Sur le mensonge
Qu'est-ce que mentir ? Ne pas dire la vérité de façon intentionnelle. Tous les mots sont importants dans cette réponse élémentaire, y compris et surtout, le mot dire. Le mensonge relève du langage, essentiellement, alors que son inverse, la vérité, relève aussi de la pensée, c'est-a-dire du langage, si l'on veut, mais du langage hors communication. Le mensonge est fondamentalement un « dire ». La vérité est plutôt une quête qui se base sur certaines modalités : celle de l'adéquation avec la réalité, celle de l'objectivité, celle de la recherche de l'exhaustivité, toutes choses en fin de compte impossibles, mais qui nous emmènent sinon a une vérité dernière, du moins a une vérité plausible et, dans une certaine mesure, démontrable. Le mensonge survient lorsque nous disons, dans l'intention de tromper, une chose qui n'est pas, ou une chose qui n'est pas comme nous savons, ou croyons savoir, qu'elle est.
Le mensonge du coup semble relever uniquement de la morale, et semble être un élément comminatoire dans toutes les sociétés. Ou que vous alliez, si vous posez la question de savoir si le mensonge est bien ou mal, vous obtiendrez la même réponse : il est mal de mentir. Dans toutes les langues, le mot « mensonge » est un mot moralement négatif. Il est certain aussi que le mensonge est universellement répandu, sans quoi du reste sa condamnation ne le serait pas. S'il est aussi répandu, cependant, c'est bien parce qu'il est impossible de s'en passer, et parfois dans des circonstances ou l'intention de tromper est subordonnée à une intention plus générale de faire du bien. Il peut arriver que pour empêcher quelqu'un de commettre un acte préjudiciable pour lui-même ou pour autrui, nous lui mentions, parce que les circonstances ne nous paraissent pas offrir d'autre moyen. Le mensonge est utile, y compris parfois moralement, bien qu'une éthique non utilitariste puisse le condamner absolument.[1]
Mais le point auquel je voulais venir est le suivant : l'indignité morale du mensonge provient du fait que, comme dit Montaigne, « nous ne sommes hommes et ne tenons les uns aux autres que par le langage ». Nous formons société parce que nous plaçons notre confiance en autrui, et le mensonge est une violation de cette confiance qui remet en question la nécessité même de former société. La société, la civilisation, sont des entreprises humaines comme les autres, mais plus fondamentales, et elles durent aussi longtemps que l’accord des personnes qui y participent autour de certaines valeurs. La vitalité de ces valeurs dépend de la recherche et de la discussion, non seulement dans un cadre savant, scolastique, mais aussi et surtout dans la vie de tous les jours. Aussi, le mensonge est-il « un maudit vice », puisqu'il fausse les données de cette recherche et de cette discussion. Le présupposé de Montaigne est donc que le mensonge est immoral parce qu'il ne remplit dans la société qu'une fonction essentiellement destructrice. Tous ceux qui sont d'accord avec ce présupposé vous demandent de considérer non pas la réalité (le fait évident que les gens mentent sans arrêt mais que la société continue d'exister) mais l'hypothèse selon laquelle tout le monde mentirait à tout le monde. Serons-nous alors dans un monde vivable ? À qui faire confiance, comment se déterminer, où acquérir les informations nécessaires a la moindre action, même la plus banale? Perdu dans une grande ville, si je demande mon chemin, dans cet univers de menteurs et de mensonges perpétuels, je recevrais des indications qui ne feront que m'égarer davantage… L'hypothèse est intéressante et il serait amusant, nouveau Kafka, d'imaginer une histoire dans laquelle tout le monde tournerait en rond en quête d'un fragment de cette entité énigmatique : la vérité. Mais essayant de construire cette histoire, nous nous apercevrons qu'un tel univers est impossible, et qu'il est vain et en quelque façon, spécieux de le supposer. On pourrait du reste aussi bien imaginer un univers dans lequel chacun dirait absolument la vérité telle qu'il la connaît. On ne diminuerait peut-être pas sensiblement le nombre des problèmes qui surgissent de l'absence de vérité (car l'absence de vérité, ce n'est pas seulement le mensonge, c'est aussi l'erreur), mais on aboutirait à une situation tout aussi impossible que la précédente. Il existe un jeu dans lequel les participants doivent répondre par la vérité a toute question qu'on leur poserait, quelle qu'elle soit. Je ne souhaiterais pas participer à ce jeu, même si ceux qui y prennent part sont mes plus proches amis et je suis persuadé que la plupart des gens sont dans mon cas. Cela en dit long sur l'idée que nous nous faisons de la vérité et du mensonge.
Cela dit au moins ceci, à mon avis. C'est que le mensonge n'est pas foncièrement antisocial, comme le dit Montaigne. Il est antisocial, dans une certaine mesure, mais c'est aussi le cas de la vérité. Le mensonge joue même un rôle social, simplement parce que très peu de gens prétendent, comme Jean-Jacques Rousseau, être entièrement transparents au regard du monde. Chacun fonctionne dans la société non sur ce qu'il est, de bout en bout, mais sur ce qu'il paraît et surtout sur ce qu'il voudrait paraître. Chacun fonctionne à partir de son image, fabriquée à travers un réseau de vérités, de contre vérités, de mensonges patents ou de mensonges par omission. Cette verita effetuale, nous la voyons apparaître de façon prononcée chez les hommes publics. Dans les époques cyniques, comme le XVIIeme siècle français, les moralistes la décrivent avec une lucidité amère (voir tous les portraits des « Grands », menteurs orgueilleux, dans Pascal, La Bruyère, etc.), et dans les époques hypocrites, comme celle-ci, les moralistes la dénoncent avec mépris (toutes les charges contre les politiciens, menteurs grotesques, sous la plume du moindre journaliste.) Mais les hommes publics, placés sous les faisceaux de la société, ne font que refléter de façon flamboyante ce que nous faisons de façon plus terne. Notre place dans la société dépend de l'image que les gens se font de nous, et cette image, nous la soignons du mieux que nous pouvons, en usant de façon immodérée de tous les cosmétiques du mensonge, parfois des mensonges minuscules, et des mensonges qui, découverts, paraissent inutiles et sans intérêt aux yeux de celui qui les découvre, mais que nous faisons pourtant, parce qu'ils nous semblent indispensables à la bonne tenue de notre image.
En réalité, le mensonge joue tellement une fonction sociale que plus une société est liée, plus on y ment. Dans les sociétés individualistes d'Occident, le mensonge est d'utilité foncièrement pratique. Il doit être de nécessité plus rare entre les individus, parce que le degré de privacy, comme dit l'anglais, est suffisant pour dissimuler les choses sur lesquelles il serait autrement indispensable de mentir un tant soit peu. Chacun chez soi s'occupe de ses propres affaires, et les interactions entre les individus obéissent à des besoins pratiques pour lesquels le mensonge est évidemment nuisible et immédiatement sanctionné. Personne ne demande à vous connaître, chacun vous demande de faire ce que vous avez à faire si vous n'êtes pas un usurpateur. Le mensonge d'image est limité à l'intérieur d'un groupe de personnes ayant des liens affectifs, une famille, un groupe d'amis, etc. L'intolérance vis-à-vis du mensonge des hommes publics est d'autant plus forte, parce qu'ils semblent être ce faisant au-dessous de ce que le citoyen commun est capable de faire, dire la plupart du temps la vérité. Dans les sociétés collectivistes, comme celles d'Afrique, en revanche, le mensonge d'image est presque constamment nécessaire, parce que le mensonge est un moyen d'envoyer des messages, et parfois un moyen détourné de dire la vérité. Les liens sociaux sont moins purement pratiques et reposent plus sur l'affectivité, sur ce que votre interlocuteur pense de vous en tant que personne, et non pas seulement en tant que garagiste ou en tant que client.
Aucune société ne requiert de nous la transparence d'une vérité et d'une véracité constantes. La société individualiste nous permet seulement de mentir en bloc, en nous garantissant notre privacy (sur le contenu de laquelle nous ne sommes tenus de dire que ce que nous voulons bien) et la société collectiviste de mentir en détail, par souci de bienséance, en nous adaptant aux contextes variés de nos diverses interactions. Il en découle tout de même deux notions différentes du vrai et du faux, dont il faut tenir compte selon que l'on est dans l'une des sociétés ou dans l'autre. Dans la société individualiste, le vrai et le faux sont nettement distingués. Quand je mens, je sais que je le fais, et surtout, je sais que je le fais dams mon intérêt égoïste et que si je suis découvert, j'en subirais les fort désagréables conséquences, sans espoir de pardon. Dans les sociétés collectivistes, il y a souvent une zone de brume, de tolérance entre le mensonge et la vérité. Je peux affirmer une chose que je sais être fausse, mais que je voudrais être vraie, et mon interlocuteur doit jauger la manière dont je délivre mon message pour comprendre si je mens ou si je ne mens pas. Parfois, je mens à mon interlocuteur parce que je sens, ou croit sentir qu'il voudrait que je lui mente. D'autres fois, je mens pour parvenir à mes fins a moi, mais si je suis découvert, je peux toujours espérer que mon interlocuteur tiendra compte, dans sa sanction, de cette zone de tolérance. Il se peut qu'il n'en tienne pas compte, mais il se peut aussi qu'il en tienne compte, tout dépend en somme de la manière dont j'essaie d'obtenir sa clémence. La société individualiste est donc plus intolérante pour le mensonge : il en résulte non pas que les gens n'y mentent pas, mais qu'ils se soucient plus de « bien » mentir.
Je crois, dans ces circonstances, que la seule chose qui nous montre que le mensonge est immoral et que la vérité est morale, ce n'est pas le raisonnement qui nous indiquerait combien une société de menteurs serait intenable; ce n'est pas non plus le présupposé éthique que le mensonge est absolument mauvais et la vérité absolument bonne; c'est bien plutôt le bonheur que nous avons à dire et à recevoir la vérité, lorsque cette vérité ne nous accable pas, bonheur que nous pouvons distinguer de tout plaisir intéressé, et notamment du plaisir intéressé que nous avons souvent à mentir; bonheur qui est toujours la marque de l'équilibre moral.
[1] Une telle éthique suppose alors que ce qui est déterminant n'est pas l'intention de faire le bien d'autrui, mais le fait de ne pas le tromper ; mais implicitement, elle dit aussi que tromper autrui, c'est lui faire du mal. D'un point de vue kantien, ce mal est le mal suprême, celui qui consiste à porter atteinte à la dignité d'une conscience humaine. Mais si l'on est en désaccord avec cette échelle du mal et du bien, ou si l'on est en désaccord avec l'idée même qu'une telle échelle puisse exister, ce point de vue kantien devient impertinent.