Il y eut une période bien connue de la Révolution française que les historiens appellent le règne de la Terreur ; dans cette période que les idéologues panafricains veulent s’imaginer être une révolution sahélienne, nous sommes arrivés à l’époque du règne de l’Absurde.
Il n’y a pas de révolution sahélienne. Lorsque le Niger est tombé à son tour dans ce que des commentateurs nigérians ulcérés ont traité de « coupisme » (la mode des coups d’État), un journal anglophone ayant le sens de la formule a défini le Sahel comme le « coup belt », la ceinture du putsch, qui s’étirerait du Mali au Soudan en passant par le Burkina, le Niger et le Tchad (l’arrivée irrégulière au pouvoir de Déby junior étant considérée comme un coup d’État). Peut-être devrait-on plutôt parler de « kaki belt », la ceinture kakie.
Ces quatre pays n’ont jamais eu ce que les Francophones appellent « une armée républicaine », une armée « grande muette », deux formules qui renvoient, pour la première au respect, par les militaires, du cadre politique légal au nom du projet d’un État de citoyens (la république) ; et pour la seconde, du fait que l’armée ne se mêle pas de politique. (La formule « grande muette » date de la IIIème République française, époque où les militaires n’avaient pas le droit de voter). Le Sénégal, le Sahel côtier, a réussi l’exploit d’une telle armée républicaine, mais pas le Sahel intérieur, celui des trois pays dont les chefs autoproclamés viennent de décider tout seuls qu’ils ne font plus partie de la communauté ouest-africaine.
Évidemment, on peut dire : s’il n’y a pas d’armée républicaine, c’est peut-être qu’il n’y a pas de république ?
En fait, la question est plus corsée. Au plan du régime politique, le terme renvoie à l’existence d’un gouvernement constitutionnel au sein duquel les citoyens ont des droits de participation politique ; et le droit protège leur autonomie et leur dignité individuelle. Mais pour que le régime soit stable, il faut que la réalité politique sous-jacente soit fonctionnelle. Cette réalité politique sous-jacente, l’anglais l’appelle political settlement, “le règlement politique” d’une nation.
En gros, le règlement politique, c’est le pacte ou l’entente inter-élites qui sous-tend le fonctionnement et l'action des institutions politiques et économiques et qui modère la concurrence des élites de manière à assurer la stabilité du régime. Sans règlement politique en bonne et due forme, le régime est… déréglé, of course.
Au Sahel, les élites pertinentes sont : les politiciens (statut élitaire basé sur le contrôle de l’appareil d’État), les chefs religieux/coutumiers (statut élitaire basés sur le contrôle du pouvoir religieux/traditionnel) et les commerçants (statut élitaire basé sur le contrôle du capital marchand, le seul capital important dans l’improductive économie des pays sahéliens — hors Sénégal). À côté de ces trois élites pertinentes, cependant, il faut ajouter les militaires, qui ne devraient pas être une élite pertinente mais qui, au Mali, au Burkina et au Niger, se sont toujours sentis le droit de faire irruption dans la sphère politique lorsqu’ils estiment que les politiciens ne font pas « correctement » leur job. (Tel est le cas depuis la crise terminale des modèles de développement national des indépendances qui a causé la mise à terre, par les militaires, des premiers régimes voltaïque, malien et nigérien successivement en 1966, 1968 et 1974). Leur statut élitaire autoproclamé est basé sur le contrôle de la force d’État, qui est un élément de l’appareil d’État que ses manipulateurs peuvent retourner contre ses dirigeants.
Au Sahel, le political settlement de l’ère démocratique n’a jamais vraiment fonctionné. Le dérèglement n’était pas dû à une lutte entre les grandes catégories élitaires, mais à la concurrence sans merci au sein de l’élite politicienne, celle dont la position est liée au contrôle de l’appareil d’État. La lutte acharnée entre chefs politiques (ce terme désignant les gros politiciens, ceux qui ont effectivement les moyens d’arriver au pouvoir, et non les menus politiciens qui leur servent de ballast) imprimait des chocs terribles au régime et mettait les institutions dans un état de stress permanent qui a fini par les corroder — et par éroder l’attachement des citoyens au cadre démocratique, en dépit des espoirs suscités il y a trente ans par les transitions démocratiques. Dans leur quête du pouvoir, les chefs politiques ont eu un comportement qu’on ne saurait qualifier de pas moins que subversif et extrémiste.
La problématique n’est pas que sahélienne, elle caractérise la démocratisation à travers tout l’espace Cédéao. Il suffit de se rappeler du comportement subversif (vis-à-vis de la loi constitutionnelle) d’Alpha Condé, d’Alassane Ouattara ou encore (vis-à-vis du maintien de l’ordre) de Macky Sall (qui aurait eu recours, dans sa lutte au finish contre Ousmane Sonko, à des forces extralégales, tout comme ledit Sonko d’ailleurs) pour bien le voir. D’ailleurs Roch Marc Christian Kaboré a moins à se reprocher à cet égard que bien de chefs politiques ouest-africains. Si Ibrahim Boubacar Keïta a commis des incartades lors des législatives de 2020, la fragilisation de son pouvoir doit beaucoup, également, à l’extrémisme politicien de certains de ses adversaires, au premier chef desquels l’Imam Mahmadou Dicko, chef politique déguisé en chef religieux. Quant à Mohammed Bazoum, il n’était pas personnellement subversif par rapport au cadre démocratique mais il était associé à un parti clairement extrémiste de ce point de vue.
Mais si l’extrémisme politicien est chose trop répandue dans la région, le fait est qu’il est plus risqué pour la stabilité du régime politique au Sahel et en Guinée qu’ailleurs en Afrique de l’Ouest. Depuis l’adoption de la norme démocratique de la Cédéao en 2001, tous les putschs ont eu lieu dans les quatre pays actuellement régis par des juntes (tous ou presque, l’exception étant la Guinée Bissau, qui a connu un coup d’État en 2012).
Pour comprendre d’où vient l’extrémisme politicien au Sahel, je recommande la lecture d’une étude de cas du Niger commise par Olivier de Sardan, ici. Le texte n’explique pas tout, mais il explique beaucoup. Au reste, au vu des attitudes des chefs politiques nigériens Hama Amadou et Mahamadou Issoufou, on peut dire qu’à cet égard, ils n’ont rien appris, rien oublié. Par exemple, face à la dernière trouvaille de « génie » des juntes sahéliennes, à savoir le retrait non-négocié de la Cédéao, ledit Hama Amadou s’est fendu d’une « analyse » souverainiste qui en dit long sur ses calculs politiciens dépourvus de principes et ayant manifestement pour seule visée de rester dans le jeu afin de pouvoir continuer à aspirer au graal des politiciens, le pouvoir d’État.
Mais si par le passé la norme démocratique était assez active pour protéger les politiciens de leurs propres bêtises, ces bêtises accumulées ont fini par l’éroder sérieusement. Elle aurait cependant pu survivre malgré tout si un candidat au statut de nouvelle norme n’avait fait son apparition au début des années 2010 — le souverainisme.
En Afrique de l’Ouest, au moins dans la partie francophone, la norme démocratique est devenue active pour la première fois au Bénin (il faut noter qu’elle n’est jamais devenue inactive au Sénégal). Le souverainisme, quant à lui, est d’abord apparu au Mali en 2012, quoique de façon brouillonne et, au départ, peu remarquée par les observateurs. En 2012, la tentative de la Cédéao d’offrir son aide à un Mali confronté aux assauts conjugués des djihadistes et des rebelles touareg a suscité une contestation viscérale au sein d’une partie de la population. Peu de gens y avaient prêté attention, mais m’avaient frappé à l’époque les clameurs invoquant la souveraineté bafouée du pauvre Mali et les stridentes menaces xénophobes lancées aux ressortissants des pays de la Cédéao. La chose sembla se calmer un moment, à l’occasion notamment de l’intervention française Serval, applaudie par des Maliens abasourdis par la déroute totale de leur armée face aux assaillants venus du désert et qui firent la fête à François Hollande dans « Tombouctou brisé, Tombouctou martyrisé, mais Tombouctou libéré ».
Mais ce ne fut que le calme avant la tempête.
Au Sahel, la norme démocratique avait déjà été défiée et ébranlée par le salafisme politique, celui-là même qui, dans les campagnes du lac Tchad, du Liptako-Gourma, du Macina, s’est mué en djihadisme. Le souverainisme est venu s’ajouter au nombre de ses compétiteurs, et il s’est avéré au final bien plus fatal pour elle que le salafisme.
Le souverainisme aurait pu rester enfermé dans les cercles enfiévrés des intellectuels engagés — panafricains, anticolonialistes, anti-français/pro-russes, révolutionnaires, kémétistes, etc. — si les militaires, ayant pris le pouvoir, ne s’étaient abouchés avec eux.
Dans un cadre démocratique, un coup d’État est une forme de rébellion. Il consiste à se servir d’un élément de l’appareil d’État contre l’État sur la base d’un complot. Bien sûr, le cadre démocratique était en souffrance de crédibilité, mais pas au point de faire en sorte que les coups d’État puissent se légitimer en dehors de tout processus politique régulier, genre une transition restaurant la norme démocratique et négociée avec toutes les parties prenantes dans un cadre de liberté et d’état de droit (il est de fait qu’au Niger par exemple les moments de transition ont été plus réellement démocratiques que les moments où un parti était au pouvoir). Le souverainisme a dispensé les putschistes de s’embarquer dans cette direction qui les aurait ramenés dans leurs casernes. Pour les militaires maliens, qui étaient très humbles face à la Cédéao dans les premiers temps de leur régime, ce fut la divine surprise. Grâce aux intellectuels engagés et aux réseaux sociaux en ébullition permanente, le souverainisme était devenu une source d’énergie politique apparemment infinie, un pactole de contrôle des masses exploitable à souhait dans un périmètre qui s’étend du sud du Mali à presque l’intégralité du Burkina Faso et à tout l’ouest du Niger. Ajoutez à cela l’état de guerre à l’intérieur précisément de ce périmètre, qui faisait croire aux masses naïves qu’un pouvoir militaire serait mieux à même d’en finir avec cette situation qu’un pouvoir civil. L’occasion faisant le larron, les militaires maliens se sont transformés de putschistes en patrons, créant un modèle qui parut viable et séduisant à certains de leurs collègues du Burkina et du Niger. (Ne mettons pas tous les militaires dans le même sac, pas plus que tous les politiciens d’ailleurs : il en est d’authentiquement républicains dans tous ces pays, et ils sont condamnés à ronger leur frein).
Le problème, c’est que le souverainisme n’est pas un projet politique positif. C’est un trou noir, une énergie essentiellement négative qui se définit avant tout par le mot « anti » et qui se cherche perpétuellement des ennemis.
La grande chance des souverainistes sahéliens, ce fut la France. Bien qu’en transition depuis des années vers une rupture avec la « Françafrique », i.e., le néocolonialisme jadis mis en place par les gaullistes, la France était le super-vilain idéal pour les superhéros souverainistes. On pouvait l’accuser de tout et son contraire, puisqu’il y avait une prédisposition universelle à croire en ces accusations, y compris d’ailleurs hors du Sahel. Le filon anti-français a donc été usé jusqu’à la corde, et abusé jusqu’à l’absurde: le PM de la junte nigérienne, Zeine, a ainsi voulu rejouer le disque rayé de son collègue malien qui, tout en accusant la France de soutenir les ennemis du Mali, l’a aussi accusé d’avoir « lâché le Mali en plein vol » — quelques mois à peine après que la junte nigérienne a réussi à expulser les troupes et diplomates français en organisant jour après jour une pression émeutière dans les rues de Niamey, ledit Zeine a douceureusement blâmé la France de s’être retirée du Niger « en toute souveraineté » en sous-entendant qu’il s’agissait d’une mauvaise action ! Comme dit Léo Ferré, la mélancolie, c’est les bras du bien quand le mal est beau (ou impudent).
Et puis il y a toujours d’autres filons (même si la France reste le gros lot) : l’ONU, l’Occident, la Cédéao, les Sahéliens non-patriotes.
Il faut sans doute voir que si le vrai leadership consiste à mobiliser les masses pour accomplir quelque chose de compliqué mais positif, il est plus facile de les mobiliser en vue de quelque chose de simple et négatif. C’est le principe du drap rouge agité devant le taureau.
Il n’y a aucun changement positif dans les pays du Sahel. La première fois que je me suis rendu au Mali après l’arrivée au pouvoir de la junte, j’entendais tellement de choses pleines d’espoir et de lumière que je gardai l’esprit ouvert et m’attendis à observer des traces de changement révolutionnaire dans un pays désormais sur les rails. Mais dès l’aéroport, un policier me demanda un pot de vin. Et en fait de révolution, je ne vis que des gens qui ne craignaient pas de claironner les plus grossières énormités et d’autres qui avaient peur de chuchoter même l’évidence la plus sensée. Lors de mon dernier voyage à Bamako, en juin de l’an dernier, deux amis bobolais (du Burkina) vinrent m’y rencontrer. Le plus jeune, dont c’était le premier voyage à l’étranger, avait été traumatisé par le fait que les policiers maliens l’avaient totalement dépouillé à travers une série de trois points rackets entre la frontière et Bamako, alors qu’il était tout à fait en règle, au point qu’il avait dû s’endetter auprès de son compagnon de route pour arriver à destination (j’ai dû régler cette dette et lui donner de l’argent pour la corruption sur le trajet retour). Il me dit : « Je ne comprends pas, on dit pourtant que le Burkina et le Mali sont devenus des amis ! » Lorsque j’étais étudiant au Sénégal et que je rentrais au Niger par la route en passant par le Mali, je devais toujours prévoir un budget racket à dépenser sur pas moins de six postes de contrôle. C’était il y a trente ans, rien n’a changé — sauf peut-être dans les zones contrôlées par les djihadistes, qui sait !
Il n’y a pas de révolution sans réforme. Mais le problème de la réforme, c’est qu’elle vous confronte de façon têtue avec le principe de réalité. Or les juntes et leurs thuriféraires veulent rêver. Ils veulent croire que leurs fantasmes peuvent se substituer à la réalité. Je viens de lire une longue épître d’un de ces thuriféraires qui pense que la Cédéao n’a pas d’importance parce qu’on a vécu, il y a un siècle ou deux, à l’ère du commerce caravanier (lequel commerce, les Sahéliens préfèrent ne pas s’en souvenir, prospérait surtout grâce à la traite négrière transsaharienne, en particulier aux XVIIe-XIXe siècles, juste avant la colonisation).
Fantasme militariste : tanks, drones, équipements militaires lourds pour combattre des guérilleros à moto et à embuscade, quitte à massacrer des civils, comme encore récemment au Niger les villageois de Thiawa. Mais pas question de s’engager dans réforme du secteur de la sécurité, surtout pas maintenant que ses agents sont aux commandes (Une telle réforme Bazoum, au Niger, l’avait commencé avec déjà des résultats initiaux probants).
Fantasme autarcique : on n’a besoin de personne, ni des humanitaires (la junte de Niamey, dans son addiction au filon anti-français, a récemment refusé l’accès au territoire au représentant du Programme Alimentaire Mondial du fait de sa nationalité française), ni de la Cédéao (y compris donc le Golfe de Guinée, région où se trouvent tous les ports du Sahel et où vivent des dizaines de millions de ressortissants sahéliens). Soit dit en passant, il s’agit là d’un symptôme de l’élitisme des régimes juntesques : protégés des conséquences de leurs décisions, ils imposent au petit peuple des campagnes et des migrants des sacrifices qui ne leur coûtent rien, d’autant que personne n’en parlera. De ce point de vue, on n’est pas sorti de l’ornière décrite par Yambo Ouologuem dans Le Devoir de violence : les grands chefs, leurs griots (les intellectuels en l’occurrence), et la négraille plumée, déplumée et benête.
Fantasme anarchique : on peut diriger un pays sans règles ni institutions, juste à travers une sorte de fada ou grin (il s’agit là de clubs de sociabilité masculine typiques du Sahel et où se forge l’essentiel de ce qui sert de pensée aux élites sahéliennes, à travers des débats curieux par le fait qu’ils sont à la fois ergoteurs et unanimistes et en tout cas insoucieux de la preuve et de la nuance) placé au cœur désormais informalisé de l’État.
Ce dernier point est important parce qu’il montre à quel point le souverainisme s’oppose à la souveraineté.
La souveraineté, après tout, c’est celle du peuple, dès lors qu’elle n’est plus celle du roi, comme dans les monarchies, ni celle de Dieu, comme dans les théocraties (le régime auquel aspirent les salafistes). L’objectif de la démocratie est d’organiser et de mettre en œuvre cette souveraineté du peuple, de lui donner substance et réalité. C’est un aspect fondamental de ce régime qui n’a jamais été vraiment compris au Sahel, car personne ne s’est battu pour cela. En ce sens on devrait parler non pas de l’échec de la démocratie au Sahel, mais de l’échec des Sahéliens par rapport à la démocratie — échec prévisible sans doute au vu de la nature de leurs élites et de l’obsession de leurs intellectuels pour des choses qui n’ont rien à voir avec cette lutte démocratique (genre comment chasser les Français, sortir du CFA, etc., etc.).
Or, on en est arrivé au point où, au nom de la souveraineté nationale, la souveraineté du peuple est annulée ou plutôt transférée tout entière audit fada/grin, qui peut prendre des décisions monumentales, aux conséquences et ramifications incalculables, sans formalités, débats, sans consultation populaire (le Brexit a eu lieu après un référendum; le “Sahelexit”, comme l’appelle Hama Amadou — qui s’en félicite — est un oukase), sans processus politique. Le fait que les Sahéliens ne se sont pas aguerris à la lutte démocratique les laisse désarmés face à tant d’audace — pour ceux d’entre eux que choque le côté ubuesque de plus en plus caractérisé de la situation.
On peut songer que peut-être il y aura un moment où tout ceci sera allé trop loin. Mais cela risque d’être un moment très violent. Un ami burkinabè m’avait dit il y a quelques mois que l’aboutissement logique des juntes sahéliennes, au vu de leurs actions, c’était la nord-coréanisation. Il me l’avait dit avant que le PM de la junte burkinabè n’aille présenter ses respects à Kim Jong-un. On ne peut imaginer qu’un tel avenir se réalise sans violence.
Hama Amadou a ainsi défini la souveraineté :
« Souveraineté nationale : le Burkina Faso, le Mali et le Niger reprennent la plénitude de leur souveraineté nationale précédemment aliénée au profit de la CEDEAO. Les pays membres restants de la CEDEAO n'auront plus le droit de leur imposer une quelconque conduite du fait des Traités et textes de la CEDEAO dont ils viennent d'annoncer qu’ils se délient librement. »
Logiquement, cela veut dire qu’il faudra aussi quitter l’UEMOA et le Franc CFA ; l’Union Africaine ; les Nations Unies.
Puis, une fois les attaches extérieures rompues, attaquer les ennemis de la souveraineté à l’intérieur : les expatriés occidentaux, les antipatriotes occidentalisés (on est dans une forme de « Boko Haram » séculier, on l’aura noté). Le Mali s’engage déjà « légalement » dans cette voie en s’en prenant aux « binationaux », apparemment uniquement (pour l’instant) ceux dont la binationalité est franco-malienne. Et pour cimenter leur assise, les juntes peuvent compter sur la Russiafrique — autre contradiction ironique (mais pas drôle) de leur souverainisme. La Françafrique tant décriée a largement été imposée par les Français (même si Houphouët-Boigny en fut un acteur de premier plan). Mais ce sont les Africains (les Sahéliens, les Centrafricains) qui s’imposent à eux-mêmes la Russiafrique.
Pour maintenir les pays sous cloche et absorber les énormes chocs économiques qui résulteront, qui résultent déjà, du processus souverainiste, les juntes devront avoir recours au maintien d’un régime politique du coup d’État permanent (ou « coupiste », comme je l’appelle dans une analyse à paraître); et de la fuite en avant vers le statut de pays parias. (Il est vrai que le désordre international actuel, induit par la crise du pacte américain ou occidental, mitige les effets de cette dernière évolution).
Dans l’analyse à paraître, je décris le régime coupiste notamment par le fait qu’il a désactivé le cadre institutionnel républicain et suspendu l’état de droit. Cela rend d’une part impossible l’organisation d’une opposition ou simplement d’une divergence (et donc d’un débat authentique), puisqu’on ne s’organise que dans un cadre régulier et organisé ; et d’autre part dangereuse l’expression d’une opinion libre et donc l’activité de la pensée et la recherche tous azimuts de solutions et de réformes. Le cadre institutionnel et l’état de droit étaient déjà stressés par les politiciens de l’ère démocratiques ; les juntes les ont transformés en hochets malléables à souhait.
Ce que je ne dis pas dans cette analyse, c’est que l’aboutissement objectif de cette aventure, c’est du fascisme.
J’ai évité ce mot de fascisme dans le papier en question car quelque chose d’étrange lui est arrivé. On hésite à s’en servir alors qu’il est des circonstances où il est le plus indiqué, le seul indiqué même, et celui qui porte en lui l’efficience du vrai. Il en est ainsi parce qu’ayant pris le pouvoir dans l’Italie de Mussolini et l’Allemagne de Hitler, le fascisme a entraîné aussitôt des conséquences si extrêmes et dévastatrices que ces dernières ont marqué sa signification au vif. Parler de fascisme après les fascistes italiens et surtout les nazis allemands paraît toujours un peu exorbitant parce qu’il semble qu’on fait aussitôt allusion aux camps de concentration, aux chambres à gaz, au génocide.
Mais les conséquences extrêmes du fascisme ne résument pas le fascisme. Il faut partir de ses principes, qui ne sont pas beaucoup, puisqu’il y en a seulement trois.
Le premier principe est que le salut et la puissance de la communauté nationale (ou raciale, c’est selon) l’emporte sur la dignité et l’autonomie de l’individu ; le deuxième, c’est que le droit formel, judiciaire n’existe pas, seul existe le droit de la communauté nationale à assurer son salut et sa puissance ; et le troisième, c’est la nécessité d’un ennemi permanent.
Les pays du Sahel sont déjà assez avancés dans cette voie. Le troisième élément est peut-être le plus visible en ce moment, mais les deux autres existent déjà de façon naissante. Le Mali et le Burkina, par exemple, se sont dotés d’organes législatifs non élus qui votent des lois — pas des banals décrets et ordonnances de régime d’exception, des lois. C’est là le signe d’un des éléments du fascisme. Dans le régime fasciste, le droit n’est pas basé sur des principes a priori, comme la dignité de la personne humaine (droit de style libéral) ou la dignité supérieure du musulman (Sharia), il est ou tend à être ad hoc et sui-generis. Il renverse l’ordre des choses dans un État de citoyens : ce n’est pas le sabre qui arme le droit, c’est le droit qui légalise le sabre.
Pour l’instant, ce qui manque à ces pays, pour parachever leur trajectoire fasciste, c’est un leader charismatique élevé au paroxysme du pouvoir absolu par le culte de la personnalité. C’est sans doute vers ce graal que cheminent en particulier les dirigeants du Mali et du Burkina. Mais il leur manque encore, pour y aboutir, une assise sociologique stable. Dans ce domaine précis des arcanes du pouvoir, les juntes sont d’un réalisme sans fioritures et savent ranger les fantasmes au frigo. En l’absence de cette assise sociologique — qu’ils n’auront jamais, à mon avis, en dépit des mobilisations des salafistes (au Niger et au Burkina) et des panafricains/nationalistes — elles comptent sur l’aide extérieure, celle de la Russie poutinienne en l’occurrence. Il est pour le moins curieux, mais pas surprenant, que cette assistance leur soit procurée sous le signe du fascisme, d’abord par Wagner, une organisation dont le nom s’inspirait de l’admiration de Hitler pour le compositeur de ce nom ; et à présent par « Africa Corps », une structure dont le nom imite délibérément celui de l’armée de Rommel, le général que Hitler a lâché sur l’Afrique du Nord en 41.
Ce sera, bien sûr, un fascisme des pauvres. Mais cela ne l’empêcherait pas pour autant d’être aussi terrible que tout autre. J’ai analysé la chose dans le cas du Soudan dans cet essai pour la New York Review of Books. J’y écris que pour le Soudan, l’heure mortelle du danger viendrait le jour où une armée foncièrement putschiste (le premier coup d’État en Afrique eut lieu au Soudan en 1958) s’aboucherait avec les nationalistes islamistes. Un premier rapprochement eut lieu en 1983 entre le dictateur militaire Nimeiri et les islamistes, qui aboutit d’ailleurs à l’exécution d’Oustaze Mahmoud, un idéologue républicain (aux Frères Musulmans, il opposa les Frères Républicains) ; mais la convergence prit en 1989, avec le coup d’État de Omar Al Bachir et l’arrivée aux affaires de Hassane Al Tourabi. La situation mise en place dans le pays pendant dix ans, de 89 à 99, n’a rien à envier à l’appareillage répressif des Nazis et des fascistes italiens. Et le Soudan n’est jamais sorti de cette séquence, puisque la guerre qui le ravage actuellement n’est qu’un affrontement entre les Frères Musulmans et une de leur créature qui s’est révoltée contre eux.
Au Sahel ouest-africain, la convergence s’est faite entre les militaires et les nationalistes panafricains, même si, au Niger et au Burkina, les islamistes essaient de s’introduire dans l’équation (Au Mali, l’hostilité de la junte pour Dicko, en qui elle voit un dangereux rival politique, les a mis hors jeu). Ces pays n’ont pas une histoire aussi violente que celle du Soudan, pays qui, en gros, est en situation de guerre civile, avec quelques pauses, depuis son indépendance. Mais le régime fasciste a besoin d’exercer la violence ou en tout cas d’être toujours en train de commettre de l’action brute pour exister. Ce n’est pas un régime « vivre et laisser vivre ». Il existe sur le plan épique de l’action permanente et proclamatrice, y compris surtout là où l’action n’a pas de sens et se résume donc à elle-même et à ses conséquences absurdes.
Le Sahelexit est l’une de ces actions qui n’ont pas de sens, mais il proclame que les pays sont « souverains », et tant pis pour les conséquences. Après tout, nous sommes dans le règne de l’Absurde.
L'analyse des concepts de fascisme et de "SahelExit", tels qu'évoqués par Rahmane, offre une perspective éclairante sur les enjeux politiques et idéologiques au cœur du Sahel. Le recours au fascisme comme cadre d'analyse pour certains régimes de la région souligne une tendance inquiétante vers la centralisation autoritaire du pouvoir, où la violence et la répression sont employées pour asseoir l'autorité et supprimer toute forme de dissidence. Cette dynamique est exacerbée par la création d'organes législatifs non élus et l'adoption de lois qui ne se fondent pas sur des principes universels de justice, mais servent plutôt à légitimer l'usage de la force par l'État. Dans ce contexte, le droit devient un outil au service du pouvoir, inversant l'ordre traditionnel où la loi est censée encadrer et limiter l'exercice du pouvoir (de la force). N'est-ce pas?
Parallèlement, le concept de "SahelExit" reflète une aspiration profonde à la souveraineté et à l'indépendance, manifestant une volonté de rompre avec les systèmes et influences extérieurs jugés néfastes ou paternalistes. Cette démarche, qui cherche à affirmer la souveraineté des États du Sahel dans leurs décisions politiques et économiques, s'inscrit dans un contexte postcolonial où la légitimité et l'efficacité des interventions étrangères sont remises en question. Toutefois, cette quête de souveraineté se heurte à la réalité d'économies largement dépendantes des ressources minières et d'un capital humain affaibli par des décennies de négligence du système éducatif.
Moralité, la juxtaposition de ces deux concepts (SahelExit et Souveraineté) met en lumière les contradictions et les défis auxquels sont confrontés ces pays. D'une part, la tendance vers des régimes militaires qui risquent d'entraver les aspirations à la liberté. D'autre part, l'ambition de "SahelExit", bien que noble dans son essence, mais qui exige une base économique solide et un investissement dans le capital humain pour être viable à long terme. Sans une diversification économique et une réforme éducative profonde, la souveraineté risque de rester un idéal lointain, peu en phase avec les réalités socio-économiques de la région.
Cependant, Rahmane invite à une réflexion critique sur la trajectoire politique et économique de nos Etats. Il soulève des questions essentielles sur la manière dont ceux-ci peuvent naviguer entre les écueils du fascisme et les aspirations légitimes à la souveraineté.
Merci Rahmane ! vous êtes éclectique !
Bonjour,
Je dois dire que j'ai eu du mal à lire le peu que j'ai lu en diagonale.
Le pacte inter-élite pour une gouvernance stable # Objectif louable mais insufisant. Peut-être trouvez les européenne ont des raisons d'être fiers du leur.
Les masses naives... # Par rapport à quelles références savantes?
Le souverainisme trou noir! # Sans jeu de mot j'imagines.
Ce qu'on ne comprend pas peu sembler "absurde", il faut rester modeste quand on essaie d'être son propre juge.
A l'heure où les agriculteurs européens sortent des champs. A l'heure où l'europe ne semble plus exister politiquement à part faire du suivisme derrière les US(Ukraine sabotage des pipelines et bien d'autres). A l'heure où certains de ses leaders retrouvent leurs intincts coloniaux pour couper les vivres aux gazaouis en plein massacre.
Vous auriez pu nous faire une analyse qui prend un peu de hauteur sur le doute démocratique qui n'est pas propre aux "pays du sahel" que vous semblez mépriser. De même les questions de souveraineté qui semblent passionner certains européens (on a encore en mémoire le brexit), auraient pu recevoir un traitement plus sérieux quand on voit le mal que les US ont a tenir un empire vieillisant à l'image de son président.
A force de croire que l'Afrique est un monde à part, on écrit des choses qui ne sont pas très utiles. Vous auriez au moins pu dire un truc du genre "ces pays ne s'en sortirons jamais sans la France, l'ONU, les US et toutes les ONG qui font leur politique étrangère". On aurait gagné du temps.
L'afrique est connectée au monde et elle sait désormais que les donneurs de leçon n'ont généralement pas de quoi être fiers! C'est pourquoi l'idée de gérer ses propres affaires est loin d'être une idée saugrenue!