’ère pré-nationale, ne cherchent en fin de compte à instaurer, sous le titre de « califat » (mais il est souvent question de « république islamique » ou d’« État islamique ») que des États nationaux contrôlés par des prêtres. Un Jordanien avec qui j’ai eu quelques échanges de vue le mois dernier m’a assuré que l’Arabie saoudite ne tarderait pas à changer son drapeau pour le rendre moins sacerdotal et plus national, prédisant même qu’elle se servirait sans doute des mêmes couleurs – vert, rouge, noir et blanc – qui semblent avoir les faveurs des États nationaux sunnites du Moyen-Orient : son idée est que l’actuel dirigeant du pays, le glaçant Mohammed Ben Salman, est en train de le « nationaliser » davantage, reprenant en somme l’entreprise laissée en suspens depuis l’assassinat du bien plus recommandable roi Fayçal, en mars 1975.
Mais si l’histoire des nations et du nationalisme n’est pas finie, elle paraît épuisée, au bout du rouleau, incapable de produire du « neuf », notamment face aux défis et transformations du monde, comme par exemple les conflits nihilistes qui semblent répéter dans le vide les cataclysmes des guerres nationales et national-impériales du passé proche, ou la dégradation de notre bien immobilier commun, la planète Terre. Elle est certainement dépourvue de l’élan qu’elle avait à ses commencements, au jour où – le 17 juin 1789 – les constituants français rédigèrent l’article 3 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen – « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation » ; moment où le progrès humain semblait inscrit dans l’épopée à venir des nations, comme le montra, une quinzaine d’années plus tard, la révolte et la révolution d’un peuple né dans l’esclavage le plus déshumanisant, et dont la lutte nationale mit fin à un crime contre l’humanité, au moins dans le cercle étroit de son île. Thomas Madiou, le premier historien haïtien d’Haïti, le dit bien lorsqu’il déclare, en prologue à son livre vouloir faire « comprendre l’ardeur avec laquelle [des] hommes victimes de toutes sortes d’atrocités embrassèrent la cause de la sainte révolution de 1789, dont les principes furent proclamés par l'Assemblée Nationale de France pour la régénération de l’humanité », ajoutant, « les luttes de ces hommes héroïques contre leurs oppresseurs annoncèrent, dès les premières tourmentes de notre révolution, l’indépendance de notre race ; et les esprits clairvoyants découvrirent même dès lors notre glorieuse nationalité au milieu des ruines de l’aristocratie coloniale »[1]. (C’est moi qui souligne).
Plutôt que d’épiloguer de façon théorique sur les implications de ce constat général, je me propose d’offrir une enquête – au sens où l’on a usé du terme inquiry en anglais, au XVIIIème siècle : en même temps « examen » et « recherche »[2]. Cette enquête ou inquiry porte sur la carrière du nationalisme en Afrique noire, sujet possible d’un livre d’histoire, et que je traite, pour ce qui est de la partie « recherche », de façon historique, sans que, toutefois, ce court billet puisse prétendre avoir une quelconque valeur scientifique en la matière. L’objectif étant de se servir de cette base empirique pour aboutir à des conclusions théoriques convaincantes sur l’état politique du monde en 2023, dans le contexte vivant et harassant de cette phase de l’histoire – histoires des nations et du nationalisme – dans quoi nous sommes pris depuis 1789, et qui ne semble culminer nulle part.
Avant de commencer, un mot d’explication ou de justification sur le fait que j’utilise le cas de l’Afrique, qui ne paraît pas le plus évident en l’occurrence.
On ne prend pas d’habitude les affaires africaines assez au sérieux pour y prendre le pouls de l’évolution du monde. Ce qui est africain reste hermétiquement africain, ne se lit et ne s’analyse que dans son propre jus, dans son propre contexte et ne peut ni expliquer le monde, ni même s’expliquer par le monde. L’Afrique est, à cet égard, presque située sur une autre planète, et en tout cas c’est un ghetto, qui attire la compassion des caritatifs, la sympathie des gauchistes, et dont la connaissance est réservée au petit club des experts africanistes. Pourtant, ce qui arrive en Afrique est souvent le précurseur de ce qui attend le monde, surtout de ce qui attend le monde de terrible. Étant le « maillon faible » de l’économie politique internationale, et la terre par excellence des vies qui ne comptent pas (expendables, dit l’anglais), c’est un sismographe extrêmement sensible des désastres présents et à venir, y compris dans l’ordre géoculturel. Dans un bel et triste essai sur la « tragédie africaine » des années 1990, Colin Leys le vit très bien, lui qui conclut sa réflexion : « Cette tragédie n’est pas, après tout, sui generis, elle est l’effet d’une logique planétaire à laquelle aucune région du monde ne peut échapper et contre laquelle la protection étatique est à présent complètement abolie (…) En fait, l’avertissement de Marx à ses lecteurs allemands dans la première édition du Capital s’applique très bien à ceux d’entre nous qui vivons aujourd’hui dans les pays capitalistes « avancés » : « Si… le lecteur [britannique ou américain] hausse les épaules de manière pharisienne devant la condition des [populations africains] ou se réconforte de façon optimiste à l’idée que les choses, après tout, ne vont pas si mal [en Grande-Bretagne ou aux États-Unis], je me dois de lui dire tout uniment : De te fabula narratur ![3] ».
Leys parlait de conditions sociopolitiques, mais cette vérité s’applique plus généralement à notre humaine condition dans la géoculture de la modernité. D’une manière générale, la situation même de l’Afrique, dans une sorte de marginalité internationale du point de vue des autres – des non-Africains (et pas seulement des Occidentaux) – permet une compréhension radicale des affaires du monde que l’on ne peut obtenir lorsqu’on les examine depuis le centre. La marge est l’endroit où une force donnée atteint ses limites, et où il est donc plus facile d’évaluer sa vigueur comme sa fragilité, de mieux contempler sa gloire comme de mieux pressentir son déclin.
Au surplus, comme il ne s’agit pas d’histoire, je n’entrerai pas dans les détails et les personnalités et, tout en fournissant quelques indispensables éléments de contexte, je me contenterai de dégager les grandes lignes qui seront plus tard utiles à l’examen final.
Réforme africaine: le XIXème siècle
L’évolution « nationalitaire » de l’Afrique a connu trois grands moments auxquels je donne des noms maladroits et provisoires (et un peu jargonneux) – pour les besoins de la démonstration : le paléo-nationalisme du XIXème siècle ; le nationalisme libérationniste de la mi-XXème siècle (avec un point culminant en 1960, « l’année de l’Afrique ») ; et le néonationalisme, phénomène récent, vieux de tout au plus une quinzaine d’années.
Les deux premiers moments nationalitaires furent identiques dans la forme et similaires dans l’orientation. Ils possédaient chacun une vision doctrinale et un programme de réforme. Ce dernier mot, réforme, est clef. En matière de nationalisme, les termes importants, ceux qui font gonfler la poitrine et rêver les foules, sont « révolution » et « renaissance », pas « réforme ». La réforme évoque le changement lent et procédurier qui avance par degrés et incréments. On a oublié qu’il désigne tout aussi bien le changement en profondeur, à la racine, se produisant certes non pas à travers un renversement (comme la révolution), mais un labeur, et qui, sans être nécessairement rapide, n’est pas forcément lent. C’est la réforme protestante, par exemple ; c’est la réforme philosophique de l’Europe du XVIIème siècle, celle de l’emendatione mentis (« réforme de l’entendement ») – sans laquelle il n’y aurait pas eu de révolution scientifique.
Dans l’ordre politique, le but, dans les trois cas, est de changer l’homme et la société, de créer un nouvel homme et une nouvelle société. Mais étant donné le fait que l’homme est un être naturel, non une créature de Frankenstein, il ne peut être changé radicalement du jour au lendemain comme le supposent révolution et renaissance – pas plus qu’on ne fait passer l’arbrisseau du manguier en un arbre mature et chargé de fruits en vingt-quatre-heures. Il faut un long et patient travail de culture et de réforme, qui peut paraître morne et peu exaltant aux esprits pressés, ou à ceux qui ne se voient pas en Moïses apercevant au loin la terre promise et acceptant de n’y jamais entrer. Il est de fait, dans tous les cas, que la révolution s’achève sans suites durables si elle n’a pas été précédée par un travail de réforme, ou si elle n’aboutit pas audit travail de réforme ; et la renaissance est un résultat, elle n’est pas un processus. En somme, sans la réforme, la révolution n’est qu’un spasme, la renaissance qu’un slogan. Ces faits étaient bien compris des premiers nationalistes africains, et s’il y a eu une vogue lourde de conséquences du concept de « révolution africaine » au cours des années 1960, ce fut là un événement contingent (non logique) qui s’explique par le contexte particulier du temps, comme je l’explique plus bas.
Le paléo-nationalisme fut l’œuvre d’afro-descendants originaires des Caraïbes, du Brésil et des États-Unis qui s’étaient établis dans les régions du Golfe de Guinée, principalement au sud de ce qui est aujourd’hui le Nigeria, le Libéria et la Sierra Léone. Esclaves émancipés ou noirs libres descendants d’esclaves, ces personnages étaient nés au cœur de la modernité occidentale, ou bien plutôt, dans ses boyaux ténébreux, d’où il sentait mieux tout le mouvement de ses organes. Ils ont vécu leur installation en Afrique comme un retour à la mère patrie, au sens, par exemple, où les sionistes européens qui, à peu près à la même époque, allaient s’établir en Palestine ottomane pensaient de même revenir dans leur antique foyer. Étant donné leur expérience et leur vécu, ces personnes avaient diagnostiqué les maux de l’Afrique dans des termes propres liés à leur formation culturelle occidentale. Le continent, pensaient-ils, était la proie de la « sauvagerie », du « paganisme », de la « barbarie », l’inverse, en somme, de ce qu’était, au XIXème, l’Occident, terre de civilisation, de christianisme et de progrès. Mais ils ne voulaient pas laisser ce qu’ils considéraient leur mère patrie dans cet état déplorable ; ils voulaient, armés et équipés de leur culture moderne, étudier ses vices et arriérations et les éradiquer un à un à travers un méthodique programme de réforme à mettre en œuvre grâce à l’éducation et à l’instruction. Ils voulaient produire de nouveaux africains, des individus instruits et modernes, fiers d’eux-mêmes et productifs au plan économique. Certains aspects de cette vision rappellent quelque peu la mission civilisatrice qui sera plus tard invoquée par les colonisateurs européens, et si la colonisation est la transformation d’autrui à son image, on peut dire que les paléo-nationalistes envisageaient de s’auto-coloniser, de se transformer, ou de se réformer à l’image de l’Europe (la forme pronominale réflexive s’applique dans la mesure où ils s’identifiaient à l’Afrique et se voyaient comme l’élite moderniste africaine). L’objectif était que les Africains ainsi réformés deviennent la base sociale d’un État national africain moderne capable d’inspirer le respect et l’admiration des pays les plus avancés, et l’émulation de ceux qui se seraient engagés dans la même voie.
Il faut voir que ces hommes étaient des intellectuels du XIXème siècle. La tâche générale à l’époque, pour cette catégorie d’individus, était la construction de nations modernes et fortes, sur le modèle européen occidental. Sous l’impulsion de tels intellectuels, des pays asiatiques s’étaient par exemple lancés dans cette sorte d’auto-colonisation : le Siam, qui a pris, à cette occasion, le nom de Thaïlande ; le Japon, qui s’est transformé en copiant et adaptant la marine anglaise, l’armée allemande, l’administration française, les codes suisses, l’économie américaine ; la Corée qui, en 1897, s’est engagée dans le même mouvement en substituant à sa vieille monarchie traditionnelle un « empire » à la japonaise – c’est-à-dire modernisateur et occidentalisateur – précisément pour avoir vu le Japon réformé et modernisé écraser la Chine avec une efficacité stupéfiante au cours de la première guerre sino-japonaise (1894-1895) (La Corée n’évita d’ailleurs pas le sort qu’elle craignait et ne put se moderniser à temps pour échapper au colonialisme japonais, qui s’empara brutalement d’elle en août 1910). Dans le monde arabe, cet effort portait le nom de Nahda (« éveil », « essor », « renaissance ») et son centre névralgique était l’Égypte. En 1869, lors de l’inauguration du canal de Suez, le Khédive d’Égypte Ismaël Pacha tint ce discours caractéristique du temps : « Mon pays n’est plus en Afrique, nous faisons à présent partie de l’Europe. Et il est donc naturel que nous abandonnions nos anciennes manières afin d’adopter un système nouveau adapté à nos conditions sociales. » Afin de démontrer ses capacités de chef d’une puissante nation moderne à l’européenne, Ismaël entreprit, comme le Japon le faisait dans son secteur, d’acquérir des colonies. Il organisa l’occupation des régions nilotiques au sud de son pays, depuis le Soudan jusqu’à l’Ouganda, avec pour but de les transformer en vastes zones de production de coton. Même à l’intérieur du corps américain, W. E. B. Du Bois s’éveillait à la conscience nationale en rêvant d’une Amérique noire solide et prospère, à même de relever les défis de l’histoire sur la base d’une organisation nationale. En 1888, il écrivit son mémoire de licence à l’université Fisk sur le chancelier allemand Otto von Bismarck, et s’en expliqua ainsi dans son autobiographie Dusk of Dawn : « Bismarck était mon héros. Il avait créé une nation à partir d’une masse de gens querelleurs. Il avait dominé tout le processus de sa force personnelle, jusqu’à arriver à couronner l’empereur à Versailles. Ceci, dans mon esprit, était un exemple de ce que les Noirs d’Amérique devaient faire, aller de l’avant avec force et détermination, sous la conduite d’un leadership chevronné », ajoutant plus loin, « mes vues sur le monde étaient allègrement européennes et impérialistes ».
Et bien sûr, il y eut le cas, auquel les paléo-nationalistes africains s’identifiaient le plus, des sionistes qui partaient en Palestine pour y créer une nation juive libre, puissante et moderne en quittant les pays d’exil et d’oppression où ils avaient été dispersés par les vents de l’histoire.
C’est dans ce contexte de compétition, d’émulation et de crainte de la domination par des États nationaux plus forts et mieux organisés qu’il convient de comprendre la vision et le programme de réforme des paléo-nationalistes.
Comme l’objectif de ce programme était de créer un homme nouveau, l’Africain moderne et civilisé, l’instrument central, à leurs yeux, était l’école et tout autre outil de propagation de l’éducation moderne, par exemple la presse ou les structures éducatives liées à l’église. Il fallait, dans tous les cas, arriver à organiser une instruction de masse et à répandre une éducation générale aux réalités de la vie moderne et à la technique. C’était la seule manière de rédimer la défaite historique de l’Afrique face à l’Europe, dans une compréhension des choses que l’on retrouvera exprimée un siècle plus tard de façon plus lapidaire dans le roman L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane (« apprendre à vaincre sans avoir raison » : formule liée, cependant, au contexte de « révolution africaine » dont je parlerai dans la deuxième partie de ce billet). Cela n’était en somme pas différent de l’attitude adoptée par la France à la suite de la défaite de 1870, infligée par cette Allemagne de Bismarck dont parle Du Bois : les Français se persuadèrent que plus que par le soldat allemand, ils avaient été vaincus par l’instituteur allemand, et s’engagèrent sur la route qui mena à l’adoption de la scolarisation de masse, « l’école laïque, gratuite et obligatoire ». Et l’un des textes qui présidèrent à cette sorte de rebond national s’intitule de manière caractéristique, La Réforme intellectuelle et morale de la France (Ernest Renan, 1871). Les paléo-nationalistes voulaient faire une « réforme intellectuelle et morale » de l’Afrique.
Mais contrairement à la France, il y avait, en Afrique, une inadéquation ou disproportion pour le moins radicale entre l’immensité de la tâche envisagée et la modicité des ressources matérielles disponibles. La trajectoire du plus actif et entreprenant des intellectuels paléo-nationalistes, Edward Wilmot Blyden, est symptomatique du dilemme qui se posait ainsi à eux.
Dans les années 1850, Blyden chercha à mobiliser des ressources au sein des ménages noirs des Caraïbes en vue de l’éducation de la mère patrie, avec des résultats très insuffisants, puisqu’il s’agissait de familles généralement modestes, à peine sorties de l’esclavage. Au cours des années 1860 et 1870, il eut l’idée de chercher à convaincre les gouvernements anglais et américains de coloniser l’Afrique de l’Ouest sur la base d’une entente tacite : les puissances colonisatrices encourageraient l’éducation des populations africaines, laquelle serait effectuée par des instructeurs noirs des Amériques, et en paiement, elles exploiteraient les richesses de la région jusqu’à ce que l’œuvre éducative ait jeté les bases d’un État national ouest africain capable de se tenir debout dans le monde moderne. Mais les Anglo-américains, à l’époque, n’avaient cure de colonies en Afrique noire, et seule la France s’activait dans son Sénégal, son Soudan et sa Guinée. Holly R. Lynch, la biographe de Blyden, note que face à ce spectacle, il eut le sentiment que « dans ce vaste territoire contrôlé en continu par les Français (…) se trouvaient les semences d’un État ouest-africain ». Et il se montra en particulier « très impressionné par le plan systématique et intégré de développement économique de l’Afrique occidentale française, fondé sur l’encouragement de l’agriculture et la construction de routes, voies ferrées, docks et wharfs ».
Tout ceci était pour le moins problématique, et souligne la mesure de l’impuissance de ces paléo-nationalistes ouest-africains. Ils seront tous mis au pas par la Grande-Bretagne à la fin du XIXème siècle[4].
[1]T. Madiou, Histoire d’Haïti, tome 1, introduction, p. i (Port-au-Prince : Imp. J. Courtois, 1847).
[2]Voir le Dictionary of the English Language (1755) de Samuel Johnson, qui mentionne deux sens, celui d’enquête formelle ou procédurale, qui a subsisté ; et celui d’enquête sous forme d’examen et de recherches qui a disparu en se fondant dans le premier sens, duquel il était trop proche tout en offrant une nuance qui a été reprise par d’autres mots.
[3]La formule latine veut dire : « c’est ton histoire que je raconte ». C. Leys, « Confronting the African Tragedy », New Left Review, 204, 1er avril 1994, p. 47.
[4]L’histoire des paléo-nationalistes africains reste à écrire, mais J. F. Ade Ajayi en a donné un aperçu assez complet dans le cadre d’une étude de cas du Nigeria, « Nineteenth Century Origins of Nigerian Nationalism » paru dans le Journal of the Historical Society of Nigeria. (Dec. 1961, vol. 2, n° 2, pp. 196-210).
Bonjour Madame, c'est une réflexion intéressante de votre part. Le successeur le plus direct de l'AOF est bien sûr l'UMOA puis l'UEMOA, mais la CEDEAO correspond effectivement au rêve de Blyden (plutôt qu'au projet colonial français), si du moins elle évoluait vers une forme d'intégration réellement supranationale. Un point d'histoire: la France n'a nullement cherché à mobiliser les autres puissance colonisatrices, je parlais d'Edward Blyden, qui n'était pas Français mais plutôt un Afro-caribéen installé en Sierra Léone et au Libéria et qui cherchait les voies et moyens de fonder un État national ouest-africain. Il était même prêt à envisager que cela se fasse à travers la colonisation occidentale de la région, qui n'avait alors pas débuté, en dehors, comme je le mentionne, de quelques avancées de la France (avancées très timides encore en 1860 ou 1870, et le spectacle des entreprises françaises auquel il est fait référence a frappé Blyden plutôt dans les années 1890). Merci de votre commentaire.
Merci RAHMANE IDRISSA pour cette fertilité épistémologique d'analyse des événements passés et présents sur l'histoire des nations qui illustre à dessein la dynamique actuel du Monde et de l'Afrique.
Je m'aligne à ton développement sur les années 1860 et 1870, période durant laquelle la France cherchait à mobiliser les autres puissances colonisatrices autour de la convergence vers un modèle de domination sur des vastes territoires pouvant aboutir à un "État ouest-africain" , réplicable ailleurs. Malgré le scepticisme des autres, la France s'est avancée seule sur ce sentier. Bien entendu les effets ne se sont faits constatés que deux siècles plus tard. C'est justement ce qui a favorisé l'intégration économique avancée de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) d'aujourd'hui, par rapport aux autres contrées africaines.