Philippe Wamba, jeune et bel Africain d’éducation américaine (il a mon âge, et apparaît, sur la photo, avec un air plus juvénile et un beau visage bantou) a écrit l’ouvrage qui répond à mes questions sur les relations entre Africains et Africain Américains. En fait, la mère de Wamba est une noire américaine, et son père, un Congolais. Et le produit de ce croisement est ce jeune homme intelligent et sensible qui a écrit ce livre intelligent et sensible, Kinship. A Family Journey in Africa and America. Ce livre correspond à ce point à mes attentes et à mes propres pensées inachevées ou mal informées que j’ai l’impression de l’avoir écrit, ou qu’à tout le moins il a été écrit pour moi (En fait il est écrit comme j’écris mon livre, mêlant souvenirs personnels et culture historique et, chez moi, aussi philosophico-littéraire). Y manque très heureusement toute trace de cette vulgarité sentimentale ou masochiste qui pare si souvent les écrits des Noirs des deux continents sur eux-mêmes, en lieu de quoi de la moralité et de la passion. Mon essai sur la modernité des Africains a été bouleversé par ma venue ici [livre inabouti sur quoi je travaillais alors], et mon regard nouveau sur notre race, ou notre nation (pouvais-je même faire allusion à notre “race”, avec un si grand sentiment d’évidence, avant d’avoir passé ces quelques mois en Amérique : il est vrai que je n’aime pas perdre du temps, il n’y a pas de temps à perdre). Il sera abondamment nourri par cet excellent ouvrage. Je note déjà ici la très belle réponse de Wamba à cette enflure de Keith Richburg (homme sans entrailles) :
«… in what for me was his most heart-wrenching statement, Richburg wrote that while covering the Rwandan genocide that left hundreds of thousands dead in 1994, he felt so moved by the carnage that he thankfully reflected on the accident of history that made him an American and not an African. He gratefully celebrated his ancestor’s abduction from Africa as his own deliverance from the possibility of a life of drudgery and death. As he writes, “if [my] original ancestor hadn’t been forced to make that horrific voyage, I would not have been standing there that day on the Rusumo Falls bridge, a journalist – a mere spectator – watching the bodies glide past me like river logs. No, I might instead be one of them – or have met some similarly anonymous fate in any one of the countless ongoing civil wars or tribal clashes on this brutal continent. And I thank God my ancestor made that voyage.”[1] This quote appeared in an article that Richburg later expanded into a full-length book, Out of America: A Black Man Confronts Africa. Though in the longer work he softened some of the statements expressing his distaste for the continent of his ancestors, Richburg still lashed out at the very idea of black kinship. “Talk to me about Africa and my black roots and my kinship with my African brothers and I’ll throw it back in your face, and then I’ll rub your nose in the images of the rotting flesh”, he writes venomously.
» Reading such statements, I felt angry and sad. I wanted to remind this writer that there was more to Africa than war and chaos; I wanted to tell him that I knew another Africa, a place where hardworking people lived peacefully and purposefully and were as appalled by violence as he was. I wanted to point out that I could just as easily thank God that my father’s ancestors had not been enslaved in America, and that I had grown up in Africa and thus been delivered from the “ongoing tribal clashes” that have claimed so many young black men in America’s war-torn urban communities; and to let Richburg know that my parents in Africa regard America as a brutal killing field, a jungle they hope their sons will survive. But most of all, I wanted to tell him(…): Africans and African Americans cannot afford to opt out of coming to terms with one another – we need each other ».[2]
Dans sa description des relations entre les Africains et les noirs américains, il y a quelque chose que Wamba ne met cependant pas assez en évidence : c’est le fait que l’Afrique tient une place incomparablement plus puissante dans l’imaginaire des noirs américains que l’Amérique noire, ou, comme il dit, l’Amérique africaine, n’en tient dans l’imaginaire des Africains. D’un certain point de vue, cela est d’ailleurs tout à fait normal et prévisible, et c’est quelque chose qui, souvent, m’attriste. Les Africains ne pensent pour ainsi dire jamais aux Noirs américains, cette parcelle si intelligente, émancipée et riche de pétulante négritude – moi-même, quand j’étais en Afrique, que m’importait l’Amérique noire au-delà de quelques modes et de quelques violents échos ? Et pourtant, une grande partie – la plus grande partie peut-être – de notre espoir, en tant que peuple enchaîné, réside là.
En tout cas, il n’est pas facile d’être noir dans un pays européen ou d’ascendance européenne ou du reste, j’imagine, dans quelque autre pays que ce soit. Il n’y a que l’Afrique pour nous, et quand je dis « nous », je pense bien plutôt aux Noirs d’Afrique et peut-être de l’Amérique tropicale qu’aux Noirs d’Amérique du nord. Ceux-là ne se sentiraient point à l’aise même en Afrique et ne peuvent aimer les Africains sans réflexion, sans se forcer (ce qu’un Haïtien ou un Jamaïcain peut faire). C’est le malaise des Noirs qui ont été dominés jusqu’à la possession, et éduqués par les Blancs : Noirs des Etats-Unis, des Antilles françaises, de l’Afrique du Sud même peut-être, encore que sur ce dernier cas, j’en douterais fort.
(24 Juin 2002 — en septembre de cette année-là, Philippe Wamba décéda dans un accident de la circulation au Kenya. Je posterai sous peu les notes faites dans mon Journal en lisant son livre).
[1] Ceci est d’une écœurante immoralité : sickening, comme dit l’anglais. Imaginez ce monsieur debout sur un pont en train de voir s’écouler un flot de cadavres, et tout ce à quoi il peut penser, c’est à la chance qu’il a d’être le produit d’une barbarie similaire, d’être le produit des souffrances sans fond de générations de ses ancêtres, et de pouvoir se sentir loin de ce qu’il voit, grâce à cela. Ceci est bien affreux. L’attitude morale serait d’être complètement horrifié et de chercher à savoir comment cela s’est produit et comment empêcher que cela se produise de nouveau. En tant qu’Africain, c’est mon attitude. C’est aussi l’attitude des intellectuels européens et d’une bonne part des journalistes. Ce Richburg, parce qu’il est noir et parce que les cadavres sont noirs, ne pense qu’à se réjouir. Je peux voir la logique bancale de son raisonnement, mais de raisonnement aussi profondément immoral, j’en ai rarement rencontré.
[2] Kinship. A Family Journey in Africa and America, Plume, 1999, pp. 26-27.