J’ai écrit ce texte en 2005 et l’avais publié sur un blog que je tenais à l’époque. La longue citation de Marcelin en note 2 s’applique on ne peut mieux (hélas!) au contexte politique de la plupart des pays africains encore aujourd’hui.
Lu avec un amusement infini un ouvrage de 1914, écrit par un économiste et politicien haïtien de cette époque si proche et si lointaine, Frédéric Marcelin : Propos d’un Haïtien. Auteur aussi de romans encore parfaitement lisibles, au vu des extraits que j’ai lus : Marilisse, Thémistocle-Epaminondas Labasterre, etc. Son écriture est légère, fluide, délicieusement attiédie par un humour constant mais décliné sur le mode mineur, plutôt un rire intérieur que même un sourire. Elle n’a aucune des qualités qu’on imagine à la littérature des Caraïbes, aucune extravagance linguistique, aucune pompe luxuriante. Exprès, l’on dirait, Marcelin fait effort pour être aussi banal que possible, et le déclare avec l’emphase de l’évidence : « Là [dans cet ouvrage] on n’a pas si grande ambition, et on ne voit ni si loin, ni si haut. L’enfant contrefait, bancroche, qu’on a créé reste tel. Aucune illusion ne vous le présente comme un Antinoüs. » Il écrit exactement comme écrirait un feuilletoniste parisien à la mode du temps, avec la même élégance directe et un peu froide, et le même ton tempéré, bien appris et non dénué d’humanité. C’est très curieux. En un sens, Marcelin serait ce qu’on appelle aujourd’hui un « assimilé », ou un « hybride. » Je suis revenu de ces laids concepts, qui reposent tous sur l’idée simplette d’identité. En fait, bien plus que l’identité, qui n’est jamais, me semble-t-il, qu’une proclamation à l’usage des autres, ce qui nous définit, c’est notre subjectivité, cet intérieur de nous même qui est le produit de notre personnalité propre et de notre expérience particulière du monde. Il est certain que notre subjectivité est, de cette façon, le produit des forces diverses, historiques, économiques, politiques et autres, qui traversent le monde autour de nous – et donc nous avons des subjectivités cousines. Mais cela n’a rien à voir avec l’identité – puisque cette dernière exclut par définition l’expérience particulière, pour nous rendre « identiques » à nos « congénères » prédéfinis – les Noirs, les Musulmans, les Américains et ainsi de suite. On peut dire par exemple que Marcelin s’identifie comme noir, bien que la photographie qui illustre la page de garde de son livre me montre, à moi en tout cas, un bourgeois parisien à monocle qui ressemble vaguement au docteur Adrien Proust.
Mais la manière dont Marcelin s’identifie comme noir n’est pas identitaire justement : il réagit seulement, ici et là, en passant, au préjugé racial des Français comme à une frivolité stupide et à une mécompréhension de l’humanité ordinaire des « Noirs ». D’autres fois, il se réfère au « sauvage africain » : formule sur quoi bien entendu sauteraient nos négristes d’aujourd’hui, et qu’il aurait sans doute mieux valu qu’il n’ait pas utilisée, mais qui me semble être là comme une réflexion des étiquettes et de l’ignorance du temps (qui n’a certes guère changé en Occident) que comme une expression d’un préjugé anti-africain de sa part. Il ne l’utilise pas théoriquement[1], et pour rendre mieux son attitude, notons aussi qu’il se réfère à Haïti comme à un endroit « demi-civilisé », qu’il préfère cependant à l’Europe, parce que c’est « mon pays. » Un petit pays, sur quoi Marcelin médite ainsi : « C’est un grand supplice, surtout moral, que d’appartenir à un petit pays (…) Là tout est mesquin, devient entrave ou compression. Je ne parle pas des républiques italiennes de la Renaissance. C’était petit comme étendue, mais combien large, immense par l’intelligence, par l’esprit ! Le patriotisme en était totalement absent. Pourtant, quelles clartés, quelles lumières, quel raffinement dans les poètes et dans les politiques ! Je ne parle pas non plus des nations comme la Hollande, la Belgique, la Suisse. Elles sont moins grandes que les autres, elles ne sont pas petites. En tout cas, par leur passé souvent glorieux, par leur présent admirable de bon sens et de développement fécond dans les sciences, dans les arts, dans la richesse, elles contentent l’âme de leurs concitoyens les plus chatouilleux. Non, je parle de ces petites nations en formations, si on peut dire, et comme il y en a tant en Amérique. Là rien de grand ni de noble. C’est le chaos. Qu’en sortira-t-il ? Qui le sait ? En attendant, il faut souffrir tout cela, passer sur toutes ces misères… Et quand on vous demande à l’étranger votre nationalité, tout en la confessant, préparer mentalement les excuses nécessaires, la circonstance atténuante à un état social qui fait honte. Ah ! comme on aimerait naître un siècle plus tard, quand la petite nation assagie, définitivement entrée dans l’ordre de la civilisation, ne vous obligerait plus à tous ces faux-fuyants, à tous ces mensonges. » (pp. 155-56). C’est un discours pareil qu’on entend souvent, en d’autres mots, dans la bouche des habitants de ces autres « petites nations en formation » d’Afrique – et voilà ce que j’appelle subjectivité. De cette espèce de condition particulière d’être pauvre (en retard) dans un monde qui s’enrichit prodigieusement d’une industrie à la production démultipliée (ce qui créé la condition que Marcelin appelle « civilisation », avec toute son époque) doit sortir ce genre de souffrance morale subjective. Il est curieux de faire réflexion d’ailleurs que né un siècle plus tard, Marcelin se serait retrouvé dans un monde inchangé : les riches d’hier sont ceux d’aujourd’hui, et les pauvres d’hier, en général, sont les mêmes qui étaient pauvres alors : le fossé s’est seulement un peu plus creusé dans certains cas.
Ailleurs, on a encore cette réflexion plus mélancolique sur la petitesse d’Haïti : « Que notre pays est petit par l’étendue, le nombre de ses habitants et qu’il est formidable – je ne puis employer le mot grand – par le tragique de ces sortes d’histoires ! » (p. 69).[2]
Marcelin d’ailleurs se pose la question de savoir si le fait d’être Haïtien lui donnait quelque originalité (car ayant absorbé la culture européenne, cette dernière lui paraît la norme par rapport à quoi être original). Sur la fin d’un séjour de quelques années en France, il note : « Je suis d’un pays lointain, j’ai vécu dans un pays qui ne ressemble guère à celui où je me trouve actuellement. Ma mentalité doit être différente de celle d’un Parisien, ou même d’un Européen. Les réflexions, les considérations que je puis tirer de tel ou tel événement, d’un article de journal, de la représentation d’une pièce de théâtre, du livre nouveau que j’aurais lu ne doivent pas être semblables aux leurs – je veux l’espérer du moins. Mes aïeux, il n’y a guère plus de cent ans, naissaient dans l’esclavage. Une nuit – mémorable pour eux – ils se soulevèrent, et, après avoir occis leurs maîtres, ils prirent leur place… Cette ascendance, encore si rapprochée, ne doit-elle pas me faire voir les choses sous un aspect autre que je les aurais vues si, par exemple, j’étais issu d’un de ces serfs de la vieille Europe qui mirent des siècles pour s’affranchir et arrivèrent, non par secousses violentes, mais par infiltration lente, à la civilisation ? Il est vrai qu’on dit que nous n’y sommes pas arrivés… » (p. 112) Après s’être posé ces questions sur un ton qu’on sent dubitatif, Marcelin décline le rôle du Persan de Montesquieu, qui lui paraît trop grandiose pour sa chétive personne. Ses considérations, pense-t-il, « ne s’élèveraient jamais plus haut, dans les plus grandes envolées, au-delà de l’entresol. Car je ne suis guère habitué aux maisons à plusieurs étages… Les constructions de mon pays ont rarement plus d’un rez-de-chaussée, et sont généralement en bois léger… Décidément la différence de latitude et de race ne confère pas l’originalité. » (p. 112-113).
L’ouvrage a la forme d’un journal sans date, et ne diffère guère d’un blog, en contenu : notations personnelles, souvenirs, réflexions sur des épisodes de l’histoire, compte-rendu de lectures et de spectacles, notes sur des choses qui se passent. Une grande partie se réfère à des personnages et des événements relatifs à Haïti, et mon ignorance m’empêche de tout comprendre immédiatement. Mais c’est sans importance, car ce n’est pas ce qu’il dit, mais la manière dont il le dit, qui fait le prix de ces blogs 1900 de Marcelin. Il y a les sarcasmes, jamais vraiment méchants, mais qui n’en restent pas moins piquants. Florilège : ceci, à propos des intellectuels prétendus, tels qu’on en trouve aujourd’hui encore un peu partout dans nos pays (les titrologues, comme on dit en Côte d’Ivoire) :
« San-Salvador promène un gros cahier par la ville où il n’y a rien d’écrit : ce sont des feuilles blanches. Mais il s’extasie sur le titre.
- Voyez le beau titre ! En a-t-on jamais trouvé un aussi beau : Coup de lorgnon sur la situation !
- Mais quelle situation, San-Salvador ? Toutes nos situations réclament un coup de lorgnon.
- Il n’y a qu’une situation, et elle prime toutes les autres, c’est la situation financière !
- Mais vous n’êtes pas financier, San-Salvador.
- Je ne suis pas financier ! Tous les Haïtiens sont financiers, et je suis plus haïtien que tous les Haïtiens.
- Mais je ne vois rien d’écrit dans ce cahier.
- Qu’importe ! Le titre suffit. C’est dans le titre que la situation est résumée. Le titre est un programme ! Au surplus, pour parfaire le volume, j’y mettrai quelques chapitres de Paul Leroy-Beaulieu, de Maurice Block, des aperçus du gros Larousse. J’arriverai bien à deux cent pages. Mais c’est le titre, je vous dis, c’est le titre qui fera ma réputation de grand financier.
San-Salvador a peut-être raison : que de gens célèbres n’ont la valeur que d’une simple étiquette. » (p. 37)
Ceci, adressé contre lui-même :
« Dans ce domaine [des grands discours politiciens], la boursouflure, le manque de tact, de goût, l’incohérence dans les comparaisons, l’emphase n’y sont pas rares. On y a vu un ministre, à la tribune, et pour s’excuser d’occuper sa charge, rappeler le mot du doge de Venise à la cour de Louis XIV et s’écrier : C’est de m’y voir ! – le ministre, c’était moi. »
Tout un chapitre sur la Suisse, que je ne copie pas ici, et qui se termine par cette pointe : « …la Suisse…vraiment va trop loin, d’après moi, dans l’art d’exploiter ses difformités. » (Ses montagnes).
Une longue partie de l’ouvrage est consacrée au séjour parisien – séjour bourgeois, car monsieur Marcelin a une servante bretonne et gîte dans un meublé confortable d’où, semble-t-il, il ne sort que pour déambuler sur les grands boulevards, et aller au spectacle, surtout le cinéma, art tout nouveau, et dont il s’est obsédé – mais aussi le théâtre, les Variétés. Vers ce temps, en 1910 semble-t-il, il y eut des crues monstres de la Seine, sous l’effet de pluies torrentielles – catastrophe qui fit des dizaines de mort et que Marcelin chronique par le menu au jour le jour, non sans aperçus cocasses parfois, comme ceci : « La foule [qui regardait la Seine] était composite : du monde fort élégant mêlé aux prolétaires. J’ai été baigné de boue par un [sic : le genre du véhicule n’était pas fixé] auto qui est arrivé à toute allure, presque au cœur de la place. La boue, c’est l’uniforme de circonstance. » (p. 132-133). Il enregistre tout, les cotes de la Seine, les contributions des uns et des autres à l’assistance aux sinistrés et surtout les reports de la première de Chantecler, la pièce de Rostand, dont il attend avec impatience la tenue – et qui le décevra d’ailleurs. On voit aussi que c’est un grand lecteur de faits divers : il rapporte avec zèle désastres maritimes (le Titanic y passe, entre autres naufrages), meurtres fameux et exploits de la bande à Bonnot, roi des apaches (on dirait gangsters dans notre monde encore plus américanisé d’aujourd’hui). Mais la comète de Halley est aussi notée, et sa fascination pour cet astre est anticipée par ce passage drolatique de son roman politique de 1903, Marilisse : « Il arriva que la nature elle-même sembla se faire la complice des révolutionnaires. D’abord une grande comète parut dans le ciel… Elle se levait chaque nuit, vers les dix heures, lumineuse, fluide, la trajectoire de sa queue diamantée dirigée vers le Palais National. On ne pouvait désigner plus clairement à l'occupant que son temps de vider les lieux était arrivé. Les vieilles femmes, habiles à lire dans les signes de là-haut, furent unanimes à déclarer que cette fois la tabatière de l'homme était tombée. Et un vieil astronome chevelu, comme le sont tous les astronomes, le seul que possédât la ville, consulté mystérieusement, déclara, à la façon sibylline, que ces messagères célestes annonçaient de grands, de très grands événements ... L’opposition n'en demanda pas davantage. »
Et un jour de ce temps, le président des Etats-Unis pressa un bouton électrique à Washington, et les écluses qui joignaient à Panama l’Atlantique au Pacifique s’ouvrirent. Marcelin de citer un sénateur guadeloupéen qui se demandait si un nouveau chapitre de l’histoire du monde ne s’ouvrait ainsi, qui verrait la mer des Caraïbes devenir ce que fut la Méditerranée – « le centre maritime du monde nouveau, le point de rencontre des races entre les continents et les océans, quelque chose d’analogue sans doute, sur un plan plus éblouissant et plus intense, à ce que furent, voici vingt-cinq siècles, les républiques grecques dans la Méditerranée européenne. » (p. 186-187). Il est vrai qu’il était raisonnable de penser cela, alors…
Frédéric Marcelin, mourut en 1917, à l’âge de soixante-neuf ans. Il fut ministre des finances d’Haïti dans les années 1890. Dans un autre ouvrage, Au gré du Souvenir, on trouve le plus bel hommage et la plus fine explication d’Haïti que j’aie lue, et qui vaut encore pour aujourd’hui – faible seulement par les préjugés voltairiens de l’auteur contre le paganisme vaudou, qu’il s’imaginait éteint et folklorisé à l’intention des touristes. Il appartient d’ailleurs à une génération féconde en gens à pensée dégagée et assurée : Anténor Firmin, Louis Joseph Janvier, Boyer Bazelais, Edmond Paul, Hannibal Price.
Propos d’un Haïtien a été publié en 1915, chez Kugelman, Paris, et n’a probablement pas été réédité – au rebours des romans.
[1]Un autre écrivain haïtien Joseph-Anténor Firmin publia en 1885, en réponse au livre de Gobineau sur l’Inégalité des races humaines, un essai, bien moins connu, sur l’Egalité des races humaines. On trouve là, théorisé, tout l’implicite des propos fragmentaires de Marcelin sur les Africains. En gros, Firmin écrit une défense des Africains à partir des Haïtiens qui, à l’entendre, ont « l’orgueil » de représenter « la race nigritique » « parmi les peuples civilisés. » En 1884, un autre haïtien, Louis Joseph Janvier, avait fait paraître un livre intitulé L’Egalité des races, et son compatriote Hannibal Price publia en 1900 un De la réhabilitation de la race noire, tous ouvrages que je n’ai pas lus. Je chroniquerai une autre fois l’ouvrage de Firmin.
[2] Le thème est très récurrent dans le livre. Ailleurs, il disserte sur un propos découragé d’un chef d’Etat haïtien, las d’être humilié par les puissances européennes et les mesquineries sans fin de la politique intérieure du pays : « les petits Etats n’ont pas leur raison d’être. » Ici, Marcelin met véritablement le doigt sur le problème : « Il est vraisemblable que sur un petit territoire, miné par les révolutions [façon haïtienne de désigner les pronunciamientos], les intérêts privés étant en contact permanent arrivent peu à peu à s’entendre, à se coaliser contre l’intérêt général. L’opinion publique se frelate facilement. N’étant pas la grande voix anonyme, et par cela même impartiale, elle devient cette chose horrible, cette caricature cynique que pour les besoins de l’actualité nos gouvernants baptisent tour à tour, selon que souffle le vent, tantôt du nom d’opinion publique, tantôt de celui d’opposition séditieuse. (…) Il y aurait profit pour un gouvernement habile d’aider l’opinion publique à se former, non à la déformer, et à la corrompre. Il y trouverait sans doute les éléments d’avertissement qui font trop souvent défaut, et qui mettent nos chefs d’Etat, quels qu’ils soient, pieds et poings liés à la libre disposition de quelques ambitieux inintelligents, brutaux et sans vergogne. » (p. 26) Suivez mon regard. Marcelin conclut : « Les petits Etats ont leur raison d’être. On en connaît de très beaux, et qui tiennent dignement leur place au soleil. Mais il est nécessaire que cette devise : Tout pour la Patrie ! que les Etats, grands ou petits, ont adoptée, ne soit pas de la rhétorique banale. » (p. 27)