Les événements étranges ici relatés ont eu lieu en 2008 et le texte provient du Journal que je tenais à cette époque.
Vendredi 28 mars 2008
Hier, mon ami R. alla consulter un zimma (nom donné, en zarma, au prêtre dit animiste) dans les dehors de Gawèye rive droite, un peu à la sortie de Niamey, dans une concession ouverte, formée de plusieurs cases et d’une tente, autour d’un balanite, dans des dunes de sable fixées par des arbres épineux et des palmiers doum. Ce zimma, du nom de Idé (diminutif de Idrissa), est le desservant d’un « génie », ou holley, comme disent les Zarma-Songhay, répondant au nom de Boureïma Baba (Père d’Ibrahim – Boureïma est un diminutif de Ibrahim usité surtout chez les Zarma-Songhay, les Mossi et autres populations voisines). Je n’ai pas assisté à cette consultation, dont on m’a seulement rapporté les épisodes. Idé a été saisi par Boureïma Baba, dont il est devenu la monture (on parle du zimma possédé comme d’un holley bari, ce qui, littéralement traduit, veut dire « cheval du génie »). Dans un état d’agitation extrême, qui contraignit les gens à protéger les objets cassables, et R. à éloigner son véhicule – dont les reflets du pare-brise attiraient le génie – il fit une sélection, parmi les gens venus nombreux le consulter, de ceux dont il acceptait de s’occuper du cas. R. en faisait partie. Boureïma Baba lui dit que son problème était lié à ses relations avec une jeune fille dont il est amoureux – ce qui, en effet, était le cas. Il lui donna une liste d’objets à acheter. La chose assez remarquable à noter ici, c’est que, alors que le holley donnait cette liste à travers la bouche de son holley bari (le nommé Idé donc), un certain Harouna, qui lui sert de secrétaire, la notait en une très belle écriture française, sur une feuille de papier que tout le monde appelle très justement une ordonnance. Il s’agissait en l’occurrence d’animaux à sacrifier, de pièces de tissu d’une certaine couleur, d’une somme de cinq mille et cinq francs, etc. (Il faudra que je me procure la liste). En face de chaque article, Harouna inscrivit un prix, et calcula le total : R. avait le choix ou de se procurer les objets requis, par lui-même, ou de donner la somme à Idé et Harouna qui se chargeraient de l’acquisition. La somme totale se monta à moins de 47 000F environ, plus 2000F pour la consultation. Une fois les objets acquis et les préparations faites, R. devait revenir pour une opération de guérison et un autre travail conclusif.
Le récit qui me fut fait de la clairvoyance du zimma, ou plutôt de son maître, le holley Boureïma Baba, ainsi que d’autres détails singuliers sur lesquels je reviendrai plus loin, me donnèrent envie d’assister, si possible, à cette opération de guérison. En particulier, R. m’avait parlé du fait que le zimma retirait, ou semblait retirer, du corps du patient, des objets, ou des cadavres d’animaux.
Aujourd’hui, j’ai donc suivi R. au « campement » de Idé. C’est, comme je l’ai indiqué, un lieu assez isolé, pas vraiment tout à fait hors de Niamey, mais où l’on n’est même pas atteint des rumeurs de la ville. Nous trouvâmes là le père de R., un solide vieux militaire à la retraite, ayant lui aussi consulté, et venu pour son traitement. Il y avait d’autres personnes aussi, certains d’allure citadine, d’autres venus du fin fond des campagnes, certains, qui dormaient pour se reposer, arrivés de très loin manifestement – peut-être d’un pays voisin, me laissais-je aller à supputer. Nous attendîmes longtemps, sur des nattes étendues sous le balanite, que Idé finisse de s’occuper d’autres cas, ou peut-être de parachever certains préparatifs. Je l’aperçus à deux ou trois reprises marchant affairé, de ci de là, un vieil homme au corps d’une maigreur ligneuse, ayant exactement l’expression qu’on voit à un expert, dans ses bureaux, travaillant à quelque sérieux problème technique. A un moment donné, il passa derrière nous pour s’accroupir devant une calebasse renversée, qu’il releva, et qui dissimulait un monceau d’objets poussiéreux. Je vis notamment un bout de tissu sale, dans lequel étaient insérées de petits aiguilles brillantes, et tout un monde d’objets poudreux aux formes allongées, des touffes, etc., et, en farfouillant lentement dans ce saint-frusquin, Idé marmonnait : « Grand Dieu ! Dire que tout ceci est sorti du corps d’êtres humains ! »
Phrase intrigante.
R. l’expliqua en me disant qu’il retirait effectivement ces choses, et bien d’autres, du corps de ses patients.
L’opération se fait toujours devant un témoin, de préférence un accompagnant du patient, et le secrétaire Harouna. Ensuite, Idé sort de la case où elle a eu lieu pour montrer aux autres patients qui attendent l’objet retiré. Une fois, R. a vu un corps humain pas plus grand que son index, retiré du corps d’une femme qui ne pouvait pas procréer, et où, paraît-il, il était demeuré dix-neuf ans durant. Cet étrange enfant miniature de dix-neuf ans n’était pas vivant, et fut mis en terre, et ainsi détruit, par Idé. « Mais comment les extrait-il ? » demandé-je, étant donné qu’il n’est pas question, dans cet endroit, de chirurgie au sens moderne ou conventionnel du terme. « Par osmose », fut la curieuse réponse de R.. L’osmose étant une forme de fusion, et non de séparation, cette réponse ne faisait guère sens. En même temps, j’avais une impression confuse de ce qu’il voulait dire.
Au bout de deux heures d’attente, Idé appela le père de R., et ce dernier fut appelé ensuite comme témoin. Cette opération là se fit en un quart d’heure – puis on fit passer R. dans une autre case, et on m’appela comme témoin.
Ces cases ne sont pas des lieux spéciaux : ce sont les chambres de la famille de Idé. Dans celle où je me retrouvai avec R., Idé et Harouna, il y avait deux lits et un meuble décoratif ou on avait placé, comme dans toutes les demeures respectables du Niger, une vaisselle ornementale. R. s’accroupit, et le secrétaire et moi, nous nous mîmes de part et d’autre de lui.
Il faut dire – pour bien comprendre la suite de l’histoire – que le diagnostic de Boureïma Baba au sujet de R. était qu’une certaine personne – précisément, le père de la fille qu’il courtise – l’avait « waké » (lui avait lancé un sort) de sorte que la jeune fille voit toujours, quand elle le rencontre, un dogue noir effrayant. Je ne sais si cette assertion signifie qu’elle voit en effet un dogue noir effrayant, ou si elle éprouve simplement (si l’on peut dire) une impression de frayeur et de dégoût similaire à celle qu’elle ressentirait devant une telle bête. C’est, dans tous les cas, « comme si » la tête de R. était une « tête de chien ». L’autre détail intéressant à savoir, c’est que, une fois « descendu » de son état de possédé, Idé ne se souvient pas de ce qu’il a pu dire, et doit se reporter au compte-rendu de son secrétaire. C’est ainsi qu’il se rappelait du diagnostic que son maître lui avait fait prononcer.
Revenons au récit.
Une fois R. accroupi, Idé aligna quatre calebasses contenant des mixtures poudreuses de différentes couleurs – verte, sable et rougeâtre – qu’il se mit à répandre et frotter sur l’occiput de R., en demandant instamment, et à plusieurs reprises, à ce dernier, de bien fermer les yeux. Son attitude n’avait rien de mélodramatique. Il était plutôt concentré, précautionneux et méthodique. Je m’attendis vaguement à ce qu’il fasse des incantations, mais s’il prononça en effet quelques propos brefs et entrecoupés dans une langue qui m’était inconnue, ce fut plutôt comme un marmottement qu’autre chose. Une fois qu’il eut bien trituré le sommet du crâne de R. avec les substances poudreuses, il se munit de plusieurs bâtonnets de bois dont le bout était affiné – quoique sans véritable pointe. Il en choisit un, et demanda à son secrétaire de lui apporter un certain parfum. A noter que ce dernier ne trouva pas exactement celui qui était demandé, mais apporta un autre qui parut un substitut valable. Il s’agit de ces essences orientales qui sont vendues dans de petits flacons, au marché.
Idé se mit ensuite, avec le bâton, à travailler l’occiput de R., au niveau de la fontanelle. Je dois dire qu’à ce moment précis, un certain sentiment d’horreur m’habitait : je m’attendais, d’un moment à l’autre, à voir couler du sang, d’autant que les efforts que faisait Idé avec son bâtonnet semblaient si vigoureux que son visage était tendu et qu’il poussait de petites exclamations. Mais le visage de R. était imperturbable, et bien qu’il eût encore les yeux fermés, il était parfaitement conscient et éveillé. Finalement, je vis apparaître un bout de fil très fin, brillant. Idé continuait à s’acharner, et quant à moi, j’étais aussi ébahi qu’on pouvait l’être. La procédure ne paraissait guère effarante d’un point de vue physiologique. Elle paraissait incompréhensible. Je voyais bien un objet cylindrique apparaître peu à peu, émerger pour ainsi dire du crâne de R., à travers une sorte d’osmose inversée si l’on peut dire – mais cela se faisait sans effusion de sang, sans incision, sans fracture, et, manifestement, sans douleur intolérable pour R.. Fasciné, j’étais en train de me demander quelle taille finale présenterait l’objet – qui, étant donné le domaine dans lequel nous nous trouvions maintenant transporté, pouvait aussi bien être une tête entière de chien – lorsque Idé l’extirpa tout entier, et le lava aussitôt avec le parfum apporté par son secrétaire. Il s’agissait d’un petit objet cylindrique de la taille d’une phalange de médius, qui avait un bout arrondi et un bout ouvert. Le bout arrondi était une peau (de chien, dit Idé) sèche, et le bout ouvert était recouvert de poils d’un noir luisant. Poils de chien, expliqua encore Idé. Il était attaché par deux fils en fibre de cuir fin – ce qui était apparu en premier… Il me le montra avec insistance – car j’étais le témoin. Son secrétaire secouait la tête avec un air désolé. Plus tard, il m’expliqua qu’il avait lui-même été victime d’un sort jeté par sa propre tante, qu’il avait été guéri par Boureïma Baba, et que depuis, il s’était mis au service de Idé.
On avait permis à R. d’ouvrir les yeux et de regarder l’objet. Idé murmura qu’il avait été fabriqué par un Gourmantché. Puis il le remisa dans une partie du toit de sa case. Il devait être ensuite détruit.
Une fois dehors, je demandai à R. ce qu’il avait ressenti. « C’était une sensation violente, mais pas vraiment douloureuse… Comme si on arrachait un chewing-gum collé à mon cuir chevelu. »
Si l’on ne sait que penser de cette opération, on trouverait celle subie par le père de R. bien plus singulière. Devant R., Idé avait extrait de la naissance de son cou une moitié d’un cadavre de margouillat. Cet objet lui avait été adressé par un de ses ennemis vingt ans plus tôt, pour l’empêcher d’atteindre à toute forme de richesse fixe. L’ennemi en question était mort depuis longtemps, et le sort, suivant Idé, aurait dû finir par tuer ou par rendre fou le père de R.. Ce dernier reconnut les symptômes décrits par Idé, disant notamment qu’il sentait en effet, à certains moments, qu’il perdait la raison, mais qu’il s’était toujours abstenu d’en souffler mot à qui que ce soit.
Je compte rencontrer Idé pour lui poser des questions. Son travail – qui ne l’a pas rendu riche – ne paraît pas une sinécure. Il a trois jours de consultation dans la semaine, et un jour qu’il prétendit se reposer en renvoyant tous les patients venus le voir, il fut violemment pris à partie par Boureïma Baba, qui lui demanda s’il pensait être libre de prendre de telles décisions alors que les gens étaient en train de souffrir (apparemment un holley charitable !), et, pour le punir, fit suppurer ses oreilles à travers des ulcères cutanés, trois jours durant. D’une manière générale, ses relations avec Boureïma Baba ne paraissent pas toujours sereines et amicales. Un jour qu’il était sous le contrôle de ce dernier, il fut tourné en dérision à travers sa propre bouche, Bouraïma Baba raillant ce « Idé qui se prend pour un zimma, alors qu’il n’est qu’un vulgaire serviteur, mon serviteur à moi, Boureïma Baba ! » Il exerce, semble-t-il, depuis une trentaine d’années. Sa conduite est assez originale : le fait d’avoir un secrétaire, et d’avoir lui-même développé une forme d’écriture pictogrammique [J’ai depuis découvert que ce genre d’écriture est d’usage commun chez les thaumaturges en zone songhay et sans doute ailleurs dans la région] dont je n’ai pas bien saisi la fonction (pense-bête ?), mais que je le vis occupé à utiliser sur une feuille de papier, juste après son intervention sur R. ; le fait de ne pas bouger pour aller à la rencontre de ses patients dans d’autres parties de la ville, du pays ou de la sous-région (si bien que, remarqua un de mes amis qui était venu avec nous, les politiciens et autres gens importants ne sont guère en mesure de le consulter, car il n’accepte pas non plus d’intermédiaires !); le fait surtout de paraître si accablé et surpris devant l’étendue de la malignité humaine, dont les preuves monstrueuses et, pour nous autres, bizarres, ne cessent pourtant de lui être offertes…
On se pose évidemment la question de l’explication de la manière d’opération chirurgicale subie par R. et bien d’autres patients de Boureïma Baba et de Idé… La prestidigitation et l’illusionnisme sont, à mon avis, exclus. Idé n’est sûrement pas un charlatan, et ne se soucie pas de s’enrichir à travers des tours de passe-passe. Surtout, ses patients ne sont pas des benêts crédules. Il s’agit de gens de tout âge, de toute profession, de toute provenance (quoique uniquement africaine sans doute) qui, bien souvent – comme le père de R. – en ont vu d’autres et à qui on ne la fait pas. Si, d’autre part, Idé et son maître ont la réputation qu’ils ont, cela ne peut raisonnablement être à force de jeter de la poudre aux yeux des gens à travers d’ineptes prodiges préfabriqués, mais bien, d’une part, parce qu’ils montrent des choses devant lesquelles l’analyse scientifique conventionnelle ne peut rien dire, au-delà de déshonnêtes réfutations fondées sur l’incapacité d’expliquer, et de l’autre, parce qu’ils arrivent à des résultats d’une cohérence assez nette pour être considérés comme les effets d’une guérison ou d’une modification dans un certain ordre de choses.
Ce soir, à notre retour ici, et au moment de ressortir de la maison de R., nous tombons sur un monsieur qui se trouve être un ami du père de la jeune fille pour qui il avait été « waké ». Ce monsieur, qui salua R. avec effusion, et qui ignorait qu’il habitait là, avait toujours été son grand défenseur devant la famille de la jeune fille, et cela faisait bien longtemps qu’ils ne s’étaient revus. Nous ne pûmes nous empêcher de sentir là, déjà, un premier effet de la guérison. Il n’y a rien ici de clinique au sens conventionnel du terme, et il se peut bien que la plupart des impressions d’une modification puissent être rejetés comme arbitraires et subjectifs. Néanmoins, une série de congruences finit par créer une certitude intime qui n’aura rien à voir avec de la crédulité. On ne saurait tout à fait s’expliquer la chose, par ignorance ou par prédispositions acquises à ne pas comprendre, mais sans comprendre, on sait. La contradiction entre l’entendement et le savoir (l’entendement étant généralement la faculté qui nous amène à savoir) est l’aspect psychologique le plus intéressant de cette situation. C’est bien cela que les monothéistes appellent la foi, je suppose. Sauf qu’ici, il y a une série de phénomènes empiriques, de caractère observable et, pour ainsi dire, scientifique, qui s’imposent à l’esprit : il ne s’agit pas donc tout à fait de cette transformation purement intérieure que la plupart des gens, des monothéistes, appellent la foi.
Parlant de monothéisme, noter ceci : Idé est musulman, et il semble que Boureïma Baba lui-même respecte la religion musulmane. Lorsqu’il monte Idé, il le relâche en tout cas systématiquement vers 16h, à l’heure de la prière de l’après-midi.
Il faut que je rapporte ici un incident qui, sans doute, n’a rien à voir strictement avec cette histoire, mais qui paraît appartenir au même ordre de phénomènes que ceux décrits ici. C’était l’an dernier, j’avais acheté différents types de viande à la brochette chez un rôtisseur, vers la place Toumo. La viande fut découpée et mise, avec des frites, dans du papier, puis enveloppée, sous mes yeux, dans deux sachets en plastique solidement noués. Je pris mon emplette, hélai aussitôt un taxi, et rentrai chez moi. Pas un instant, le sachet ne quitta mes mains. Une fois cependant que je fus chez moi, et que je l’ouvris – en fait, j’eus du mal à l’ouvrir : le premier sachet s’ouvrit sur un second sachet, qui s’ouvrit sur un troisième sachet, qui s’ouvrit sur un quatrième, jusqu’à ce que je cesse de compter, et que les sachets, devenant de plus en plus secs et abîmés, s’effritent et s’égrugent dans du sable fin, et, au cœur de cette farce bizarre, s’avèrent renfermer un gros caillou bien rond. Je restai là à contempler ce prodige et à me remémorer chacun des gestes que j’avais faits, pour tâcher de trouver à quel moment un quelconque plaisantin avait pu substituer à mon emplette cet objet grotesque. Cela me parut tout à fait impossible. D’autre part, j’étais un habitué du rôtisseur, qui me traitait avec une politesse chaleureuse et une honnêteté ponctuelle, et de toute façon, son assistant m’avait servi sans que je le quitte un instant des yeux… Je ne sus que penser. En ce temps là, dans tous les cas, je me posais beaucoup de questions sur les êtres invisibles qui vivent avec nous, sous l’influence de mes lectures de Boubou Hama – qui raconte beaucoup d’histoires de ce genre. Sans plus y songer, je pris l’objet dont peut-être quelque plaisant « génie » s’était servi pour me taquiner, et le jetant à ma porte, je me consolai d’être à jeun en faisant de longues réflexions dont je ne fis jamais part à quiconque