Diaristique
Où il est question de la traite négrière et des galères de Colbert; des Mossi sans riz; et d'un article tiers-mondiste paru... dans le Wall Street Journal
Notes de carnet (sans date, mais vers 1999-2000)
§§ Durkheim a raison de considérer que la société constitue une chose différente des individus qui la constituent. Cela explique qu’on puisse se sentir étranger dans sa propre société. La société est un phénomène sans conscience ou de non-conscience, qui s’exprime uniquement par l’Opinion, ce monstre chaud (comme Nietzsche disait de l’État qu’il est un « monstre froid »). Déconcertant et exaspérant.
§§ Les Africains se plaignent de la traite, mais en lisant ce livre de Michelet [Histoire de France sous Louis XIV], je ne peux m’empêcher de la voir se fondre au même tableau d’horreur que ce qui se passait en Europe même, tous ces bûchers, ces dragonnades, la torture judiciaire, les exécutions atroces données au peuple comme les jeux du Cirque à Rome, et les galères – terribles ! Des siècles vraiment brutaux – dont je crois les sommets de brutalité ont bien été atteints en Amérique, contre les Amérindiens et les Africains, mais où les Européens eux-mêmes, la masse du peuple en tout cas, n’étaient pas au-dessus de la férocité de l’État et de celle des possédants.
Tableau des galères : La « vie terrible » qu’on y menait « ce n’était pas de recevoir des coups, ce n’était pas d’être, par tous les temps, nu jusqu’à la ceinture, ce n’était pas d’être toujours mouillé (la mer lavant toujours le pont très-bas). Non, ce n’était pas tout cela qui désespérait le forçat. Non pas encore la chétive nourriture, qui le laissait sans force. Le désespoir, c’était d’être scellé pour toujours à la même place, de coucher, manger, dormir là, sous la pluie ou sous les étoiles, de ne pouvoir se retourner, varier l’attitude, d’y trembler de fièvre souvent, d’y languir, d’y mourir, toujours enchaîné et scellé.
» La cale, où quelquefois on mettait le mourant, qui eût gêné trop la manœuvre, en faisait bien vite un cadavre. L’odeur y était si terrible qu’on défaillait en y entrant. On y était mangé des poux. « Quand j’étais forcé d’y entrer, dit l’aumônier Bion, j’étais à l’instant suffoqué et couvert de vermine. Pour confesser, il me fallait, dans ce lieu si étroit, me coucher le long de l’agonisant, parfois tout contre un autre qui déjà avait expiré » ».
J’ai lu ailleurs que Colbert, qui a si sérieusement augmenté la part du commerce français dans la traite, a aussi considérablement augmenté la pratique des galères. Il y avait là surtout des Turcs et des Français criminels – et dans la rubrique « criminels », il faut surtout entendre pauvres et, après 1685, protestants. Il y a cette conversation curieuse, dans un salon chamarré d’or, entre le marquis de Seignelay (Colbert) et son intendant des Galères, où Colbert remarque avec quelque impatience qu’un bien trop grand nombre de galériens mourait chaque jour ; à quoi l’intendant répondit en manière de défense qu’ils se consumaient de chagrin et d’ennui. Vraiment.
§§ La science et la méthode ont rendu le passé moins merveilleux, mais plus mystérieux. Il faut bien se rendre compte que la fonction du merveilleux, c’était l’explication totale. En jetant une lumière fabuleuse sur le moindre événement, la fable peut-être le rend étonnant, mais en tout cas, elle lui enlève toute part d’ombre. Il est probable que le merveilleux dérive en partie du fait que les gens préfèrent encore mieux imaginer des choses incroyables, que de laisser, dans un événement, des zones d’ombre venant de l’impossibilité naturelle de tout voir. C’est aussi pourquoi certaines explications paraissent si ridicules ou puériles. Je lis dans Boubou Hama que les paysans Songhay de Boubon s’imaginent que les Mossi sont une branche des Songhay, qui se distinguent par le fait de n’avoir pas de riz (Mo si, en Songhay, veut dire « pas de riz »). C’est une ancienne pratique humaine de vouloir trouver l’origine d’un groupe dans son nom, et la part d’ombre énorme, inexpliquée, ici, c’est pourquoi les Mossi parlent une autre langue, dans laquelle Mo si ne veut certainement pas dire « pas de riz ». Les paysans de Boubon trouveraient une telle objection stupide, car la chaîne d’explication qui vaut pour eux, c’est celle de la vérité linguistique et génétique, selon laquelle, sans aucun mystère ni accroc, toute une série de populations du côté du Gourma descendent de quelques individus Songhay et de leurs actions et propos (Arrivé en pays Mossi, le fondateur Songhay de cette population aurait dit : « Eh bien, nous voilà arrivés là où il n’y a point de riz » : Sohon ya ir to nan kan mo si – évidemment, ceci renvoie aussi à l’importance du riz dans l’alimentation des Songhay, peuple fluvial).
Pour moi, qui ne puis le croire, le passé des habitants du Gourma et au-delà est moins étonnant, mais plus mystérieux.
Entrée de journal (17 juillet 2002)
Saisi par le virus de la lutte anti-terroriste, le Wall Street Journal a osé publier un article tiers-mondiste ! Cet article intitulé Side-Effects of Agricultural Subsidies (Effets secondaires des subventions à l’agriculture) décrit le fait que les subventions généreuses accordées par le gouvernement américain aux producteurs cotonniers des États-Unis produisent un surplus, une abondance du produit sur les marchés mondiaux, qui en déprime le prix. Le résultat est que les cotonniers américains, qui produisent sur garantie gouvernementale, amassent des pactoles, et leurs concurrents principaux, qui se trouvent dans le Sud global (L’Afrique occidentale est le troisième producteur mondial de coton) doivent brader leurs productions. C’est tristement ironique du reste quand on connaît l’histoire et la « culture » du coton dans le sud-américain. C’était l’un des principaux produits cultivés par les esclaves noirs, dont beaucoup venaient d’Afrique occidentale.
Ce qui est aussi intéressant, c’est le niveau auquel se situent les agriculteurs des deux bords de l’Atlantique, et la perspective sur la vie que cela leur donne. L’auteur de l’article compare un producteur malien, Mody Sangaré et un producteur américain, Ed Hester. Le premier travail à la houe et à la charrue, et dans son champ de dimension modeste, la récolte se fait à la main. Sa famille – nombreuse, bien entendu – dépend principalement des revenus générés par le coton, qui baissent au fil des ans et repoussent les projets de vie meilleure aux calendes grecques. Hester en revanche a reçu cette année 400 000$ de subvention pour maintenir la rentabilité de son immense exploitation cotonnière. Il a acquis une coûteuse machine à cueillir le coton (un investissement de 300 000$) qu’il manœuvre grâce à un système informatisé. Il a besoin des subventions gouvernementales parce que la production du coton dans le Delta du Mississipi est particulièrement coûteuse. Il pourrait produire à plus faible coût d’autres produits agricoles – mais cela réduirait à néant ses énormes investissements, car par exemple la machine à cueillir le coton ne peut rien faire d’autre que cueillir le coton…
Réactions américaines au problème : « Il se peut que ce soit les producteurs africains qui doivent arrêter de produire du coton. Le Delta du Mississipi a besoin des producteurs de coton et les producteurs de coton ont besoin de subventions. » (Parce qu’une bonne partie de l’économie des services et des emplois dans la zone tourne autour des cotonniers) déclare Kenneth Hood, lobbyiste des cotonniers du Mississipi et bon ami du président Bush.
Réactions africaines : « Nous tous planteurs de coton du monde entier font partie de la même famille. Dans une famille, si un frère souffre, son frère doit l’aider. » Évidemment, une réflexion aussi saugrenue ne peut sortir que de la bouche d’un paysan africain. Le gérant de la Compagnie malienne de textile, Bakary Traoré, déclare avec plus de réalisme et d’amertume : « Tant qu’à faire, les Etats-Unis pourraient payer leurs cotonniers à ne pas produire du coton. Nous regardons les cotonniers américains comme de la concurrence, mais le problème, c’est que la concurrence n’est pas équitable. »
Pour faire bonne mesure, Brad DeLong, l’auteur de l’article, rappelle que le Mali est un pays musulman, assaisonne l’article de remarques anti-américaines (qui depuis un certain jour de septembre de l’an passé, semblent immédiatement incendiaires) prononcées par des Maliens fâchés. Et il se transporte même… au Pakistan, où il y a également des cotonniers en colère, et où les commentaires anti-américains paraissent encore plus anti-américains.
Message pas très subliminal : « Nous appauvrissons davantage les pauvres du monde, et ils vont devenir des terroristes si nous continuons. »
Tout cela dans le Wall Street Journal… Où va le monde ?
Il y a des historiens plus pertinents que Michelet, mais oui il manque une perspective africaine sérieuse sur les atrocités comparées envers les populations indigènes (européennes donc) et colonisées.
David Graeber a un peu écrit sur le sujet, et la perspective progressiste en général est de considérer que les horreurs coloniales ont été un champ d'expérimentations plus tard transférées vers les "classes dangereuses" mais comme vous l'écrivez ce n'est pas évident que cela n'aie jamais marché dans l'autre sens.
Je ne sais pas l'écrire mieux que la formulation moralisatrice (et donc sans intérêt scientifique) ci-dessus, mais il doit y avoir moyen de faire un travail pertinent sur la question.