Dernier item repêché de mes vieux papiers pour aujourd’hui, il s’agit d’une note griffonnée à l’été 2005, lorsque j’étais venu au Niger pour mener une enquête sur la question du “serment confessionnel” des magistrats (une histoire pour un autre jour peut-être). Ces notes sont les premiers éléments d’une réflexion que je mène depuis quelque temps sur un problème qui obsède les gens de bonne volonté en Afrique, et que j’appelle “la question de la pénurie de gouvernement”.
Il n’y a pas de gouvernement ici.
Il y en a un, nominalement, et si l’on veut, il y a une action gouvernementale assez visible. Peut-être même assez efficace dans certains domaines. Il n’y a guère d’insécurité [vérité de 2005], et il faut admettre que la police n’est pas si mal. Il y a tous ces services d’adduction de commodités urbaines, eau courante, électricité, télévision. On montre une certaine déférence extérieure aux personnes publiques. S’il y a un problème politique, on s’en prend ou on se tourne d’abord vers la Place de la Concertation, vers l’Avenue de la République (est-ce ainsi que cela s’appelle, cette voie où se trouvent présidence et primature ?) Bon, il n’y a pas vraiment d’anarchie.
Mais c’est ça qui est curieux : l’absence d’anarchie ne veut pas dire la présence de l’ordre. Et l’action visible du gouvernement ne veut pas dire sa régularité. Substantiellement, il n’y a pas de gouvernement réglé, régulier, au Niger (et probablement dans les autres pays environnants, avec plus ou moins de variation).
Par régulier, je ne pense à rien d’éthique. Il peut y avoir, il me semble, des malversations, des concussions, mais tout de même, un gouvernement régulier.
Le gouvernement régulier est celui où le ministre ne travaille pas : voilà ma définition.
C’est celui où les services techniques sont si ordonnés et coordonnés, que la seule tâche du ministre, c’est de superviser, d’encourager et de défendre.
Les ministères ici sont des drôles d’endroit. Je crois qu’on y a été ordonné et coordonné un jour, peut-être vers 1965. Je m’assois dans un bureau, j’écoute, je regarde. Les gens ont un sens aigu de la hiérarchie. Ils n’entrent pas sans frapper, et ressortent vite après une rapide mise au point. Je ne peux pas nier qu’ils travaillent – ce dont je doutais. Une secrétaire compose une page de garde, s’inquiète de savoir si tout est clair et lisible, me demande de lui servir de test. Il y a des perfectionnistes.
Mais tout est de surface. Est-ce qu’il y a un savoir technique qui est produit sur la population (qui est l’objet du gouvernement, comme on peut dire que le corps des citoyens est celui de la gouvernance, cet autre concept si à la mode, et si creux) ? Très peu – et ce qui est pis, il est mal réalisé (il est de caractère purement computatif) et il n’est pas lié aux autres productions de même type, pour créer les séries statistiques qui créent l’image abstraite de la population, celle à partir de laquelle on peut imaginer une politique publique.
Au fait, ma définition du gouvernement régulier est un peu inadéquate : je ne vois guère le ministre travailler ici – mais ce n’est pas parce qu’il n’a pas à, c’est parce qu’il ne peut pas.
Que ferai-je ici, si j’en avais le pouvoir ?
Eh bien, la première chose serait de déloger tous les ministères des immeubles où ils se trouvent, et de mettre ces immeubles en location.
Je suis de l’avis selon quoi le milieu du travail conditionne le travail. Donc après ce coup, je ferais construire des bâtiments plus modestes, à deux étages au maximum, ouverts, aérés, faciles d’entretien. Il faut que ces endroits soient toujours propres et agréables à regarder. Deuxièmement, je mettrai au point un système d’honneur et de petites rétributions ponctuelles, dont certaines à base collective. Chaque ministère aura son écusson et son code de fonctionnement taillé sur une forme générale. Il faut constitutionnaliser les règles de création de ministères.
Extrême ? Non, c’est accordé à la situation : ici, on pêche par l’informel.
Tout ceci n’a rien à voir avec des compétences techniques, je l’avoue. Mais ces dernières sont en un sens les choses les plus simples à acquérir : il suffit de les étudier. Ce qui est moins simple, c’est l’esprit de règle, la religion du fonctionnement régulier.
On m’a dit à plusieurs reprises, usant de différentes phrases, mais avec toujours le même ton fatigué : « On n’est pas guidé. »
Il s’agit d’agents de l’État : ce qu’ils demandent, donc, n’est pas à proprement parler du simple leadership, mais une sorte de boussole. Quelque chose qui indique que ce qu’ils font (qui est si ennuyeux, si obscur, si inutile souvent) s’ajoute à quelque chose et mène quelque part.
Il est vrai que j’entends aussi de la part de vieux fonctionnaires, sur les jeunes recrues : « Ils ne savent rien faire. » Très souvent. Mais il est plus facile, peut-être, de fournir des séances de formation que de réformer des habitudes.
Le monde international n’aide pas : il est dominé par l’idée américaine, très naïve, de bonne gouvernance – c’est-à-dire un mélange de démocratie et d’intégrité publique. Cette idée ne tient nul compte du fait que la bonne gouvernance n’est pas une cause, mais un résultat, qui ne peut croître que sur l’existence moins spectaculaire mais vitale du Gouvernement. Après tout, il y a la démocratie au Niger, les Nigériens le reconnaissent, et cela suffit. Il n’y a pas une véritable intégrité publique, surtout au sommet, mais cela n’arrive que dans les utopies. L’important ici, c’est que toutes ces choses ne peuvent pas remplacer un gouvernement régulier, et que si l’atmosphère internationale avait été plutôt de mettre l’accent sur la solidité de l’État (forme du gouvernement régulier) au lieu de l’affaiblir, cela aurait aidé considérablement.
Toute observation ethnologique faite avec honnêteté est intéressante, mais dès que vous quittez le constat pour la recommandation, c'est assez léger tout de même.
Surtout dans un pays où le LASDEL a produit tant de travaux sur le sujet, certains d'excellente qualité...
Le fond du problème en Afrique subsaharienne en général (enfin je ne sais pas pour l'Ethiopie, la généralisation que je fais ne tenant que par le facteur commun à tous ces pays qu'a été la mise en place d'une administration coloniale conservée ensuite à l'indépendance) est que le gouvernement et l'administration fonctionnent selon une logique importée, qui est totalement différente de celle qui sous-tend la société.
Considérer que la solution est d'imposer plus fortement la logique importée par une approche autoritaire (formaliser, petites rétributions,...) est un réflexe colonial dont rien ne dit qu'il puisse être efficace.
Je serais intéressé d'ailleurs par avoir votre point de vue sur les thèses de Clair Michalon, qui a première vue m'ont parues lumineuses (je n'ai pas lu ses travaux scientifiques, juste vu ses conférences où il reconnaît lui-même qu'il simplifie beaucoup pour rester compréhensible par un public non-initié) mais qui à la réflexion sont suffisamment générales pour qu'il soit possible qu'elles soient juste fausses, comme beaucoup de "clés qui ouvrent toutes les portes".