Le massacre des villageois de Tchombangou et Zaroumdareye confirme ce que je pense depuis longtemps des « djihadistes » des « Trois Frontières », et qui vaut sans doute aussi pour ceux de « Boko Haram », qui commettent, eux aussi, leurs ravages à travers trois frontières. Il s’agit d’une organisation criminelle. Cette mienne opinion, qui repose non seulement sur l’observation des faits, mais aussi sur l’opinion des victimes, est souvent mal venue en Occident. La première fois que je l’avais émise, lors d’une conférence à Halle, en 2015 – conférence donnée, par coïncidence, le lendemain des massacres de Paris, mais portant sur les djihadistes du Sahel – elle a été rejetée vigoureusement par un des participants, qui a déclaré que le fait que je pouvais désapprouver l’idéologie de ces personnages n’impliquait pas qu’il s’agissait de fous. Je les avais effectivement traités de dérangés mentaux. En Occident, beaucoup d’experts et de chercheurs partent du fait que les habitants des pays du Sahel sont en majorité musulmans et que les djihadistes disent se battre au nom de l’islam, ils additionnent cela à leur propre dégoût quasi-viscéral pour « l’État africain » considéré comme totalement corrompu et radicalement illégitime (État, élites, classe politique – suivant un refrain qui se nourrit d’ailleurs du cynisme excessif des interlocuteurs africains qu’ils rencontrent) et aboutissent à la conclusion que, quelque part, la cause des djihadistes est « juste ». On me sort aussi l’idée selon laquelle les djihadistes offriraient à la population une justice que l’État a été incapable de leur apporter.
« Sur quels faits », demandé-je, « vous basez vous pour affirmer de telles choses ? »
Sur quoi on me parle de témoignages de gens qui se seraient dits satisfaits des actes de justice des djihadistes (surtout, paraît-il, au Mali). La légèreté de la « preuve » me confond alors moins que le fait qu’elle soit apportée par des chercheurs africanistes, qui font du terrain au Sahel parfois depuis des dizaines d’années, et qui se contentent pourtant de « faits » qu’un journaliste amateur aurait dédaigné pour tirer des conclusions pour le moins exorbitantes. Je dois leur rappeler patiemment qu’il y a sans doute aussi des gens qui n’ont pas été fort satisfaits de cette justice, comme c’est toujours et nécessairement le cas en ce bas monde ; que nous ne disposons pas, étant donné le contexte, des moyens d’évaluer les proportions de satisfaits et d’insatisfaits, les djihadistes n’ayant guère de tolérance pour les enquêtes par questionnaire (contrairement aux États) ; et qu’en tout état de cause, la question de la justice ne se résume pas à la satisfaction que quelques justiciables tireraient d’une sentence occasionnelle.
Le « African-state bashing », qui fait partie de la culture des chercheurs africanistes, ainsi, d’ailleurs, que des experts et humanitaires occidentaux intervenant en Afrique, les conduit souvent à idéaliser au moins certaines insurrections, en particulier celles dans lesquelles ils croient voir à l’œuvre soit une certaine forme de noblesse (il en fut ainsi des « rébellions touarègues ») ou une certaine forme d’authenticité (le djihadisme). Tant il est difficile, dès qu’il s’agit de l’Afrique, d’échapper aux essentialismes.
(N’étant pas africaniste, cette culture savante m’a toujours mis mal à l’aise et souvent parue dangereuse pour les Africains à bien des égards, surtout, d’ailleurs, à cause de la puissance et de l’influence des Occidentaux.)
Je me suis tôt rendu compte du fait que les djihadistes ont un but purement politique : le pouvoir. Le pouvoir de gouverner, c’est-à-dire de dominer, de décider, de contrôler, d’opprimer (car ils sont d’autant moins des anges qu’il faut en croire Pascal: qui veut faire l’ange fait la bête). Pour acquérir ce pouvoir, il leur faut détruire celui qui le possède actuellement, ou qui prétend le posséder, et qui, en tout cas, bénéficie de l’assentiment habituel des populations à sa possession : l’État. Bien entendu, ils affirment rechercher le pouvoir au nom de l’islam. Mais le fait est qu’ils recherchent le pouvoir, et qu’ils sont prêts à user de la violence, de toutes les formes de violence, pour l’acquérir.
L’histoire est bien simple.
Au départ, ils ont cru possible de s’emparer du pouvoir par la conquête. Une telle ambition était présente dès le départ chez « Boko Haram » car elle trouve ses origines dans un processus que nous appellerions de « radicalisation », et qui a précédé d’au moins une décennie les premières manifestations armées du mouvement, lorsqu’il a organisé, au début des années 2000, des attaques contre des commissariats de police nigérians en se labélisant Talibans du Nigeria. Ambition folle, certes, que de vouloir conquérir l’immense et tumultueux Nigeria : mais on a vu que celle des mouvements djihadistes du Mali ne l’était pas du tout, puisque sans l’Opération Serval, ils auraient pris Bamako.
L’ambition de la conquête d’un territoire national (Mali, Nigeria) est vite tombée sur un os, dans tous les cas. Sur quoi les djihadistes ont changé leur fusil d’épaule. Puisqu’il n’était pas question de battre les armées étatiques soutenues (Sahel francophone) ou non (Nigeria) par des forces occidentales (surtout françaises), il fallait vider les territoires de la présence de l’État et placer les communautés sous emprise. À partir de là, les djihadistes glissèrent vite fait du combat à la criminalité.
Si l’on ne peut plus conquérir, il faut au moins durer, et soumettre les États à la tactique de l’attrition : faire saigner la bête jusqu’à ce qu’elle n’en puisse plus. Tactique coûteuse cependant, puisque l’attrition va dans les deux sens : si on tue les soldats de l’ennemi, l’ennemi tue aussi vos militants. Durer revient donc à mettre la main sur des territoires d’emprise dans lesquels on peut recruter des jeunes gens et lever des ressources, comme ça, on peut voir venir. Mais cette mainmise ne peut se faire par la douceur, par une sorte de campagne électorale ou référendaire. La violence est la méthode principale, je dirais même, unique.
Il s’agit donc bien de criminalité, et je le voyais clairement déjà en 2015. Criminalité de type mafia. Car quelles sont les méthodes ?
Les djihadistes n’installent pas une « gouvernance légitime » à travers la communauté de foi. Bien sûr, pour être aussi affirmatif, il faut au moins avoir fait des recherches sur la question : mais j’en ai plus fait que les chercheurs qui croient le contraire, car j’ai posé la question, tandis qu’ils ont supposé le fait vrai et n’ont pas trouvé nécessaire de poser la question. J’ai posé la question : « êtes-vous d’accord avec les idées religieuses des djihadistes » (pas sous cette forme, bien sûr). Je n’ai jamais trouvé de réponse positive. Il faut savoir que la théologie des djihadistes est salafiste et que les campagnards sont largement des soufis. Peut-être aurais-je trouvé une réponse différente dans la campagne de Maradi et Zinder où la propagande salafiste en provenance du Nord Nigéria a solidement pénétré les mentalités (c’est en tout cas vrai des villes) : mais ce ne sont pas des régions où sévissent les djihadistes.
(En octobre, j’ai mené une enquête à Maradi sur la gestion de la Covid-19 par le gouvernement, notamment auprès d’une dizaine d’imams : ils étaient tous persuadés, sans distinction d’obédience théologique (soufi, salafiste, traditionnaliste), que la maladie avait été inventée par les Occidentaux afin de forcer les musulmans à fermer leurs mosquées, et que le gouvernement du Niger est un cheval de Troie de la France impie. La thèse provient tout droit des propagandistes Izala du Nigeria, une sorte de salafisme vernaculaire concocté dans les années 1970 sous l’égide d’un idéologue religieux occidentalophobe, Abubakar Gumi).
Dans Tillabéri, les djihadistes s’imposent par des méthodes dignes de la Camorra : ils prennent en otage des fils de la communauté, les retournent même à travers un lavage de cerveau, entretiennent des réseaux d’espion dans les communautés et même dans les centres urbains, rackettent les communautés (comme ils qualifient ces extorsions de zakkat, nom donné aux contributions fiscales islamiques, cela renforce leur aura auprès de maint expert), commettent des assassinats ciblés pour se débarrasser des potentiels foyers de résistance. Toute la chose étant par ailleurs faite en douce, à la façon « homme sans visage », impose une véritable ambiance de psychose qui fait vivre les communautés dans une sorte de cauchemar éveillé.
Criminalité mafieuse, mais aussi, parfois, de facture nazie.
Suivant ce que j’ai compris de ce qui s’est passé au sujet des villages martyrisés : les djihadistes ont envoyé des sicaires lever le tribut habituel ; les villageois en ont eu assez, ils les ont trucidés ; les djihadistes ont décidé de leur faire payer le prix du sang, façon Lidice et Oradour. Mais bien sûr, c’est une manière de dire : « voyez ce qui arrive si vous vous prétendez homme » (ils ont commis un masculinicide dans ces villages, ils ont épargné le « sexe faible »). Les villageois se sont en effet prétendus hommes, c’est-à-dire capables de se défendre. L’article de presse le plus intéressant que j’aie lu sur l’évènement est celui du New York Times, dont les auteurs (l’un d’entre eux est nigérien) ont manifestement parlé à des témoins. Ils nous rendent leur voix : « On n’en avait assez ! C’était comme si on était en prison ! » Ils ont cherché à se libérer, mais sans en avoir la force : il n’y avait d’armés parmi eux que deux hommes, dirent-ils. Une fois ceux là trucidés, ce fut le massacre à l’envi, le sauve qui peut.
Cela me rappela l’évènement de Kobkitanda, en 1905 : les Français, nouveaux occupants de la région du fleuve, envoient des garde-cercles lever l’impôt dans ce village zarma établi par des gens qui, précisément, l’avaient fondé comme un refuge contre les grands seigneurs prédateurs peuls et zarma. Les gens de Kobkitanda tuent les garde-cercles. Les représailles des Français furent terribles. Mais à la différence de ce qui s’est passé de nos jours, les gens de Kobkitanda étaient armés, certes, d’arcs et de flèches, mais armés quand même. S’ils se sont fait canardés treize à la douzaine, ils réussirent à le faire payer cher aux assaillants, y compris à leur chef, un sous-off du nom de Tailleur, qui y perdit la vie.
Se pose d’ailleurs la question de savoir s’il faut armer les villageois. Après tout, les gouvernements du Niger et du Mali ont armé des villages peuls, songhay, arabes, lors des rébellions touarègues et touboues des décennies passées. Il semble que c’est une tactique que le gouvernement malien a tenté de remettre sur le tapis en armant en douce les villageois dogons afin qu’ils se joignent à la lutte contre les djihadistes. Mais le résultat a été pour le moins épouvantable, puisque ces gens se sont servis de leurs armes pour régler leurs comptes avec de détestés voisins peuls de la façon atroce que l’on sait (d’autres Oradours). Ce fut donc jeter des bassines d’huile sur le feu. Les gouvernants du Niger, qui se sont risqués au même jeu avec, cette fois, des groupes touareg, ont vite compris le danger et ont mis fin à cette approche. Mais le fait est qu’ils sont incapables de protéger les villageois, et ne savent pas non plus les rendre capables de se protéger eux-mêmes.
Je ne vois pas là, cependant, un cas à faire du « state-bashing ». Pour la presse occidentale, par exemple, pour quoi le Niger est quintessentiellement le Pays Pauvre et Sans Moyens, cette incapacité de l’État à protéger les populations contre les djihadistes est dans l’ordre des choses. C’est simplifier les choses, et un peu reprendre d’ailleurs un argument que les Nigériens ont jadis eu contre la France (là, on passe au French-bashing, un sport apprécié des Africains francophones) : comme quoi, la France de Barkhane a évidemment les moyens militaires de liquider les djihadistes, et si elle ne le fait pas, c’est qu’elle est avec eux. Mais naturellement, la chose n’est pas si évidente qu’ils le croyaient, car ce n’est pas là une question de force militaire brute. Les villageois qui ont parlé aux auteurs de l’article du New York Times ont expliqué qu’il y avait bien, quelques fois, une présence de l’armée nigérienne, mais qu’elle n’était pas toujours là. Et effectivement, la logique de la seule protection militaire ne marcherait que si le Niger avait les moyens de mettre une caserne à côté de chaque village, de chaque hameau. Quel État peut accomplir une telle chose - si même elle était désirable!
Donc il faut autre chose – non pas, certes, renoncer à la force militaire, mais ne pas s’en tenir qu’à elle, et non plus, ne pas la laisser déterminer toute la stratégie. Cela, c’est l’erreur des dirigeants du Niger, et aussi celle des Français dont ils ne sont peut-être que les suivistes.
En effet, si, comme je le soutiens, les prétendus djihadistes constituent en vérité une organisation criminelle, cette méthode militaire ne peut pas grande chose contre elle. Il faut lui adjoindre, et de façon autonome, une méthode policière.
La preuve, en tout cas, que ce n’est pas la richesse et le développement qui permettent de gagner cette espèce de guerre, c’est que ces djihadistes ne sont pas mieux pourvus que les États dans ce domaine, au contraire. S’ils n’arrêtent pas de rançonner les pauvres villageois, ce n’est pas par pur sadisme. Et je gagerais que ce n’est pas eux qui verront la couleur des milliards des rançons de Soumaïla Cissé et Sophie Pétronin, sinon peut-être sous la forme de quelques livraisons de meurtrières motos.
Dans l’article du New York Times, nous avons un vif aperçu de la manière dont les villageois voient les prétendus djihadistes. Ils les appellent izefuto. Pris au piège de la lecture occidentale de la situation, l’auteur américain de l’article s’essaie à traduire le mot et suppose qu’il signifie « djihadiste », « terroriste ». En fait, c’est un mot qui, littéralement, veut dire « mauvais enfant », et dont le sens commun est « bandit », « voyou ».
Oui : une organisation criminelle.