"Société civile" versus "société cléricale" (au Niger/Sahel)
Une fois n'est pas coutume, je poste un texte de communication universitaire, présenté récemment lors d'un colloque. Mais il est assez "léger" pour avoir passer pour une tribune.
L’épisode de la pandémie de la Covid-19 a été, à travers le monde, un moment de flambée autoritaire. Partout sur la planète, autant dans les pays ayant des États tendant à des types de contrôle total voire totalitaire que dans ceux où le pouvoir étatique était sous contrôle démocratique, et qu’il s’agisse d’États forts et riches en ressources ou d’États faibles et plus démunis, tout d’un coup, des restrictions souvent extrêmes ont été posées aux libertés de la personne sans consultation populaire ni demande de consentement des citoyens. Ces restrictions portaient autant sur la liberté d’aller et de venir que, dans certains pays, y compris au Niger, sur celle de s’exprimer librement et de publier son opinion. De façon cruciale pour le sujet qui nous occupe dans ce colloque, la liberté de culte a aussi été atteinte à travers l’imposition d’une fermeture des lieux de culte.
S’agissant de la démocratie en particulier, un rapport spécial de Freedom House portant sur l’année 2020 note, je cite : « La pandémie de COVID-19 a alimenté une crise de la démocratie dans le monde. Depuis le début de l'épidémie de coronavirus, la situation de la démocratie et des droits de l’homme s'est aggravée dans 80 pays. Les gouvernements ont réagi en se livrant à des abus de pouvoir, en réduisant au silence leurs détracteurs et en affaiblissant ou en fermant des institutions importantes ». Et d’ajouter : « Non seulement la démocratie s'est affaiblie dans 80 pays, mais le problème est particulièrement aigu dans les démocraties en difficulté et les États très répressifs - en d'autres termes, ce sont les lieux qui disposaient déjà de faibles garanties contre les abus de pouvoir qui souffrent le plus. Les résultats de l’enquête illustrent l'ampleur et la profondeur de l'attaque contre la démocratie. Comme l'a dit une personne interrogée au Cambodge, « le gouvernement a profité du coronavirus pour démolir l'espace démocratique ». ».
Le Niger fait partie de ces 80 pays indexés par Freedom House, mais pourtant, je ne dirais pas, comme cette personne du Cambodge, que le gouvernement s’est servi du coronavirus pour démolir l’espace démocratique. Ses actions ont été plutôt révélatrices de certains aspects, de certaines profondeurs de cet espace démocratique qui ne sont pas toujours apparents lorsqu’on s’en tient à l’analyse du processus politique de surface, par exemple les élections ou les mouvements de protestation populaire. Au moment où Freedom House réalisait son étude, j’étais moi-même en train de conduire une enquête sur les restrictions imposées par le gouvernement du Niger pour, suivant la formule consacrée, « faire face à la pandémie de Covid-19 ». (Le résultat a été publié ici). La principale justification de la flambée d’action autoritaire déclenchée à travers le monde par la pandémie a été la terreur, en particulier parmi les décideurs à la tête des États et des organismes de coopération internationale. La peur panique d’un désastre apocalyptique paraissait encore plus naturelle dans les pays, comme le Niger, où le système de santé se réduisait pour ainsi dire à une frêle ombrelle déployée contre ce qui ressemblait à un cyclone. La communication gouvernementale laissait clairement entendre qu’une hécatombe allait se produire. D’ailleurs le sous-titre de mon étude est « peur, douleur et adaptation ». Mon enquête, basée en partie sur une analyse des réseaux sociaux sur neuf mois, a révélé que cette peur angoissée ne se limitait pas aux décideurs politique ou aux agents de l’État. Elle était répandue parmi une bonne partie de la couche instruite, des élites francophones du pays, dont beaucoup accusaient le gouvernement de ne pas en faire assez, ou de détourner les fonds de lutte contre la Covid 19 au lieu de les utiliser à bon escient. D’ailleurs l’opposition politique s’est montrée disposée à faire une sorte d’union sacrée avec la majorité et avait appelé la population à se conformer aux restrictions imposées par le gouvernement. Les mesures du gouvernement bénéficiaient donc d’une certaine légitimité démocratique dans cette catégorie de la population.
Il n’en était pas de même des catégories populaires et non-scolarisées qui, par ailleurs, étaient les plus exposées à la violence des mesures de restriction, en particulier la masse nombreuse et bigarrée des acteurs du secteur informel ou semi-formel urbain. Ces personnes ont subi les foudres de la répression policière, mais le gouvernement a aussi essayé de les persuader du bien-fondé de ses actions, et, de façon très intéressante, il est surtout passé, pour ce faire, à travers la classe maraboutique, les oulémas et autres autorités religieuses islamiques. De fait, c’était alors qu’il participait à une réunion de concertation avec divers leaders religieux, musulmans et chrétiens, que le premier ministre de l’époque, Brigi Rafini, a reçu l’information, chuchotée à son oreille par le ministre de la Santé, qu’un premier cas de Covid venait d’être détecté au Niger, le 19 mars 2020.
Avant d’aller plus loin il convient de remarquer que non seulement l’islam est une religion ultra-majoritaire au Niger, mais les marabouts et prédicateurs sont les leaders d’opinion ayant la plus forte influence morale et intellectuelle sur la majorité de la population, en particulier celle non scolarisée. Le gouvernement avait besoin d’eux aussi bien pour faire accepter la mesure de fermeture des mosquées que pour persuader la population majoritaire du danger que représentait la Covid 19 et donc de la légitimité de ses actions autoritaires d’urgence. À cet égard, l’enquête a permis de noter les trois points suivants : (1) La sphère maraboutique est divisée, sur la forme, entre ceux qui coopèrent avec le gouvernement, essentiellement pour des raisons institutionnelles, car faisant partie de l’Association Islamique du Niger, et ceux qui sont indépendants ; (2) Il n’y a pas de division doctrinaire réelle entre ces deux catégories de marabouts ; et (3) La communication entre le gouvernement et les marabouts indépendants est très variable. Ainsi, à Maradi où une partie de l’enquête a été conduite, les marabouts indépendants interviewés ont tous affirmé n’avoir jamais été consultés par le gouvernement, qui est passé par le sultan et les marabouts « officiels » pour transmettre ses messages à la population. La non-coopération et l’hostilité très publique de nombreux marabouts indépendants s’est traduite par des mouvements de résistance dans la population générale, obligeant le gouvernement à user de la répression. Dans certaines localités, des écoles ont été incendiées car représentant le « boko », l’impiété laïque qui nourrirait les actions d’un État présenté par beaucoup comme étant à la solde des Occidentaux. En effet, une théorie du complot très répandu a soutenu que la pandémie était une invention occidentale destinée à détruire l’islam. Dans d’autres cas, cependant, des marabouts indépendants ont accepté de coopérer avec le gouvernement tout en le critiquant sur certains points, ce qui a eu un effet modérateur sur ceux qui les écoutaient.
Suivant mon analyse, ces événements étaient une preuve de la vitalité de l’espace démocratique nigérien. Pour convaincre le public nigérien de la validité de sa position, le gouvernement a évoqué le cas de la Masjid al-Haram, la grande mosquée de La Mecque, fermée au culte par décision des autorités saoudiennes dans la tranquillité apparemment la plus complète. Mais cela était dû aux technologies de contrôle d’un État absolutiste qui ne laisse aucun espace à la société civile. Le Niger fonctionne sur un modèle différent, un modèle dans lequel les leaders religieux, au lieu de faire partie intégrante de l’appareil d’État, sont en fait des acteurs de la société civile et de ce fait des régulateurs démocratiques des rapports entre État et société.
Pour comprendre ce qui est en jeu ici, il convient de se référer à certaines conclusions récentes de la science politique sur ce sujet précis. La plupart de ces conclusions sont présentées dans ses travaux par John Keane, politologue spécialiste de la société civile qui soutient notamment que la revitalisation du concept et des pratiques de société civile à la fin du XXème siècle a permis de redéfinir la démocratie comme « un type particulier de système politique et de mode de vie où la société civile et le gouvernement tendent à fonctionner comme deux moments nécessaires, séparés mais contigus, distincts mais interdépendants, articulations internes d'un même système dans lequel l'exercice du pouvoir, que ce soit dans les sphères de la société civile ou dans celles de l'État est soumis au contrôle public, au compromis, à la recherche d’un accord. » Keane ajoute plus loin que cela a abouti à une compréhension de la démocratie qui va au-delà du concept classique qui la définit simplement comme un « gouvernement par voie d’élections périodiques, concurrence des partis, pouvoir de la majorité et État de droit. » Se référant en particulier aux travaux des politologues africanistes, il indique que non seulement la vie associative a plus de chances de fleurir lorsque l’État est efficace, mais aussi que, paradoxalement en apparence, les États faibles peuvent se renforcer, c’est-à-dire devenir plus efficaces dans la promotion et la distribution de biens publics, et améliorer ainsi leur légitimité et leur autorité potentielles, en laissant de l’espace à une telle vie associative. Un cas souvent évoqué en l’occurrence est celui du Sénégal, où la vie associative religieuse florissante, musulmane aussi bien que chrétienne d’ailleurs, mais en particulier incarnée par les puissantes confréries soufies, apporte des dividendes considérables de performance et de légitimité à l’État, tout en permettant de contrôler et réguler l’autorité des gouvernants.
Une telle configuration existe également au Niger, quoique sous des modalités très différentes et moins bien étudiées, et l’épisode de la pandémie de Covid 19 en a été une illustration d’autant plus frappante qu’elle concerne un moment de flambée autoritaire. Les leaders religieux musulmans ont joué le rôle de régulateur aussi bien en s’opposant à un gouvernement qui n’avait pas acquis le consentement des catégories majoritaires de la société qu’en coopérant avec lui dans la promotion d’un bien public, en l’occurrence la santé publique. La tranquillité la plus complète n’a pas régné parce que la société civile, sous ses espèces religieuses, a fait de l’espace démocratique ce qu’il est censé être, un lieu de luttes autour d’enjeux importants pour la société (ici la religion et la santé), un lieu aussi de compromis et de régulation. D’ailleurs si on a beaucoup entendu parler de la violence physique de la répression policière, dans de nombreux cas qui m’ont été rapportés, la police a plutôt négocié avec les fidèles en colère pour maintenir la fermeture des mosquées au lieu d’utiliser la force.
Mais un détail qui m’a beaucoup intéressé dans les travaux de Keane, c’est qu’il souligne que la société civile est, elle aussi, un lieu de pouvoir, la source d’une autorité, disons une autorité sociale ou sociétale, qui doit être, elle aussi, faire l’objet de contrôle et de régulation. S’il y a un extrême du pouvoir étatique, le totalitarisme, il peut aussi y avoir un extrême du pouvoir social, bien qu’il n’y ait pas encore de concept précis pour cela.
Ce danger extrémiste existe dans la sphère religieuse islamique au Niger – danger, bien sûr, du point de vue de la démocratie.
Au Niger, ce danger se remarque d’abord dans le rejet, par les associations religieuses musulmanes, de l’idée de laïcité, rejet qui a commencé à se manifester précisément au moment où le pays s’est engagé dans la voie de la démocratisation et a permis à de telles organisations d’exister, en 1991-93. Auparavant, la situation était similaire (dans les formes) à celle qui existe en Arabie Saoudite : pas d’espace démocratique, organisation religieuse intégrée à l'appareil d’État et gestion « top-down » et policière du culte. Le rejet de la laïcité par les associations islamiques indépendantes a été souvent formulé sur des bases identitaires, c’est-à-dire à partir de l’idée que les Nigériens étaient, presque par définition, des musulmans, et que du coup la laïcité bafouait leur qualité de musulman. D’un point de vue purement empirique, la thèse peut paraître absurde. La laïcité n’empêche pas au musulman de pratiquer sa religion et d’ailleurs la laïcité au Niger appartient à la catégorie de « laïcité passive » que le chercheur Ahmet Kuru oppose à ce qu’il appelle la « laïcité active » pour ne pas dire « agressive » (l’anglais assertive, dont il use, a un sens entre « actif » et « agressif »). Cette dernière, qu’on observe par exemple en France ces derniers temps, en essayant d’exclure la religion de l’espace public, lui interdit de jouer, ou en tout cas complique son rôle comme acteur de la société civile ; tandis que la première, qu’on observe notamment aux États-Unis et également au Niger, admet les organisations religieuses dans l’arène publique. La contestation de la laïcité ne provient donc pas ici simplement du fait qu’elle s’opposerait à l’influence de la religion sur la société. Lors d’un entretien avec un leader islamique indépendant à Maradi, il y a quelques années de cela, ce dernier m’a fait comprendre que la laïcité, qu’il prononçait à la turque, layikité, représentait un danger parce que n’importe quel « dan boko » pouvait s’en servir un beau jour pour attaquer les progrès réalisés par son mouvement, par exemple le fait (que j’ignorais) que l’État réglait les factures d’électricité de sa mosquée, ce qui, en effet, n’était pas très laïc. Par ailleurs, souligna-t-il, la laïcité empêchait l’État du Niger de recruter des oulémas dans la fonction publique, contrairement à ce qui se passait au Nigeria voisin. La signification de ces griefs n’était pas purement matérielle ou matérialiste et renvoie à la nature du mouvement dont faisait partie ce leader religieux.
Ce mouvement appartient au type que les chercheurs ont appelé « réformistes » dans les années 1980 et 1990. Mais si les chercheurs se sont surtout intéressés aux aspects doctrinaires de ce réformisme, ces mouvements visaient aussi, et de façon plus importante, à la réforme sociale et surtout sociétale – c’est-à-dire, s’agissant de ce dernier terme, portant sur les mœurs – de la population. Les mouvements eux-mêmes parlaient au début d’islamisation ou de réislamisation de la société, c’est-à-dire du fait de réformer la population pour qu’elle devienne un peuple de muminim, de musulmans réellement fidèles à la loi divine – et soumis, pour ce faire, à la guidance des oulémas, les clercs de l’islam, les instruits en religion. Une société islamisée ou réislamisée est une société où les impératifs de conduite, les tabous, et le type de lois et règlements reconnus légitimes dériveraient d’une certaine vision de l’orthodoxie religieuse et de l’instruction qui amènerait chaque musulman et musulmane à être soumis à cette vision. Dans ma thèse, il y a assez longtemps de cela, j’ai qualifié une telle société de « cléricale » en arguant que si, dans le domaine chrétien, il existe historiquement, à travers l’institution de l’église, une frontière entre le clerc, l’instruit en religion, et ce qu’on appelle le laïc, le peuple ignorant qui constitue son troupeau de bon berger, il n’en est pas de même en islam où chacun peut potentiellement devenir un clerc et où l’objectif idéal est précisément cela, une société où tout le monde est instruit en religion et exige de vivre suivant cette instruction – une société cléricale. D’où d’ailleurs l’importance centrale, pour cette vision, de l’école et autres formes d’instruction et d’appel islamique (dawa), comme la prédication ou le tutorat.
Le problème donc avec la laïcité, y compris sous sa forme « passive », n’est pas qu’elle empêche les organisations islamiques de faire partie de la société civile, avec les pouvoirs que cela confère dans l’espace démocratique ; c’est qu’elle représente un obstacle sur le chemin vers une société cléricale. Quelle que soit sa forme, la laïcité laïcise les rapports sociopolitiques, elle réduit les organisations islamiques à n’être qu’un acteur parmi d’autres, soumis au contrôle et à la régulation démocratique ainsi qu’au compromis entre les forces d’une société plurielle, alors qu’elles voudraient être les tutrices de la société, avec une autorité autorégulée non soumise à un contrôle externe. Plus important encore, elle laïcise l’instruction et l’éducation et ne privilégie donc pas la formation religieuse, ce qui est problématique pour un mouvement de réforme religieuse. Ainsi, le fait d’attaquer la laïcité sur des bases identitaires est un effort stratégique pour la délégitimer, pour démontrer qu’il s’agit d’une imposition étrangère et aliénante qui empêche les Nigériens de vivre dans le type de société qui leur conviendrait le plus, à savoir une société cléricale guidée par des clercs, des oulémas (peut-être devenus des fonctionnaires), certainement pas une société civile intégrée au fonctionnement d’un système démocratique. Dans la mesure où le chantier de la démocratie reste ouvert au Niger, cette aspiration soulève évidemment de nombreuses questions qui méritent l’attention des chercheurs et des analystes.