Quelques possibles leçons de l'histoire de Lumumba pour le Sahel
D'après l'esquisse de son caractère politique par Sir Brian Urquhart. Attention: c'est une longue lecture.
Toujours dans l’optique de se servir du passé pour éclairer le présent, j’ai puisé, sur le site des Nations Unies, ce texte qui se présente comme un portrait de Patrice Lumumba, politicien. L’auteur du texte est un diplomate britannique du nom de Brian Urquhart, mort à l’âge de 101 ans en janvier 2021 et qui a fait toute sa carrière au sein des Nations Unies, ayant participé d’ailleurs à sa fondation en 1945.
Ce texte provient de la période que Urquhart décrit comme celle qui fut « de loin l’expérience la plus gratifiante » de son existence, la tentative, finalement vouée à l’échec, des Nations Unies de construire un État congolais au moment le plus glacial de la guerre froide et au sein du volcanique terreau de la décomposition du colonialisme belge et de la lutte au couteau entre élites putatives d’une nation postulée.
La figure de Lumumba, massacré dans une orgie de « gore » qui n’est surpassée, dans l’histoire moderne que par les horreurs à couper le souffle de la Maison Ipatiev, est transfigurée par cette fin de martyre, mais cèle le fait, selon Urquhart, que l’événement, aussi impardonnable soit-il, a peut-être empêché l’émergence d’un des pires tyrans de l’Afrique des années 1960, berceau de despotes s’il en fut. Cette vision non conventionnelle choquera les personnes férues de mythographie panafricaine, qui peuvent cependant se consoler en n’y voyant qu’une simple opinion, qui plus est, d’un Occidental, « engeance » souvent conspuée par lesdites personnes. Mais il faudra lire pour juger. Urquhart n’était pas un « Occidental », c’était un homme des Nations Unies et surtout, un de ces réalistes idéalistes que les idéalistes purs rejettent et qui agacent les réalistes purs – et qui est donc capable de voir la valeur de l’idéal qui guidait Lumumba, tout autant que certaines vérités de son être qu’une carrière au long cour de diplomate international (et du Tiers Monde) lui permettait de bien jauger, dans l’étreinte de l’inquiétude et de la frustration.
L’histoire de Lumumba, cette noche triste où naît un Congo de malheur, est bien connue, au moins des Africains de ma génération. Ce qui peut frapper peut-être, c’est le grain des événements et l’atmosphère de l’époque, qui voyagent jusqu’à nous à travers ce verbe. J’ai par exemple entendu presque littéralement (et au moins dans mon cœur) l’immense clameur d’indignation, l’émotion bouleversée qui a salué à travers le monde l’annonce de la mort de Lumumba, et le fait que chacun, apparemment, avait aussitôt compris qui en était l’instigateur véritable. Des ambassades américaines et belges furent prises d’assaut, et il y eut une émeute dans les galeries d’ordinaire compassées des Nations Unies à New York : presque, en mode mineur, le genre d’universel et irrépressible outrage qui s’élève aujourd’hui face à l’inouïe tentative de viol et de rapt d’une nation entière par une goule bardée d’armement nucléaire.
Le texte est un peu long (mais pas longuet) et surtout, traduit par mes soins en une heure chrono, car je ne voulais pas offrir une version Google Traduction forcément cousue d’absurdités ici et là. La rapidité de la traduction en réduit l’élégance, mais pas l’intérêt du texte lui-même (pour ceux qui lisent l’anglais, il est accessible ici).
D’ailleurs cet intérêt a à voir en l’occurrence moins avec cette histoire ancienne qu’avec certains échos qu’elle peut avoir avec ce qui se passe aujourd’hui au Sahel, et singulièrement, au Mali. Ces échos doivent être écoutés avec une oreille ouverte aux similitudes apparentes et aux différences essentielles entre hier et aujourd’hui, différences qui, par effet de contraste, nous permettent de mieux voir le temps où nous sommes. De ce fait, j’ai appendu au texte des remarques qui en soulignent l’intérêt actuel, et qui servent moins à dire ce qu’il faut en penser qu’à donner à penser.
Voici donc le texte – et, en appendice, mes remarques.
ESQUISSES D’UN CARACTÈRE: PATRICE LUMUMBA, PAR BRIAN URQUHART
Patrice Lumumba, le premier chef de gouvernement de l’État indépendant du Congo, ne fut au pouvoir de façon effective que pendant dix semaines, mais il est devenu une figure mythique et légendaire – considéré par les uns comme un martyr, et par les autres comme un monstre. Au temps de l’administration coloniale belge, Lumumba fut tour à tour commis des postes et agent commercial pour des marques de bière. Il avait écrit un livre intelligent et même plein d’humour, Congo, mon pays, qui porte sur les tribulations de son pays sous la férule belge, et dans lequel il semblait voir l’avenir du Congo s’inscrire dans une entreprise commune, avec les Belges, pour mettre fin au paternalisme, au tribalisme et au colonialisme dans l’indépendance et l’unité nationale. En sa qualité de leader du Mouvement National Congolais (MNC), il fut arrêté pour la première et unique fois par les Belges après une bruyante manifestation à Stanleyville en 1959, et il fut libéré afin qu’il puisse prendre à la Table-Ronde hâtivement organisée à Bruxelles pour mettre en route le processus de l’indépendance du Congo. Aux approches de l’indépendance, il fut pressenti pour le poste de premier-ministre.
La première grande opportunité de Lumumba prit forme le 30 juin 1960, au cours des cérémonies de l’indépendance congolaise. Le jeune roi Baudoin de Belgique était l’arrière-petit-fils de l’atroce roi Léopold II, dont le viol du Congo fut l’épisode le plus abominable de l’histoire coloniale de l’Europe. À la cérémonie de l’indépendance, Baudoin se fendit d’un étrange discours paternaliste dans lequel il fit l’éloge des œuvres de son effarant ancêtre.
Joseph Kasa-Vubu, tout premier président du Congo, répondit avec déférence aux remarques grotesques du roi, donnant ainsi à Lumumba le temps de convertir son propre discours en une dénonciation virulente du colonialisme belge. « Nous avons connu », dit-il, « les ironies, les insultes et les coups, que nous avons dû subir matin, midi et soir parce que nous sommes noirs ». Le discours de Lumumba insuffla aux Congolais jusque-là plongés dans la torpeur de l’humiliation la flamme de l’indignation vis-à-vis de leur passé colonial et il devint du jour au lendemain le véritable leader national. Les Belges étaient horrifiés. Ils n’avaient fait absolument aucun effort pour préparer les Congolais à l’indépendance, s’imaginant que si elle se produisait, cela ne changerait guère les choses. Leur nouveau premier-ministre n’avait manifestement pas l’intention de suivre cette voie.
Cinq jours après l’indépendance, la Force Publique, l’armée congolaise dans laquelle il n’y avait pas un seul officier africain, se mutina et chassa les officiers belges. L’armée sans chef se mit ensuite à harceler et agresser la population civile belge, provoquant la fuite apeurée de la plupart de ses ressortissants, et laissant l’immense territoire sans administration ni sécurité. L’anarchie fut la conséquence. Les Belges envoyèrent des commandos para, en apparence pour protéger la population blanche restante mais, du point de vue congolais, dans le but de rétablir l’autorité belge. Il s’ensuivit une série confuse de batailles dans la plupart des grandes villes et dix jours seulement après l’indépendance, le chaos fut aggravé par la sécession, de connivence avec la Belgique, de la plus riche province du Congo, le Katanga.
Après avoir échoué à persuader le président Eisenhower d’envoyer les marines, Lumumba et Kasa-Vubu se tournèrent vers les Nations Unies, et le Conseil de Sécurité vota l’envoi d’une grande force de maintien de la paix qui devait évincer les Belges du Congo et restaurer au moins un minimum d’ordre public et d’administration. Les premières troupes des Nations-Unies, 3000 hommes en provenance de pays africains, arrivèrent sur place en trois jours, suivis par 10 000 hommes supplémentaires au cours des deux semaines suivantes. Une importante taskforce civile des Nation Unies remplit le vide de l’administration publique – terrains d’atterrissage, hôpitaux, communications, banque centrale, police, etc. – et entreprit d’apprendre aux Congolais à gérer leur pays. Ralph Bunche prit la tête de cette opération complètement improvisée ; j’étais son adjoint en chef.
Lumumba se montra incroyablement difficile à aider. Il était, de façon on ne peut plus compréhensible, décontenancé par la cascade de problèmes qui descendaient sur son gouvernement totalement inexpérimenté. Il était ivre d’un pouvoir dont il n’avait pas l’habitude et excité de manière excessive par l’attention de la presse internationale qui avait fait de lui une célébrité instantanée. Il se mit à réagir de façon violente à l’encontre de tous ceux qui ne l’approuvaient pas sur le champ, si bien que tout discours rationnel devint à peu près impossible. Il ne montra aucun intérêt pour le dur labeur de gouvernement – seulement pour la politique et la publicité qui en découlait. Il semblait souvent être, comme le disait Bunche, « God’s angry young man ». [Cette formule renvoie à l’idée d’un jeune rebelle très porté sur la critique, et en fait, plus porté sur la critique que sur l’action].
Dans la conversation, Lumumba était changeant à un degré extraordinaire. Il pouvait proférer des menaces de rétributions violentes un moment donné, et l’instant d’après implorer de l’aide en quantités immenses et variées. Il semblait croire que la force armée résoudrait ses principaux problèmes – la présence des troupes belges ou la sécession du Katanga – bien que sa propre armée ait été incapable d’agir de façon cohérente et les forces des Nations Unies n’étaient pas autorisées à user de la force ou à intervenir dans les affaires internes du Congo. Lumumba fut furieux lorsqu’il découvrit que les Nations Unies entendaient obtenir le départ des troupes belges du Katanga par la négociation et n’allaient pas soumettre les sécessionnistes du Katanga par la force. À un moment donné, il me demanda de façon exaspérée pourquoi Hammarskjöld avait envoyé « ce nègre américain » (Ralph Bunche) au Congo. Je répondis que Hammarskjöld avait envoyé l’homme le mieux indiqué au monde pour s’occuper de ce genre de gâchis, et qu’il devait se montrer très heureux de l’avoir. Il ne revint pas sur le sujet.
Le manque de patience, d’expérience et de bon sens de Lumumba était rendu plus dangereux par ses redoutables capacités de démagogue. Ses menaces, généralement répétées sur les ondes nationales, pouvaient conduire à de grandes manifestations hostiles ainsi qu’à des attaques physiques à l’encontre des gens des Nations Unies qui essayaient de l’aider et du cercle grandissant de ses opposants domestiques. Il semblait résolu à s’environner de tension, de peur et de ressentiment.
L’Union soviétique avait une très grande ambassade à Léopoldville et il ne faisait guère de doute que son intention était de dominer le Congo à travers Lumumba. Les « conseillers » soviétiques n’arrêtaient pas de surgir à des endroits inattendus de la capitale, tels que le commissariat central de police ou la centrale téléphonique. Les médias occidentaux se mirent à traiter Lumumba de larbin des Soviétiques, un point de vue qui fut renforcé par son appel à l’aide militaire soviétique et par l’arrivée, dans sa base politique, Stanleyville, de onze avions soviétiques de transport blasonnés du drapeau congolais et de l’inscription « République du Congo ». En fait, Lumumba était un nationaliste fervent qui n’avait que peu de goût pour l’idéologie et aucun penchant particulier pour l’Union soviétique ou qui que ce soit d’autre. Il était l’électron libre par excellence, prêt à accepter l’aide de quelque côté qu’elle vienne. Une de ses tirades d’époque plus tardive fournit un bon exemple de cet état d’esprit. Menaçant d’expulser les Nations Unies du Congo par la force parce qu’elles avaient refusé de faire la guerre à ses opposants, il clama : « S’il est nécessaire de faire l’appel au diable pour sauver le pays, je le ferai sans hésitation, persuadé qu’avec l’appui total des Soviets, je sortirai malgré tout victorieux. » Les Soviets auraient trouvé impossible de tolérer un tel leader à la longue, mais l’autre superpuissance les soulagea de la nécessité de ce choix difficile. En début septembre, après que Lumumba ait appelé à l’aide militaire des Soviétiques, la CIA donna l’autorisation de l’assassiner et d’encourager tous les complots contre lui. Cependant, les peu énergiques tentatives d’assassinat de la CIA furent déjouées par les gardes des Nations Unies qui protégeaient la résidence de Lumumba.
Devenant de plus en plus irrationnel, Lumumba se mit à exploser de rage à la plus petite différence d’opinion ou affront imaginaire. Certains le disaient drogué, tandis que d’autres étaient convaincus qu’il était manipulé par la peu reluisante cabale de conseillers étrangers auto-proclamés qui s’étaient pendus à ses basques. Il y avait dans le lot une courtisane guinéenne (Madame Blouin), un charlatan yougoslave, un expatrié français ultra-radical, et un ambassadeur du Ghana pour ainsi dire fou à lier. Il rompit tout contact avec Hammarskjöld et Bunche après que Hammarskjöld ait refusé de l’emmener avec lui lorsqu’il fit entrer les premières troupes des Nations Unies dans le Katanga sécessionniste. (La presence de Lumumba aurait certainement fait avorter l’expédition et aurait probablement abouti à son assassinat, ainsi qu’à celui de Hammarskjöld.)
Lumumba fit un usage désastreux du peu de pouvoir réel dont il disposait. Dans l’optique de réduire le mouvement sécessionniste du Kassaï (« l’État de diamant ») et d’envahir ensuite le Katanga, il se servit des moyens de transport aériens des Soviétiques pour introduire des unités d’une armée congolaise totalement désorganisée à l’intérieur du Kassaï. En l’absence de tout système d’appui logistique, les soldait durent vivre sur le pays. Les pillages et les viols dégénérèrent en un massacre des Louba, le plus avancé et le plus prospère des trois cents groupes ethniques du Congo. De façon peu surprenante, les Louba devinrent les ennemis les plus acharnés de Lumumba.
Les atrocités réveillèrent finalement le president Kasa-Vubu et, sous les encouragements des Américains, il renvoya Lumumba qu’il accusa de gouverner de façon arbitraire et d’avoir plongé le pays dans la guerre civile. Lumumba répondit également sur les ondes radio, renvoyant à son tour Kasa-Vubu et appelant le peuple congolais au soulèvement et l’armée congolaise à se battre et mourir avec lui. Comme l’Occident soutenait Kasa-Vubu et les Soviétiques Lumumba, le Congo se trouvait à présent divisé suivant la ligne de front de la guerre froide, avec l’opération des Nations Unies prise au milieu. Notre tâche déjà herculéenne pour maintenir le pays en état de marche et empêcher la guerre civile devint pratiquement impossible.
Quelques jours plus tard, les choses se compliquèrent davantage avec la défection du chef d’État-major de Lumumba, le colonel Joseph Mobutu. Sur les instances des Américains, Mobutu annonça à la radio qu’il prenait en charge le gouvernement avec une « commission de techniciens » et il s’allia avec Kasa-Vubu. Il devint ainsi le chef réel, bien qu’illégitime, du gouvernement.
Lumumba, protégé par un bataillon des Nations Unies, continua à vivre dans l’isolement, à l’intérieur de la résidence du premier-ministre, mais il avait perdu le pouvoir. Lorsque, sous une pression intense des Américains, l’Assemblée Générale des Nations Unies vota la reconnaissance de Kasa-Vubu et Mobutu comme détenteurs légitimes du siège du Congo aux Nations Unies, il comprit que la partie était finie. Le 25 novembre 1960, au cours d’une tempête tropicale, Lumumba quitta secrètement la sécurité de sa résidence et partit en quête de soutien dans le reste du pays, en route vers la base de son pouvoir personnel, Stanleyville. La force des Nations-Unies, qui n’avait pas le droit d’intervenir dans les affaires intérieures du Congo, reçut l’ordre de ne faire obstacle ni à Lumumba, ni à ses poursuivants. Fatale décision. À Mweka, dans le vaste territoire du Kassaï, les soldats de Mobutu le rattrapèrent. Il fut emprisonné au camp militaire de Thysville, à mi-chemin entre Léopoldville et l’océan Atlantique.
Même en captivité, le charisme incontestable de Lumumba rendit Kasa-Vubu et Mobutu, et peut-être également les États-Unis et la Belgique, nerveux. Ainsi, alors qu’Hammarskjöld et ses représentants exigeaient sa libération, Kasa-Vubu et Mobutu, avec l’aide de leurs mentors belges, recherchaient les moyens de se débarrasser de lui pour de bon. Leur plan pour le moins simple était de le confier aux Louba du Kassaï qui clamaient vengeance. (Le leader Louba Albert Kalonji avait juré de transformer le crâne de Lumumba en vase à fleur). L’idée était de déposer Lumumba à Bakwanga dans le Kassaï et laisser le reste aux Louba, mais au dernier moment, les conjurés s’aperçurent que le terrain d’atterrissage de Bakwanga était aux mains des troupes des Nations Unies. Lumumba et ses deux compagnons Joseph Okito et Maurice Mpolo furent donc redirigés vers Élizabethville, au Katanga. Kasa-Vubu appela au téléphone le leader sécessionniste Moïse Tshombé pour lui dire que « trois colis » étaient en route, et qu’il saurait quoi faire avec. Au début, Tshombé refusa avec indignation de se mêler de ce complot et déclara qu’il n’autoriserait pas l’appareil à atterrir à Élizabethville (Tshombé avait prudemment enregistré la conversation et me l’a fait écouter). Cependant, sous forte pression belge, il accepta finalement que l’avion transportant Lumumba atterrisse à Élizabethville.
Dans l’appareil, les gardes Louba qui avaient été délibéremment choisis, maltraitèrent leur ennemi détesté avec tant de brutalité que l’équipage belge s’enferma à double tour dans le cockpit. Après avoir atterri à Élizabethville, l’avion fut dirigé vers un coin éloigné de la piste d’atterrissage, à bonne distance du plus proche des postes des Nations-Unies – géré par un sous-officier suédois et cinq soldats. À travers leurs jumelles, ces soldats furent les derniers témoins à voir le premier chef de gouvernement du Congo – en sang, ligoté et bandeaux aux yeux – jeté sur le tarmac avec ses deux compagnons avant d’être emporté à vive allure en voiture.
Dans une maison isolée de la brousse, des ministres katangais et quelques belges soumirent de nouveau Lumumba à la bastonnade. Lumumba, Okito et Mpolo furent ensuite conduits dans un lieu éloigné, exécutés et enterrés dans des trous. Le lendemain, les corps furent déterrés, découpés et dessous dans de l’acide sulfurique. Il ne resta aucune trace identifiable de Lumumba et de ses compagnons. Patrice Lumumba avait trente-six ans.
Tshombé et ses coachs belges assurèrent aux Nations-Unis que Lumumba et ses compagnons étaient bien traités mais – ce qui n’était guère surprenant – ils refusèrent de permettre tout accès à eux. L’annonce faite presqu’un mois plus tard par Godefroid Munongo, le sinistre ministre de l’Intérieur du Katanga, que Lumumba s’était évadé et avait été rattrapé et tué par les habitants d’un « village loyal » fut accueillie par une incrédulité universelle. Elle suscita une réaction violente à travers le monde. Les ambassades belges et américaines furent attaquées et il y eut une émeute dans la galerie des spectateurs du Conseil de Sécurité de l’ONU. Hammarskjöld devint le baudet de la gauche radicale dans de nombreux pays et les Soviétiques le déclarèrent complice de meurtre.
L’assassinat de Lumumba fut une exaction brutale et sordide. Il fut mis en œuvre par Mobutu et le gouvernement belge, décidé à rétablir son influence et à protéger ses intérêts au Congo. L’assassinat fut approuvé par les États-Unis qui craignaient que Lumumba ne devienne un Fidel Castro africain. L’ONU, avec sa politique de non-interférence dans les affaires politiques internes du Congo, échoua à sauver Lumumba au seul moment – son arrestation à Mweka – où cela aurait pu être possible. Personne ne sort grandi de cette histoire.
Jusqu’à ce jour, en particulier pour les minorités opprimées, Lumumba apparaît en vedette comme le martyr du colonialisme ainsi que du capitalisme et de la cupidité de l’Occident. Le Lumumba de la vraie vie, tel que l’ont connu ceux qui ont essayé de l’aider, ne suscite guère d’intérêt. Un jeune homme courageux, intelligent, instable et inexpérimenté s’était engagé dans une désastreuse mauvaise voie. Lumumba n’était pas formé aux responsabilités publiques, et lorsque le pouvoir et la célébrité lui échurent de façon soudaine, la situation chaotique du Congo et sa propre personnalité furent d’un poids trop écrasant pour lui. Bien qu’il était incontestablement sincère dans sa quête de l’unité nationale du Congo, il n’avait pas d’idées pratiques pour y arriver, ni la patience et la discipline nécessaires pour atteindre un objectif aussi difficile. Il n’était pas intéressé par le travail laborieux d’un gouvernement efficace et exigeait des résultats immédiats et des solutions instantanées. Il ne prenait pas en compte les conséquences humaines de ses actions. S’il en avait eu le temps et le pouvoir, il aurait bien pu devenir le pire des tyrans.
Rien de tout ceci n’excuse en quelque façon que ce soit ceux qui ont comploté contre lui et ont réussi à le tuer.
REMARQUES
Situation du texte
Situons d’abord le texte. Il relève du genre historique du « portrait ». Non pas la biographie, mais la caractérisation d’une figure, d’une vie, ramassée en quelques traits essentiels et événements clefs. Le chef d’œuvre du genre est Les Vies parallèles de Plutarque, qui sont des portraits, mais en long et en large et pour ainsi dire de pied en cap. Urquhart, lui, parle de Character Sketches, esquisses de caractère. Ce sont des essais tirés des nombreuses rencontres d’une vie passée à observer professionnellement et souvent personnellement les hommes d’État et les personnalités publiques du monde entier, sur la durée de plus d’un demi-siècle. Le texte sur Lumumba fait partie de toute une galerie de portraits du même genre, dont certaines sont publiées ici.
Cette origine confère au texte une certaine légitimité, dans un double sens : premièrement, c’est un texte honnête, qu’on peut ne pas aimer lorsque ses biais ne s’accordent pas avec les nôtres, mais qui est droit (y compris au sens anglais de straightforward, « direct ») et factuel ; deuxièmement, et c’est surtout cela qui m’intéresse, c’est un document historique, un texte de témoignage, car Urquhart a connu la plupart des acteurs qui y figurent et se trouvait au Congo au moment des événements. Il est vrai qu’il a été écrit après lesdits événements, et aucune date n’est indiquée à cet égard.
S’agissant des parallèles avec le Mali/Sahel d’aujourd’hui, je vais souligner trois points : la problématique sécessionniste ; le rôle des Nations Unies ; et la confrontation Occident/URSS/Russie.
Sécessionnisme
Au Congo de 1960 comme au Mali de nos jours, il y a une problématique sécessionniste ou séparatiste : Katanga d’un côté, Kidal de l’autre. Dans les deux cas, il y a eu immixtion de l’ancien colonisateur. Mais la similitude s’arrête là.
En 1960, le Congo était à peine indépendant et comme l’indique le texte de Urquhart, il n’avait pas les moyens de l’être, en termes de capacités d’autogouvernement, déficience sur laquelle la Belgique comptait pour maintenir une emprise coloniale effective, notamment sur le butin minier du sud, i.e., le Katanga. Elle trouva un homme de main en la personne de Moïse Tshombé, qui leva l’étendard du tribalisme (il usait de ce terme comme si c’était un badge de légitimité) et elle lui apporta un appui militaire direct. Cela explique en partie l’insistance de Lumumba à obtenir, de son côté, un appui militaire extérieur, car il lui semblait devoir combattre le feu par le feu, au risque d’embraser tout le pays.
En d’autres termes, le sécessionnisme katangais était des plus artificiel et n’aurait pas existé sans l’intervention belge.
Le Mali de 2013 avait 53 ans d’indépendance, bien que ses capacités d’autogouvernement soient restées très limitées et aient même, par certains côtés, régressé par rapport aux années 1960. Par ailleurs, le monde du début du XXIe siècle n’est plus celui où l’on pouvait s’emparer des richesses minières, réelles ou potentielles, d’un pays en l’occupant militairement. En réalité, un tel aventurisme était déjà dépassé en 1960 même, mais la Belgique ne s’en était pas encore rendue compte. L’objectif de la France à Kidal en 2013 ne pouvait donc être le même que celui de la Belgique au Katanga en 1960. Cela ne veut pas dire qu’il était meilleur – seulement différent. Bien que les Maliens aient du mal à le croire, la France croyait véritablement résoudre la « question touarègue » en soutenant les séparatistes de Kidal. Le hic est que ce qu’elle considérait comme une solution était, en réalité, un problème nouveau – un peu à la façon dont la Grande-Bretagne, en tâchant de résoudre la « question sioniste », a créé le dilemme tragique connu sous le nom d’Israël.
Au reste, contrairement à la situation en 1960, où la Belgique avait effectivement envahi le Katanga et positionné ce qui était, en tout état de cause, une armée d’occupation, l’armée française au Mali ne tombait pas dans cette catégorie (ce qui n’empêche bien entendu pas l’usage de la formule « armée d’occupation » par les intellectuels de style « God’s angry young man » qui pullulent dans la région). L’armée française se trouvait au Mali au titre d’une coopération interétatique que l’État malien pouvait suspendre ou annuler à sa guise. Lumumba aurait bien voulu se trouver dans la situation d’un gouvernant malien, et pouvoir simplement dire à l’occupant belge de plier bagage. En novembre dernier, j’ai interviewé, à Paris, un général français qui m’a dit que la France ne tenait pas à quitter le Mali : « Mais nous partirons si on nous le demande », ajouta-t-il après une pause.
Entre parenthèses, cet officier m’a aussi fait part d’un incident caractéristique. À Nouakchott où il était parti donner un cours dans le cadre de la formation des sous-officiers des États du G5 Sahel, il fut violemment pris à partie par un capitaine malien qui accusa la France de n’être au Mali que pour exploiter ses richesses minières. Il en était encore éberlué au moment où il me racontait cela, en particulier parce que cette absurdité sortait de la bouche d’« un capitaine ». Il se faisait apparemment une haute idée du grade de capitaine. Je me demande ce qu’un tel incident nous dit sur l’état d’esprit qui règne au sein de la junte. Il n’apparaît pas que la compréhension du monde et de l’époque soit plus élevée et lucide dans les milieux militaires que dans la population générale du pays.
En dehors de ces détails qui se rapportent à la France, il y a, entre le Congo de 1960 et le Mali de notre temps, une différence plus cruciale, et qui montre que la France prétendait apporter une mauvaise solution à un problème réel.
Que le Congo de 1960 n’ait pas été une nation constituée était chose logique et normale. L’aspiration nationale existait et explique d’ailleurs les succès de Lumumba, mais il n’y avait jusque-là pas eu de cadre étatique pour lui donner forme et consistance. Le cadre gouvernemental belge reposait plus sur la division que sur l’unité, et c’est d’ailleurs une marque de la vigueur de l’aspiration nationale qu’elle ait pu croître dans un contexte qui lui était aussi antagonique. Le Mali de 2020, ainsi d’ailleurs que ses voisins, a eu six décennies de cadre étatique, et pourtant, l’aspiration nationale y reste tout aussi informe qu’il y a soixante ans – ce qui, me semble, est la résultante de la fragilité ou de la précarité du cadre étatique.
De ce fait, certaines élites maliennes sont « sub-nationales », pour reprendre un concept utilisé dans les années 1960 et 1970 pour décrire les nationalismes particularistes qui existaient alors au Nigeria, entre le pays yorouba, le pays ibo et le pays haoussa-peul – aboutissant d’ailleurs à la guerre du Biafra qui, à la différence du Katanga, relevait bien d’une ambition nationale particulariste et non d’un tribalisme artificiel. La tragédie du Biafra résulta de l’impossibilité de concilier l’aspiration nationale qu’il incarna avec le concept unitaire de l’État-nation que nous avons hérité de l’Europe du XIXe siècle. Au Mali, cette contradiction existe non pas seulement au niveau des Touaregs de Kidal, mais aussi au niveau des Peuls des régions centrales, dont beaucoup s’estiment descendants avant tout du Macina, un État théocratique qui exista une quarantaine d’années au XIXe siècle entre Niger et Bani et qui associait théocratie et pulaaku (l’essence de la culture peule). Et on peut en dire au même au Sud où l’on parle beaucoup d’un Mali Koura (« nouveau Mali ») qui est aussitôt raccordé au Mali Koro (« l’ancien Mali »), lequel se réduit étroitement au Manden constitué sur la plaine de Kouroukan Fouga, où n’étaient présents ni les Touaregs, ni les Peuls, ni les Songhay.
C’est un genre de problème que les Maliens, comme d’ailleurs tous les pays africains, doivent apprendre à regarder en face, sans se dédouaner, comme ils le font paresseusement, sur le colonialisme ou le néocolonialisme.
ONU
Précisément parce que les problèmes du Congo s’enracinaient en large part dans le fait que l’immense pays était dépourvu du cadre étatique qui pouvait le maintenir débout après que les belges aient enlevé les béquilles coloniales, l’ONU, sous la direction visionnaire de Dag Hammarskjöld, crut devoir aider le pays à créer ce cadre et détacha, pour cette mission, la personnalité la plus remarquable qu’elle pouvait trouver, Ralph Bunche. Cet intellectuel et diplomate noir américain, premier ressortissant de cette population à recevoir le prix Nobel de la Paix (1950, pour ses efforts de médiation dans le conflit palestinien), joignait à des compétences étourdissantes dans le traitement des problèmes internationaux, l’impeccable éthique et sens de sa mission d’un homme sensible dans sa chair même à la dimension raciale de ces problèmes. (Il est l’auteur, à ce sujet, d’un A World View of Race publié en 1936 ; j’ai lu son fascinant, quoiqu’éprouvant journal de voyage en Afrique du Sud à cette époque). Lumumba, comme l’indique Urquhart, n’a jamais compris ni la valeur du projet onusien, ni la qualité de l’homme qui devait s’en charger. Tout ce qu’il vit, c’est que l’ONU refusait de prendre part, militairement, aux conflits congolais. La mort scandaleuse de Lumumba choqua tellement Hammarskjöld qu’il se départit pourtant de cette norme de non-intervention, et pour la première et unique fois de son histoire, l’ONU essaya de résoudre un conflit interne en faisant usage de la force – en l’occurrence, contre le Katanga. Hammarskjöld mourut en septembre 1961, huit mois après Lumumba, dans le crash de son avion alors qu’il se rendait à Élizabethville pour négocier avec Tshombé. Suivant des enquêtes conduites au cours des années 2010 – dont l’une diligentée par l’ONU – ce crash n’avait rien d’accidentel et l’appareil aurait été abattu par un autre avion. Les suspects sont assez évidents.
Rien d’aussi dramatique ne s’est produit au Mali, et l’ONU n’essaie pas d’aider le pays à construire un cadre étatique robuste et moderne. À cet égard, le cas congolais est d’ailleurs une exception dont l’échec a sans doute servi de leçon à l’organisation internationale. On peut remarquer que, cantonnée désormais à sa politique de non-interférence, et apportant uniquement une assistance diplomatique et humanitaire, l’ONU est souvent devenue au Mali la cible d’une hostilité remarquablement similaire à celle qui l’a visée au Congo sous Lumumba.
Lumumba ne comprit pas l’importance cruciale de la mise en place d’un cadre étatique effectif, et que l’action politique, y compris sous sa forme militaire, était impossible ou inefficace sans le relais logistique de la machinerie administrative. Je ne sais plus qui a dit que la différence entre le rêveur et le faiseur, c’est que le premier s’occupe de tactique et le second de logistique. Lumumba était un rêveur et Bunche un faiseur – mais c’était le rêveur qui était au pouvoir. Les échecs militaires de Lumumba étaient dus à l’idée de lancer des opérations tactiques sans s’assurer des ressources logistiques d’ensemble, seules à même de permettre la planification, la collecte continue d’informations, ou encore la coordination entre différentes opérations. Ainsi a-t-il lâché ses soldats dans la jungle (littéralement) sans aucun réseau logistique capable de contrôler, coordonner et appuyer leur action – avec comme résultat que, laissés à eux-mêmes, ils se sont transformés en prédateurs et en cibles faciles à abattre.
Le scénario est très similaire au Sahel. Comme Lumumba, quoique pour des raisons assez différentes, les dirigeants du Sahel ne semblent guère intéressés par la construction de ce cadre étatique. Lumumba croyait peut-être en la valeur supposée innée du guerrier, plutôt qu’à la profession méthodique du militaire, comme c’est certainement le cas de certains décideurs sahéliens – notamment ceux qui se pâment devant « les Tchadiens ».
Lorsque les Français se plaignent du fait que les pays sahéliens ne font rien pour « occuper » le terrain au plan étatique une fois qu’ils l’ont plus ou moins nettoyé, leur infligeant ainsi le supplice du tonneau des Danaïdes, c’est exactement à cette problématique qu’ils font référence. C’est pour cette raison qu’en République centrafricaine, ils avaient, comme je l’ai noté dans un précédent billet, essayé sans succès de recruter un expert burkinabè pour servir en quelque sorte de Bunche au non-État centrafricain. Mais comme Lumumba jadis, le président centrafricain Touadéra est plus obsédé par la victoire militaire à l’état brut, pour ainsi dire, et a fini par faire appel à la Russie tout en montant sa population contre les Français et l’ONU.
Moscou
Ce qui nous amène au dernier point évoqué, celui de l’entrée dans la danse des Soviétiques hier, des Russes aujourd’hui. Les Soviétiques virent en Lumumba un leader révolutionnaire capable de faire tomber le Congo dans l’escarcelle communiste, ce qui provoqua une véritable terreur chez les Américains au vu des gigantesques ressources naturelles stratégiques que récelait le territoire congolais. Mais comme l’indique Urquhart, les Soviétiques se faisaient des illusions sur Lumumba, qui était avant tout un souverainiste et ne désirait pas transformer son pays en une république socialiste tropicale, satellite de l’URSS au cœur de l’Afrique. Bien entendu, Lumumba tenait un discours sur l’esprit communautaire des Africains, mais il s’agissait là d’un poncif répété à l’envi par les intellectuels de l’époque, y compris ceux qui étaient fermement arrimés au camp occidental.
La Russie poutinienne qui, en tandem avec la Chine, se présente comme la championne de la souveraineté des États-nations du monde (sauf lorsqu’ils existent dans le voisinage de la Russie ou s’appellent Taïwan) contre l’immarcescible impérialisme occidental, se serait peut-être mieux entendue avec Lumumba. Elle s’entend en tout cas fort bien avec ceux des dirigeants francophones qui sont en position de clamer qu’une France sempiternellement colonialiste est en train de détruire leur souveraineté : c’est le cas de la junte malienne et du régime centrafricain. Cette rhétorique est encouragée par la propagande russe qui produit du texte et des visuels ensuite propagés sur les réseaux sociaux favoris des Africains (WhatsApp, Facebook et portails de presse en ligne), et qui offre libéralement des drapeaux russes aux foules exaltées de Bamako à N’Djaména en passant par Ouagadougou, tel un étendard de la liberté (ce qui, je l’avoue, a quelque chose de stupéfiant).
Et bien entendu, elle s’enracine dans une politique africaine de la France qui est remarquablement vulnérable à de telles attaques – du fait des méfaits et inconduites de ce pays dans ses anciennes colonies sub-sahariennes.
Coda
Quatre ans avant l’indépendance du Congo, l’Union soviétique avait écrasé dans un bain de sang (plus de 2500 morts) la tentative de la Hongrie de se libérer de sa tutelle. Cet acte n’avait guère ému les indépendantistes africains qui, dans leur tentative de se libérer de la tutelle de leurs métropoles européennes, firent parfois appel à l’URSS, comme ce fut le cas de Lumumba. Dans un monde aujourd’hui plus « petit » (au plan informationnel) et plus connecté, on se demande comment ceux qui croient se battre contre le colonialisme français vont réagir face au crime colossal commis par Poutine en Ukraine. Il n’est pas sûr que la réaction soit vraiment humaine et morale. Les brimborions (vidéos, photos) que j’ai reçus à ce sujet à travers les flux WhatsApp du Sahel se moquent de la tragédie ukrainienne, parce qu’elle est l’œuvre de la Russie et que la Russie est leur alliée dans la guerre imaginaire qu’ils sont en train de livrer à la France. Lumumba, au moins, avait face à lui une armée belge dont il avait toutes les preuves qu’elle voulait sa peau – et qui, en effet, eut sa peau. Les Sahéliens, aujourd’hui, n’ont pas cette justification.