Ce texte plutôt dense a été écrit il y a deux ans. Je l’avais commencé au départ pour commenter les élections qui se préparaient au Niger à un niveau plus profond que celui où se tenaient la presse et le commentariat, mais le sujet a rapidement changé pour devenir une tentative d’élucidation de l’état du Niger, puis finalement du Sahel d’une manière générale, à l’aune de l’économie politique et de l’histoire générale. Il est sans doute de lecture exigeante. Je l’ai reparcouru du fait d’une retraite d’écriture que je viens de faire à Bobo Dioulasso, et où j’ai travaillé sur un texte plus vaste — visiblement une monographie in the making — au titre (provisoire?) de “Déclin et chute du gouvernement au Sahel” (le Sahel comme exemplum de ce qui pend au nez d’autres parties de l’Afrique subsaharienne) . Un délayage de ce texte y figurera sans doute. Mais pour l’instant, je le livre en version “brute” (et d’ailleurs pas tout à fait achevée, puisqu’il y manque quelques développements qui étaient en préparation: mais il est bien assez long comme cela!)
Au fur et à mesure que les échéances électorales se rapprochent au Niger, se font également jour les tensions « ethno-régionales », sur la base de ressentis et ressentiments qui ne correspondent pas à grand-chose, mais qui ne correspondent pas non plus à rien, et qui disposent souvent d’une base « empirique » assez crédible – même lorsqu’elle n’est pas robuste, au sens scientifique du terme – pour hypnotiser les esprits. Il en est ainsi non pas tant du fait de l’existence de sentiments « ethno-régionaux » (qui sont, en réalité, plutôt un symptôme qu’une cause) que du fait que ces ressentis et ressentiments correspondent à l’économie politique particulière des sociétés politiques de l’Afrique postcoloniale. Il ne s’agit pas, en l’occurrence – comme les tendances exotisantes de la presse internationale et d’un certain africanisme le voudraient – d’une spécificité de la, ou des cultures africaines, mais bien d’une manifestation de la curieuse modernité régressive des Africains et surtout de leurs économies. Dans ce contexte, et à côté de cet « ethno-régionalisme » classique quoique quelque peu démodé, on assiste à l’essor d’un extrémisme socio-communautaire et religio-idéologique criminogène autour d’un épicentre nord-malien, qui s’étend au nord du Burkina et à l’ouest du Niger (et peut-être plus loin un jour, le temps et le succès aidant).
La caractéristique principale des économies africaines est qu’elles ne sont pas industrialisées. Les effets sociaux et politiques de l’industrialisation sont, par suite, absent des règlements politiques (je traduis ici la formule anglaise political settlement utilisée par les spécialistes de l’économie politique pour décrire les arrangements politiques pratiques à l’œuvre dans un pays donné) de ces pays. L’industrialisation produit un certain type de richesse qui autonomise de façon plus ou moins extensive la société vis-à-vis des processus naturels (saisons, ressources de l’environnement physique) puisque, dans ce contexte, même les activités économiques reposant directement sur l’ordre naturel (l’agriculture et l’élevage) sont soumis aux artifices des processus industriels. Par suite, l’organisation structurelle de l’économie en vue de la production et de la commercialisation de ces richesses, ainsi que de la redistribution des rentes et revenus créés par cette structure, mobilisent la société de façon très distinctive, en créant des divisions basées sur elle. En d’autres termes, l’organisation sociale reflète de façon plus ou moins spéculaire (i.e., par effet de miroir) l’organisation économique. On a donc au sein de la société politique, grosso modo, une classe de travailleurs et une classe de capitalistes, qui peuvent se décliner en plusieurs strates plus ou moins homogènes suivant la complexité et le développement de l’économie industrielle. Par suite, le système politique reflète ces divisions de la société politique. Typiquement, on aura des mouvances dites de « droite », qui représentent les sentiments et les intérêts des capitalistes et assimilés, et les mouvances dites de « gauche » qui représentent ceux des travailleurs et assimilés.
L’histoire de l’apparition et de l’évolution des partis politiques montre bien l’importance de cette structuration d’économie politique dans leur fondation. D’une certaine façon, les premiers partis politiques répertoriés sont apparus dans les systèmes politiques des cités antiques de la Méditerranée, dont l’économie politique reposait sur la production patrimoniale (la oikos des Grecs, terme qui est d’ailleurs à l’origine du mot « économie », oiko-nomia, « gouvernance de la maison » ou du patrimoine domestique ; la domus des Latins), parfois à un niveau d’abondance industrielle grâce à l’esclavage. Les propriétaires des patrimoines les plus riches et les plus étendus formaient une classe d’élites fortunées, dite aristocratique, tandis que les autres formaient des classes populaires – grosso modo, aristoi et demos, patriciens et plébéiens, etc. Dès lors, les grandes factions politiques avaient tendance à représenter les sentiments et intérêts des uns ou des autres. Le philosophe Platon à Athènes, son collègue Cicéron à Rome, étaient du parti des aristocrates par exemple – on pourrait dire que, dans le contexte particulier de leur milieu politique et économique, ils étaient « de droite ». Les grands hommes d’État Périclès à Athènes et Jules César à Rome étaient du parti populaire (à Rome, on parlait d’ailleurs de honestiores pour le parti aristocratique et de populares pour le parti démocratique) bien qu’étant tous deux d’ascendance aristocratique.
Plus près de notre époque, les premiers partis politiques de l’ère moderne sont apparus aux Pays-Bas et en Angleterre, les deux pays qui étaient en pointe dans l’émergence d’une classe capitaliste au début de la modernité, c’est-à-dire surtout au XVIIe siècle en l’occurrence. L’économie européenne n’était alors pas encore industrialisée et reposait pour une large part sur le contrôle du travail agraire par des classes seigneuriales. Les seigneurs n’étaient pas nécessairement des nobles, ni même toujours des individus – il pouvait s’agir de collectifs, par exemple un couvent ou un monastère – mais ils tendaient à la noblesse, et la noblesse s’ordonnait souvent autour de son champion, le monarque, qui était le premier des nobles. Dans ce contexte, la consolidation du pouvoir monarchique installait une sorte de dictature institutionnalisée (et légitimée par une idéologie du sang et de la foi) qui prévenait le développement d’une idéologie contestataire au niveau des classes agraires (les travailleurs ou classes populaires de l’économie politique féodale). Ces dernières pouvaient se soulever au long de ce que l’historiographie populaire française appelle « la jacquerie » (l’une de ces jacqueries, connue sous les noms de Révolte Paysanne, Grand Soulèvement, ou Rébellion de Wat Tyler, faillit mettre la monarchie anglaise à terre au début des années 1380), mais les classes armées – les nobles – avaient les moyens de les écraser, et tout moyen d’expression politique légal leur fut refusé en gros jusqu’à la Révolution française. Cependant, aux Pays-Bas (où la monarchie est une formation tardive et hésitante, sortie de la lutte d’indépendance contre l’Espagne au XVIe siècle) et en Angleterre (et d’une façon moindre, en France), les classes marchandes, qui basaient leur position économique sur une forme de contrôle du travail et des rentes rivale de celle des seigneurs (bien que, du fait de l’hégémonie culturelle de la noblesse, ils aient d’abord eux aussi fait allégeance au modèle seigneurial-nobiliaire, comme l’illustre de façon satirique la pièce de Molière Le Bourgeois gentilhomme) ont formulé une contestation plus structurée, dont les progrès ont souvent été non-violents (mais pas toujours : en Hollande, Jean de Witt, champion des intérêts marchands qui s’exprimaient à travers une idéologie républicaine dont le philosophe Spinoza était un adepte craintif – à juste titre – fut mis à mort d’une manière particulièrement horrifique par la faction nobiliaire, puisqu’il fut écorché vif). Ce chambardement a abouti, en Angleterre, à l’émergence des partis Tory et Whig, à la fin du XVIIe siècle – et au bout d’une décennie de guerre civile dans les années 1640 et d’un coup d’État monarchique baptisé du nom de « Glorieuse Révolution » en 1688. Les Tories (ancêtre de l’actuel parti conservateur, qu’on appelle d’ailleurs toujours de ce nom) représentaient les intérêts seigneuriaux-nobiliaires (landed interest, dans le vocabulaire de l’époque) et les Whigs, ceux des marchands et financiers (money interest). Ce « règlement politique » de 1688, qui consacre la mise en place de ce système partisan, est donc l’expression d’une sorte de collusion entre les élites anciennes et nouvelles. Bien que le landed interest et le money interest étaient différents dans leurs bases économiques, ils étaient tous deux du côté de l’exploitation du travail et se sont entendus pour dominer ce dernier – ce qui est l’explication fondamentale de la stabilité socio-politique anglaise jusqu’à la fin de l’ère victorienne. Le Parlement britannique n’était, en ce sens, que le forum où, à travers ces deux partis, les élites anglaises se disputaient pour mieux accorder leurs violons.
L’industrialisation, au XIXe siècle, mobilisa le travail d’une manière nouvelle. Au travail agraire s’ajouta le travail industriel dont le rapide développement eut des incidences politiques et idéologiques, avec l’apparition de partis des travailleurs – le parti travailliste anglais était ainsi, dans son nom même, un représentant du labour interest – et d’idéologies mettant l’ouvrier à l’honneur (socialisme, communisme). L’organisation des partis politiques en Europe – en dehors des moments de fascisme – reflète ainsi l’organisation et l’évolution du capitalisme industriel. Comme les anciens systèmes partisans, il exclut aussi certains groupes. Le système antique excluait les esclaves, le système de l’époque du capitalisme mercantile excluait les paysans, et le système actuel exclut ce qu’on appelle parfois le précariat (les travailleurs précaires, les travailleurs plus ou moins informels, les travailleurs immigrés).
Tout cela étant établi (sommairement, schématiquement), quid de l’Afrique, ou en tout cas de pays comme le Niger ?
Dans la situation de pays comme le Niger, le capitalisme mercantile est développé mais parasitaire, le capitalisme industriel est très embryonnaire, et la majorité de la population dépend directement, pour ses moyens de subsistance, des cycles et processus naturels (à travers l’agriculture et l’élevage) ou d’une économie secondaire précaire (petit commerce, petites et micro-entreprises) ou publique (État et démembrements). La puissance économique majeure est celle du capitalisme mercantile parasitaire, constitué non seulement par les grands opérateurs économiques de l’import-export, mais aussi par des firmes de service (transports et télécommunications en particulier) aussi bien nationales qu’étrangères. Ce capitalisme mercantile est parasitaire dans la mesure où il n’est pas adossé à une production nationale dont il serait l’exportateur, ni ne peut forcer la porte de marchés extérieurs. Le capitalisme mercantile européen (en fait, essentiellement anglo-franco-néerlandais) des XVIIe-XVIIIe siècles avait réussi son œuvre d’accumulation en mettant la terre en coupe réglée : des comptoirs de traite étaient créés sur les littoraux océaniques d’Afrique et d’Asie – et dans certains de ces comptoirs, ceux d’Afrique en particulier, certains produits manufacturés européens étaient écoulés – et des épices et autres produits tropicaux étaient extraits des régions occupées par les compagnies commerciales, d’ailleurs sous une forme de seigneurie, en Asie et en Amérique, à la force d’un travail semi-servile (Asie) ou servile (Amérique), épices et produits (le sucre, le tabac, le thé, etc.) ensuite revendus en Europe avec des taux de profits extravagants. D’une certaine façon, ce capitalisme mercantile européen était parasitaire par rapport à l’Afrique et à l’Asie, mais il a créé une accumulation considérable en Europe, accumulation qui s’est d’ailleurs ensuite avérée très utile, sinon indispensable, à l’essor du capitalisme industriel au XIXe siècle. Aujourd’hui, le capitalisme mercantile européen est subordonné ou adossé au capitalisme industriel, dont il commercialise la production.
Ce n’est pas ainsi qu’opère le capitalisme mercantile en Afrique. Il est évident que la méthode des comptoirs est passée de saison, et le capitalisme mercantile africain essaie donc : (1) parfois d’exporter les productions locales, qui restent encore de l’ordre des produits tropicaux, i.e., agricoles ; (2) le plus souvent de participer à la commercialisation des produits du capitalisme industriel, à travers l’importation de biens de consommation manufacturés (voitures, mobilier, équipements divers, etc.) ; et (3) d’offrir des services ayant une valeur de masse (transports, télécommunications, énergie).
Toute cette activité (en dehors de la première, qui est d’ailleurs faiblement développée) est parasitaire dans la mesure où elle crée des rentes sur le pouvoir d’achat des consommateurs nationaux sans accroître ce pouvoir d’achat, en dehors de quelques emplois qui ne constituent qu’une partie tout à fait négligeable des revenus des citoyens. S’il y a bien des tentatives de passer du capitalisme mercantile au capitalisme industriel, elles se heurtent à des obstacles rédhibitoires dont le plus important à mes yeux (et celui qui se prête aussi le mieux à des solutions, si les Africains avaient des dirigeants volontaristes et visionnaires) est l’éducation/formation du travail. L’agriculture dite de subsistance requiert des savoirs traditionnels et empiriques ; l’industrie – y compris à caractère agricole – requiert des savoirs techniques et expérimentaux. Ces derniers ne peuvent s’acquérir que dans des institutions éducatives, et il est impossible de développer un tissu industriel sans au moins un pool de travailleurs qualifiés et un processus de transferts de technologies qui dépend, lui aussi, de ces travailleurs.
Le résultat, c’est que les partis politiques, au Niger comme dans beaucoup d’autres pays africains, représentent au final des intérêts élitaires, ceux des groupes investis dans le capitalisme mercantile parasitaire et les sommets du secteur secondaire public (la haute fonction publique, les entreprises d’État, etc.) Mais ces intérêts élitaires n’ont pas atteint la cohésion nécessaire à la production d’une idéologie de classe, c’est-à-dire d’un ensemble de principes et de doctrines qui mette l’égoïsme de groupe au-dessus de l’égoïsme personnel (ce dernier devenant une expression particulière de l’égoïsme de groupe). Les partis politiques sont donc plutôt des cliques que des organisations régulières, et si les prises de décision suivent souvent des procédures formelles, les lignes de force n’ont rien à voir avec des tendances ou variations idéologiques, et restent rattachées aux ambitions des individus. Non pas qu’un tel processus de cohésion élitaire ne soit à l’œuvre, mais le constat général est qu’il n’est pas assez consolidé pour résister à la pression des compétitions individuelles acharnées, en particulier telles qu’elles sont exacerbées par le régime de la démocratie électorale (on ne peut guère, dans ce contexte, parler de démocratie représentative, encore moins de libérale). L’organisation économique ne crée pas non plus de liens d’exploitation directs entre les groupes élitaires et les groupes populaires. Ces derniers cherchent certes à améliorer leur sort en tâchant de devenir des clients des élites (au sens patron-client) ou, lorsqu’ils n’ont même pas des contacts avec eux – comme les paysans – en faisant appel à des mécanismes de solidarité, y compris d’ordre religieux (charité), communautaire ou politique (évergétisme). Mais il ne s’agit pas là de liens de dépendance structurels, i.e., liés à l’organisation de l’économie. Néanmoins, dans le cadre de la compétition électorale, tous ces liens peuvent être politisés, puisque les élites dépendent du vote des groupes populaires pour avoir accès aux rentes parasitaires (on critique souvent les élites africaines pour leur goût des rentes : mais toutes les élites, à travers le monde, recherchent des rentes, c’est même là ce qui les définit ; ce qui est problématique dans le cas de bien de nos élites, c’est la nature, non l’existence de ces rentes – et d’ailleurs, au fond, même les rentes tirées d’une activité productive sont, à un certain niveau, parasitaires ou au moins exploiteuses). Et le lien qui peut se politiser le plus facilement est le lien communautaire, ou « ethnique ». Pourquoi ?
Là encore il faut remonter à la base économique. Dans le type d’économie qui existe au Niger – non-industriel – la compétition se fait pour l’accès à deux types de richesses : celles qui tiennent à l’environnement naturel (champs, pâturages, aquifères) et celles qui tiennent au commerce et services. Cette compétition se fait généralement sur des bases communautaires. Les communautés qu’on définit sous l’angle plutôt naïf de l’ethnicité peuvent être mieux définies sous celui de la spécialisation de l’activité économique. Dans le contexte de nos économies, où les compétences professionnelles s’acquièrent à travers les savoirs traditionnels et empiriques, une activité est généralement un héritage immatériel obtenu par la naissance. Pour être berger il faut naître peul, pour être chamelier il faut naître touareg, pour être agriculteur il faut naître haoussa ou zarma, pour être pêcheur il faut naître sorko, etc. Ces compétences fixes s’ajustent à des biens-fonds fixes : fleuves pour les pêcheurs, champs pour les cultivateurs, pâturages pour les éleveurs. La survie du groupe comme de l’individu dépend de l’accès à ces biens-fonds. De même, les activités de commerce et de service dans les villes suivent ces lignes de spécialisation communautaire. Ainsi, à Niamey, le commerce des pièces détachées automobiles est presqu’entièrement entre les mains des Igbos (un groupe originaire du sud-est du Nigeria) ; celui des grillades, presqu’entièrement entre les mains des originaires de l’Ader ; le service de la blanchisserie est entre les mains de groupes de migrants de Gao, celui de la fourniture de l’eau dans les zones sans adduction d’eau, entre les mains de groupes de migrants peuls et touareg du Mali ; etc.
Évidemment, cette forme d’organisation par spécialisation communautaire des services et échanges économiques est typique des économies non-industrielles : il en était de même en Europe jusque tard dans le XIXe siècle. La civilisation capitaliste – la « modernité » – uniformise les communautés, non pas tant en niant leur existence qu’à travers son besoin vital pour la standardisation (l’administration étatique se fait souvent le serviteur de cette standardisation en remplaçant les coutumes par la loi, et en imposant les mêmes systèmes de poids et mesure, ainsi qu’une langue administrative propagée à travers les écoles). Ainsi, vers les dernières années de la colonisation, bien d’observateurs pensaient que les populations africaines, comme les européennes avant elles, allaient être « détribalisés » par le processus de modernisation capitaliste. L’attachement aux origines communautaires, désubstantialisé par la société de consommation et les exigences de la production dans une économie moderne et scientifiquement organisée, allaient au fil du temps devenir un pittoresque héritage privé ou une source épisodique de folklore – avenir américain de cultures neutralisées (dans tous les sens du terme) qu’à l’époque un Pasolini déplorait (le mot est faible) pour l’Italie et qui était le rêve de nombreux dirigeants africains acquis aux promesses du « développement ». Le capitalisme peut d’ailleurs mobiliser le travail sur des bases communautaires. A l’époque coloniale, l’enrôlement des travailleurs dans les systèmes d’exploitation capitalistes (plantations, mines) se faisait presque systématiquement sur des bases communautaires, au point que, dans de nombreux contextes, des prétendues communautés ethniques ont en fait été modelées et pratiquement créées par l’anthropologie de l’exploitation économique. Néanmoins, la logique de base du capitalisme – surtout à un certain niveau de développement – est de mobiliser le travail suivant les aptitudes et les qualifications des individus, non suivant leur origine communautaire (sauf dans la mesure où cette dernière est source d’aptitudes désirées), et la situation que je viens de décrire n’était censée être qu’un moment primitif dans le développement de l’économie capitaliste en Afrique. Que se passe-t-il, cependant, lorsque les conditions demeurent à ce stade ou évoluent vers des situations que l’on peut décrire par les formules de « stagnation » et de « sous-développement » ?
Dans un tel contexte, le processus de standardisation conduit par l’État moderne – la fabrique de citoyens à travers l’école, la vie politique nationale, les symboles et mécanismes d’intégration administratifs – crée des relations intimes entre les ressortissants des différentes communautés pris dans cette entreprise de construction nationale. Cela génère même, bien évidemment, une culture nationale qui transcende les cultures communautaires. Néanmoins, l’état de l’économie favorise le maintien des identités communautaires. Une économie capitaliste développée stimulerait une intégration sociale des communautés aboutissant à un contexte où les divisions sociales – classes supérieures, moyennes, populaires – deviennent la base du contrat politique[1], en lieu et place des divisions communautaires. Cet aboutissement n’est nullement garanti et dépend d’un encadrement de l’État[2], mais la situation des pays comme le Niger est que cet encadrement de l’État existe, sans pour autant être relayé par la transformation de l’économie. Dans cette situation, qui n’est paradoxale que dans le contexte de la théorie moderne de l’État-nation (elle était la norme pour les États “prémodernes”, i.e., pré ou non-capitalistes), l’État gère une société politique qui est plus un assemblage de communautés traditionnelles qu’une société moderne. Ces communautés traditionnelles n’étant pas autonomes, sont fongibles à la souveraineté de l’État et perdent de ce fait les attributs qui renforceraient leurs caractéristiques propres – par exemple ceux de la défense militaire, de la législation et de la justice, tels qu’ils refléteraient les formes spécifiques de leur économie communautaire et de leur organisation sociale. Dans cette désintégration d’un statu quo ancien – essentialisé souvent en « notre culture éternelle et immémoriale » par les démagogues du communautarisme, comme par exemple les leaders des rébellions touarègues du Niger et du Mali qui ont pu parler, à cet égard, de « génocide culturel » – le sentiment communautaire persiste néanmoins, quoique sous des modes différents suivant qu’on appartienne aux masses ou aux élites. Au niveau des masses, il est corroboré assez fréquemment par la manière dont l’économie nationale fonctionne, souvent, comme décrit plus haut, suivant des lignes de force communautaires, en particulier dans les zones rurales où réside la majorité desdites masses ; au niveau des élites, en revanche, il est plus artificiel et peut se prêter aux dérives intellectualistes ou politiciennes. Dans le premier cas (intellectualisme), on peut évoquer les théories « historiques » élaborées par des intellectuels pour expliquer et exposer les droits supérieurs de leur communauté identitaire – y compris récemment par des intellectuels peuls et dogons du Mali, mais aussi, par le passé, par des intellectuels ivoiriens lors de la crise et des conflits du début des années 2000, ou par des intellectuels hutus ou tutsis au Rwanda. C’est là la trahison des clercs dans toute sa négative splendeur. Le second cas (politicaillerie) est illustré, ces derniers temps, par les politiciens nigériens, comme je l’ai mentionné plus haut.
Aussi dangereux et intolérables que de tels positionnements puissent paraître, ils sont logiques dans le contexte d’espèce, et si on veut véritablement les combattre, il faut comprendre leurs sources et leurs mécanismes. D’ailleurs ils ne sont pas fatals et ne prennent une forme inquiétante que dans des conjectures particulières, presque toujours liées aux conditions économiques, quoique sous des modalités assez variées. Plutôt que d’ethno-régionalisme, comme le veut la formule dominante, il faudrait peut-être, à cet égard, parler d’une sorte de « xénophobie interne », si l’oxymore n’est pas trop brutal.
La xénophobie veut dire littéralement, « haine de l’étranger », et le terme me paraît adéquat dans la mesure où les dérives dont je viens de parler amènent à considérer l’Autre communautaire comme un étranger. La différence communautaire peut être facilement ressentie comme une forme d’« étrangèreté » (néologisme qui n’a pas pris, inventé par l’écrivain français d’extrême droite Renaud Camus lors d’une de ses incarnations plus anciennes et plus intelligentes). Souvent, nous ne connaissons pas la langue de l’Autre communautaire, ou si nous la connaissons, nous la ressentons comme une langue qui nous est étrangère ; nous ne relevons pas de sa culture, de ses coutumes, de son histoire. Un tel éloignement peut susciter l’intérêt, la curiosité et la séduction (la xénophilie existe aussi, bien qu’on en parle moins, puisqu’elle ne crée pas des conflits) et n’est donc pas, en soi, une mauvaise chose. Mais il peut aussi provoquer l’hostilité, et surtout, il peut être exacerbé et transformé en idéologie ou en faction. Le sentiment communautaire a ceci de commun avec l’opinion idéologique qu’il est, d’un côté, assez vague et large pour rameuter un nombre critique (du point de vue politique) d’adhérents, et, d’un autre côté, assez précis et défini pour limiter le nombre des adhérents et exclure ceux qui n’en relèvent pas. Par ailleurs, ce sentiment est assez irrationnel pour s’imposer sans tenir compte des intérêts objectifs des individus – un peu à l’instar du sentiment religieux – tout en se prêtant pourtant à la mobilisation pour la défense de certains intérêts objectifs, comme cela peut être le cas dans les zones rurales, où l’accès aux ressources naturelles est largement défini de manière communautaire (largement mais pas complètement puisqu’il existe des hiérarchies sociales à l’intérieur des ensembles communautaires).
Mais en l’occurrence, lorsque je dis qu’on en vient à « considérer l’Autre communautaire comme un étranger », le tout est dans le « considérer » et dans le « comme ». Car l’Autre communautaire est en même temps le compatriote, c’est-à-dire une personne avec qui on entretient les liens les plus intimes en dehors de ceux de famille (et, dans certains cas, avant ceux de familles), les liens de pouvoir. Relever du même État signifie que l’on dispose mutuellement du pouvoir de déterminer ou d’influencer tout ce qui, dans notre existence, dépend de l’État – ce qui n’est pas peu à l’ère moderne, même dans des contextes où l’État est « faible » ou « fragile » (i.e., inférieur aux normes de consolidation d’un État moderne). Il peut s’agir de choses décisives ou triviales, mais le point essentiel surtout est qu’il s’agit d’un ensemble de choses qui relèvent de la « justice ».
Foncièrement, les luttes au sein d’un État – au sein de cet appareillage qui régule les liens de pouvoirs innervant une société politique – sont des luttes de justice, du « à chacun son dû », ou le « dû » en question peut être exprimé de façon variée (suivant la variété du langage culturel), mais relève toujours de l’économie politique de la société. Par exemple, une société islamisée exprimera ce sens du « dû » de façon différente d’une société où la norme culturelle hégémonique serait le libéralisme, avec des concepts spécifiques pour organiser la rhétorique de la justice. Les anthropologues, qui croient en l’incommensurabilité des cultures (i.e., au fait qu’il n’existerait pas d’équivalences entre les conceptions culturellement déterminées), diront, par exemple, que le adalci des musulmans est différent de l’équité des libéraux, puisque l’un serait fondé sur les devoirs à rendre à Dieu et l’autre sur le respect à montrer aux droits de l’individu. Il n’empêche que ces conceptions ne sont pas que culturellement déterminées. Elles subissent toutes les lois uniformes de la matière inerte et des passions humaines, qu’elles essaient d’ordonner dans le sens d’une certaine justice, d’une certaine idée de la justice. Suivant l’état de la société – et indépendamment du caractère particulier de sa civilisation – des groupes constitués par l’économie politique de cette société vont en dominer d’autres, ce qui revient à dire qu’ils vont prendre plus que leur dû et qu’ils vont priver d’autres de leur dû. On peut subodorer que le moins et le plus relèvent, dans une certaine mesure, des perceptions des uns et des autres, mais ils relèvent encore plus de la compréhension expérientielle que les sociétaires (les citoyens) ont du fonctionnement « économie politique » de leur société, compréhension qui les amène à évaluer assez correctement son degré de justice. Ceux qui sont privilégiés peuvent s’aveugler à travers la conviction qu’ils méritent leurs privilèges, mais il y a bien des heures solitaires de la conscience où ils voient parfaitement la verita effetuale (pour parler comme Machiavel) des choses – et à quel point ces privilèges se rapprochent d’une usurpation.
Pour légitimer cette usurpation, les groupes dominants auront tendance à utiliser les ressources idéologiques de la civilisation commune afin de développer un discours de justice suggérant que leur « plus que dû » est en réalité un simple « dû ». Par contraste, les groupes dominés, ou leurs champions, se feront fort de montrer le caractère indu de ce « plus que dû » magiquement transformé en « dû » en soulignant l’existence outrageante de leur « moins que dû », un « moins que dû » qui, bien évidemment, ne découlerait que de l’existence correspondante d’un « plus que dû » indu. L’instance gouvernante peut réguler ce dissentiment en organisant – grâce au monopole de la force « légitime » ou en tout cas légale – les relations entre les divers groupes de manière à préserver un espoir de justice pour chaque groupe, en dépit des contradictions d’intérêt qui leur donnent des perspectives différentes, et parfois opposées, sur ce que l’idée de justice implique. Cette instance dirigeante, à savoir l’État, la res publica (l’affaire du public), tire en théorie sa légitimité de l’idée qu’elle représente l’intérêt public, et non des intérêts particuliers (qu’ils soient collectifs ou individuels) – mais dans la pratique, cela se traduit par le fait qu’elle est le centre et le foyer des luttes entre les intérêts particuliers. Ces luttes peuvent trouver des résolutions (toujours temporaires et inachevées) à travers des « règlements politiques » (political settlements) qui seront d’autant plus efficaces – quoique pas nécessairement d’autant plus justes – que l’appareil d’État possède les ressources adéquates en termes d’institutions bien établies ou au moins consensuelles, de procédures acceptées, d’organisations assez autonomes pour être crédibles comme représentant l’intérêt public. Mais ces ressources peuvent être aussi très limitées ou inadéquates, et l’État peut ainsi devenir l’affaire non du public, mais des dirigeants et autres groupes dominants.
Dans nos contextes, l’État joue ce rôle de foyer des luttes (et compromis) entre groupes sociaux et communautaires. Dès lors, les communautés ne sont plus étrangères les unes aux autres puisqu’elles partagent la même « affaire publique » qui détermine leur sort et surtout l’appréciation qu’elles auraient de la justice de ce sort. Elles sont obligées de se parler, de s’entendre et ainsi de s’assimiler plus ou moins les unes aux autres. On le voit bien lorsqu’on compare les identifications communautaires par-delà les frontières : un Haoussa du Niger n’est pas un Haoussa du Nigeria, et les craintes que le premier régime du Niger avait d’une fuite centripète des Haoussa du Niger dans l’orbite du Nigeria haoussa était bien vaine. L’identification au foyer étatique dissout même les loyautés de famille, à plus forte raison celles de la communauté. Louis Bonaparte, placé sur le trône du Royaume de Hollande à la courte vie afin de devenir une sorte de préfet couronné des régions bataves, se déclara néerlandais plutôt que français, changea son nom de Louis à Lodewijk, contraignit ses ministres à prendre la nationalité hollandaise (alors qu’ils avaient été gracieusement « fournis » depuis les Tuileries par l’empereur des Français) et décida que sa cour et son gouvernement ne parleraient que néerlandais.
Par ailleurs, les identités communautaires, en dépit de leur poids, ne sont pas les seules dans nos sociétés politiques. Il y a, à côté et au travers d’elles, des identités sociales asymétriques, que j’ai décrit plus haut par les termes « élites » et « masses ». Il existe donc, dans ces sociétés, au moins deux antagonismes potentiels : ceux entre communautés, et ceux entre groupes sociaux. Le premier type d’antagonisme jouera sur le degré d’hétérogénéité de la société (xénophobie interne) et le second, au contraire, sur son degré d’homogénéité (lutte des classes). Soit dit en passant, cette espèce de diffraction n’est pas propre aux sociétés africaines. Elle est très comparable, sous des modalités à peine différentes, à des configurations que l’on trouve à travers le « Sud global », mais aussi dans les pays du Nord. Mais le type d’organisation économique qui existe en Afrique rend l’antagonisme communautaire (« ethnique ») plus saillant. Au plan social, la lutte ne se livre guère entre les masses et les élites, mais entre des factions élitaires (organisées en « partis politiques » dans les démocraties électorales qui se sont mises en place depuis les années 1990) se disputant les prébendes du parasitisme, ou entre des segments élitaires (par exemple, « société civile » ou syndicats contre gouvernants et « classe politique »), en des luttes où les questions de principe tiennent un rôle plus important, à côté de la défense de petits intérêts corporatiste de privilégiés.
Par ailleurs, l’organisation économique n’explique pas tout : si ses matérialités s’imposent à la « culture », cette dernière, qui, bien souvent, n’est que de l’expérience historique rendue abstraite, produit des institutions informelles – souvent sous forme de « coutumes » – qui peuvent jouer des rôles divers suivant ce qu’on en fait. Ce rôle est généralement conservateur (ce qui peut vouloir dire aussi stabilisateur). Arundhati Roy, désespérée par la passivité des masses indiennes devant les cruelles injustices dont elles sont constamment frappées, s’est une fois exclamée : « Bhaiji Bai, Bhaiji Bai, quand te mettras-tu en colère ? Quand cesseras-tu d’attendre ? Quand diras-tu, « C’en est assez ! » pour te saisir de tes armes, quels qu’ils soient ? » (Dans un essai célèbre, The End of Imagination, où ce personnage ultra-spolié apparaît souriant sur les calendriers de propagande officielle alors que son pays l’a « écrabouillé comme un insecte »). Son explication, c’est que Bhaiji Bai (et ses semblables) reconnaît la puissance quasi-divine de ceux qui ont le pouvoir (d’État). Roy est une dénonciatrice fuligineuse et loquace du despotisme, mais je préfère appeler ce qu’elle décrit, le brutalisme. Le despotisme s’oppose à la démocratie – mais le brutalisme la brutalise, tout en acceptant son existence. Dans la plupart de nos pays démocratisés, comme au Niger par exemple, la démocratie apparaît comme une vieille femme tremblante qui est battue et refoulée dans un recoin par ceux qu’elle a poussé au pouvoir. A Niamey, j’ai vu une nouvelle manifestation symbolique de ce brutalisme à travers une autoroute (déguisée en boulevard) jetée comme un glaive à travers la ville depuis l’aéroport jusqu’au cœur élitaire de la ville, la coupant en deux au vif – parce que les dirigeants locaux sont incapables d’entendre les Bhaiji Bai du cru et refusent d’écouter ceux qui osent critiquer leurs décisions sans appel. Dans un pays de vivante démocratie, une voie aussi brutale, justement, n’aurait jamais été construite. C’est le signe d’une démocratie brutalisée, d’un peuple « cassé », pour reprendre les termes de Roy : « Pour freiner une bête, on casse ses membres. Pour freiner une nation, on casse son peuple. On le dépouille de toute volonté. » Mais cette œuvre néfaste ne découle pas simplement de la volonté quasi-divine des dirigeants (comme Roy le prétend, avec l’emphase de la fureur), elle provient aussi de la servitude de peuples habitués à la patience et à la docilité non pas tant par atavisme ou fatalisme – comme les analystes pressés le diraient – que par la subtile prégnance d’institutions sociales informelles et « traditionnelles » héritées de l’expérience de l’histoire. Qu’on se souvienne seulement, en Inde, des castes ; au Sahel, des captifs – qui, dans certaines communautés, continuent à accepter leur sort dégradant en dépit, justement, de la démocratie et de ses lois. Comme on n’aperçoit pas les mécanismes secrets de cette passivité, on peut avoir l’impression qu’elle est infinie et éternelle – mais un jour, les institutions qui lui servent de base s’érodent et s’effondrent et le peuple devient méchant. Une bonne part des violences communautaires et djiihadistes du Sahel s’explique par là – même si, en l’occurrence, le peuple s’est tourné en somme contre lui-même, dans ces campagnes reculées qui sont sa résidence principale.
D’un autre côté, comme je l’ai indiqué, conservateur veut dire « stabilisateur ». On ne se rend compte de l’existence des communautés que quand elles entrent en conflit, si bien qu’on a l’impression qu’elles sont perpétuellement en conflit. Pourtant, la plupart du temps, elles ne le sont pas – et cela aussi est dû à ces institutions qui sont à l’œuvre aux marges ou en dehors de l’État. Dans bien des cas, les pressions qui s’exercent sur ces institutions proviennent d’ailleurs des élites, soit en mode « politicien instrumentaliste », soit en mode « trahison des clercs » comme je l’ai remarqué plus haut. Il y a, dans ce sens, un lien entre le régime politique – chasse gardée des élites – et la xénophobie interne. Au Niger, à l’époque du parti unique et du régime d’exception, cette xénophobie interne existait essentiellement entre Zarma-Songhay et Haoussa, parce que le sentiment d’injustice attaché à ce régime reposait sur les ambitions frustrées d’élites haoussa persuadées que le fait que le poste présidentiel avait toujours été détenu par un Zarma-Songhay signifiait l’existence d’une sorte de plafond de verre entravant leurs ambitions. Par ailleurs, l’économie politique du Niger sous le régime du parti unique faisait reposer l’essentiel du poids de l’État sur les producteurs d’arachide haoussa. Le travail de ces producteurs agricoles était exploité par toutes les élites, puisque les dividendes étaient partagés entre l’État (perçu comme contrôlé par les Zarma-Songhay), les maisons de traite françaises, les commerçants syro-libanais, et les commerçants haoussa. Mais les élites haoussa et assimilées avaient beau jeu de dépeindre la situation comme étant celle – inique et scandaleuse – d’hilotes haoussa asservis par l’« ethnie zarma-songhay ». Bien que ces ressentis et ressentiments n’aient jamais atteint leur paroxysme – qui aurait alors pu déclencher une violence de masse – ils ont empoisonné de façon sous-jacente la vie politique nigérienne jusqu’aux années 1990. Au moment de la libéralisation politique, ils ont nourri l’agressivité des élites montantes qui se concurrençaient pour les « postes juteux » de cadres moyens et supérieurs (voir de membres de gouvernement), et qui ont eu tendance, lors des premières années, à tabler sur la solidarité communautaire au détriment de celle de parti (ce qui, étant donné le contexte, n’a encore une fois rien d’étonnant). La classe politique nigérienne reste dominée par des personnalités vieillissantes dont la carrière et les ambitions se sont mises en place durant cette période. Bien que l’antagonisme zarma-songhay/haoussa aie très peu de sens pour la jeunesse actuelle – il était encore vivace pour la jeunesse des années 1990 et début années 2000, était devenu quelque peu has-been quoiqu’encore compréhensible pour celle de la fin des années 2000, et paraît sans importance pour celle d’aujourd’hui – il peut être artificiellement ravivé par les politiciens, en jouant aussi bien sur une rhétorique héritée du passé que sur la mémoire des générations plus anciennes. Cela reste sans ancrage matériel cependant. L’économie politique du Niger de l’ère « démocratique » n’a plus de bases populaires, et la compétition des élites se développe autour de l’économie (non productive) du commerce d’import-export et des services – en dehors de la spéculation immobilière.
[1]La formule d’usage est, bien entendu, « contrat social ». Mais le contrat social se rapporte à celui qui fonderait les relations entre l’État et les citoyens. Par « contrat politique », je fais allusion au type de règlement que l’on trouve dans la théorie de Thomas Hobbes, et qui définirait le contrat des citoyens entre eux.
[2]L’exemple historique type d’un tel processus est celui de la constitution des Pays-Bas. En dépit de la standardisation capitaliste stimulée par les marchands d’Amsterdam, les futures « Provinces Unies » seraient restées désunies sans l’œuvre d’unification dynastico-militaire conduite par les membres de la famille d’Orange-Nassau. Cette histoire se manifeste encore de nos jours de façon folklorique dans la « rivalité » entre La Haye (bastion du royalisme Orange-Nassau) et Amsterdam (fief du républicanisme mercantile).