Ce texte est la partie introductive d’un récit que j’ai commencé vers la fin des années 1990. J’étais frappé, comme mon père, par l’avènement de l’homme du lucre, et la manière dont il a su corrompre une certaine jeunesse en se présentant comme le nouvel idéal de ce qui marche et de ce qui compte. Cette scène met en scène (oui, précisément) l’homme du lucre, Elhadj Bezed ; l’homme du passé, M. Midonné, honnête petit fonctionnaire qui croit encore en la culture et en la décence ; et son fils, Rim, l’homme de l’avenir, qui s’imbibe des principes corruptifs et appétitifs.
“ Dans la vie, dit Elhaj Bezed , faut avoir du gros pognon, des femmes brillantes en pagaille, un château et du monde qui rampe ”. C’était à la tombée du jour, sous l’appentis où se trouvait, à ces heures là, son beau-frère Midonné.
Un bruit insistant courait depuis quelques années – encore qu’on puisse avoir l’impression que ce fût depuis toujours – dans les rues ensablées de Diamanicou, à propos de cet homme. Il disait, ce bruit, que Boubacar Zandjani – car tel est son vrai nom – serait l’homme le plus riche de toute la chefferie. La rumeur était quelques fois contestée et cette contestation, en elle-même, était courageuse, puisqu’elle ne rencontrait en général que des rebuffades et une forme particulièrement déplaisante d’incrédulité. Mais la vérité qu’elle affrontait n’en prospérait pas moins, avec tous les caractères de l’évidence telle que seule une opinion générale et enthousiaste peut en produire. “ L’homme aux Cannes ”, comme on l’appelait, ne l’ignorait pas; il n’ignorait pas non plus que la réputation qui lui était ainsi faite était sans fondement solide, mais il semblait prendre grand soin à l’entretenir, pour des raisons que nous pouvons supposer d’ordre à la fois politique et esthétique.
Il se mettait dans des frais immenses dès que l’occasion s’en présentait, et même quand elle ne se présentait pas, à vrai dire. Il aimait à organiser ou du moins à présider des fêtes abondantes dans tous leurs détails. Il distribuait alors, dans une sorte de diarrhée naturelle de richesses, des somptuosités à la foule des griots, aux quémandeurs en tout genre, aux flagorneurs professionnels, à tout un tas de parasites dont les joues florissantes reluisaient dans les trois vestibules de ses demeures géantes (l’une à Diamanicou, l’autre à Moursalima). En général d’ailleurs, ces somptuosités étaient expressément des liasses de billets bleus ou rouges. En outre, pour dorer une impression générale déjà subjuguée, il y avait ce couple de vastes automobiles, deux Mercedes de couleur blanche, et surtout la vitesse lente, prestigieuse, à laquelle, comme surchargées d’opulence, elles roulaient à la file, toutes vitres fumées relevées aux travers desquelles on entrevoyait des silhouettes pesamment immobiles. La première, dotée sur le capot d’une antenne flexible et argentine, transportait l’incomparable personnage et sa suite confite de vénalité emmiellée, et la seconde, quand elles étaient de la partie, les deux Hajias Zandjani. C’était comme une apparition. Les véhicules précaires qui, d’habitude, hantaient le macadam crevassé de la ville, se mettaient modestement sur les accotements et leurs conducteurs, comme les piétons, regardaient avec un frisson de fierté locale et de stupeur.
Tout cela était la cause de froncements de sourcils, de haussements d’épaules, de ricanements agacés, dans certaines maisons de Diamanicou où vivaient, de façon moins plantureuse, les véritables connaisseurs – les pairs millionnaires et milliardaires d’Elhaj – caustiquement conscients du rétrécissement grandissant de ce que les intellectuels enthousiastes et nécessiteux appelaient, dans leur français de pupitre, sa “ surface financière ”. Elhaj savait évidemment que les gros trafiquants de Diamanicou le méprisaient – du mépris maussade, obstiné, suspicieux, du Réalisme pour l’Idéalisme… Mais des goûts irréfléchis et indomptables l’empêchaient d’amender sa conduite, ou même d’en entraver la pente. Les psychologues bavards du genre de son beau frère Midonné prétendaient qu’il avait fui, dans la capitale où ses frasques n’étaient commentées, avec sobriété, que dans le cercle restreint d’un certain milieu, la mortification que lui infligeait une attitude qu’il comprenait parfaitement et qu’il ne trouvait malheureusement aucune raison de mépriser en retour.
Les collègues d’Elhaj reconnaissaient qu’il savait faire des “ coups ”. C’était même là son talent principal, et il avait su retourner bien de situations consternantes à son avantage. Mais son génie résidait dans “ la grande noce ”. Dans les conversations qui se déroulent sous les acacias, le président Manjug était un bigot, les habitants de la région de Djamanicou des obsédés sexuels, ceux de la région voisine (Loudé) des rabat-joie et Elhaj Bezed, un “ noceur ”. Certains l’appelaient Elhaj Bez. Mais l’imputation que sous-entend cette variante de son sobriquet était moins manifeste que la “ grande noce ”. Ceux qui ne parlaient pas français l’appelaient “ L’Homme aux Cannes ”, ou “ Les Cannes ”. Il possédait en effet plusieurs de ces articles qu’il brandissait perpétuellement. Les plus fameuses étaient une splendide canne ouvragée, tout en or, du pommeau au pied, ses deux sœurs d’argent, et, tournoyant parfois vigoureusement au-dessus de sa tête, la canne-glaive à la lame en plaqué or, gainée dans du cuir de caïman et incrustée de minuscules et scintillants diamants. Ses vêtures – éternelle chamarrure d’amples boubous, inimitables, brodés, cousus dans de riches tissus aux couleurs luxueuses et discrètes, agrémentée, les grands jours, d’un long collier d’or terminé par une médaille artistement sigillée des lettres BZ en caractères latins et arabes entremêlés – ses vêtures intimidaient. Des agents de l’Etat – des “ paperassiers ” – lui avaient cédé des points parce qu’ils avaient senti, face à ce frou-frou d’opulence tranquille et bonhomme, se racornir aussitôt derrière eux la dignité miteuse de la Fonction publique. Ce qui en imposait chez Elhaj, ce n’était pas le seul étalage d’une indéniable prospérité, contre quoi les agents de l’Etat (pour continuer avec cet exemple congru) avaient d’inébranlables défenses, mais la combinaison de cette montre avec un entregent zélé, un esprit souriant et débonnaire de transaction, une grâce dans la corruption qui parfumaient son argent de tact et d’urbanité.
Ses exquises vertus sociales avaient visiblement – et cela ne manquait pas, en soi, de charme – un lien de parenté étroit avec ce génie de volupté et de noce auquel il avait ce jour-là laissé la parole. Son auditoire, en l’occurrence son beau frère Yakoub Midonné et son neveu Rim, perçut distinctement, quoiqu’avec des sentiments contraires, la subtile profondeur du Philosophe donnant voix à son daimon, une Pythie aurifiée saisie de la transe païenne de Ploutos. Le visage plissé de rire, il avait chuchoté d’une voix suave qui contrasta de façon inquiétante avec la brutalité bien pesée de ses mots (et ces mots angoissèrent instantanément Midonné) : “ Dans la vie, faut avoir du gros pognon, des femmes brillantes en pagaille, un château et du monde qui rampe. ” Et il se remit à rire doucement, sans fin, avec de petits bruits de gorge – un rire intérieur bizarre, que Midonné entendait pour la première fois depuis presque vingt ans qu’ils se connaissaient. Un rire amer et bienveillant. Et de ses yeux réduits à deux fentes filtrait une lumière pétillante et captieuse.
Il est à croire que chaque fois que nous laissons parler le cœur secret de notre philosophie générale de la vie – cette philosophie fût-elle simplement affable et terne – nous sommes machinalement obscènes ou pis, parce que, simplement, ce cœur secret n’a pas l’habitude du langage tempéré propre à la vie commune. Aussi, Midonné qui, bien que n’ayant pas une haute opinion de son beau-frère, le tenait tout de même pour quelqu’un de particulièrement distingué, une distinction toute extérieure, mais qui rachetait dans une certaine mesure ce qu’il y avait d’intolérable dans son mode de vie “ matérialiste ”, fut désappointé et ne put s’empêcher de ressentir une sorte de confusion et d’inquiétude, tout en écoutant avec une vive attention les propos sublimes et spécieux qui coulaient des lèvres de son beau-frère, telle une incantation au Dieu orgiaque de la concupiscence et du lucre. Il ne se départit sans doute pas de son opinion première quant au raffinement et à la distinction de cet homme, mais il ne le considéra dorénavant plus sans malaise et contrariété. Il en était chagriné.
Quand il s’était retrouvé seul avec sa femme après cette conversation mémorable, Midonné avait voulu exprimer son émotion – pour n’arriver en fin de compte qu’à bredouiller quelques syllabes à propos de son étrange caractère, vraiment étrange, plus étrange même que…, sans ajouter qu’il le trouvait désormais, ce caractère, vaguement déplaisant, car aussitôt ce qualificatif lui avait paru des plus sommaire. L’essence de ce que lui avait dit son beau-frère ne se trouvait pas dans ce flot impudique de mots impudents, mots qui, pour son oreille, étaient tout simplement odieux. Il y avait là, sous ce masque effronté, une vérité, une loi générale, quelque chose de lumineux que la crudité des mots de Elhaj offusquait. Il faut ajouter qu’il ne se souvenait d’ailleurs pas vraiment de ce qui lui avait été dit. C’était par trop éloigné du cercle de ses propres obsessions intimes.
La conversation pourtant ne fut pas perdue pour tout le monde. Elle s’était déroulée sous un petit appentis qui prolongeait la véranda. Midonné se mettait là en début de soirée, indifférent aux moustiques qui dansaient en un nuage confus au-dessus de sa tête et s’occupant à lire ses journaux ou des livres volumineux traitant de sujets politiques, en général des biographies et des mémoires. Il se trouvait là, dans la lumière tendre et triste du soleil couchant, confortablement protégé des visiteurs indésirables et autres intrus, car l’appentis, contrairement à la véranda, n’était pas visible depuis la porte d’entrée. Quand il ne voulait pas recevoir quelqu’un, il lui suffisait de faire répondre qu’il était absent, et il pouvait savourer là-dessus, avec une exultation excessive, son insociabilité, gloussant en écoutant la voix éraillée de Incountouma (c’était la bonne) assurer avec aplomb que “ Midonné n’est pas rentré depuis le matin. ”
Cet appentis s’étayait juste au niveau d’une fenêtre qui était celle de la chambre de Rim, le fils aîné de Midonné, un robuste gamin de quatorze ans à cette époque, et cedit gamin écoutait, assez distraitement, les conversations de son père, tout en restant étendu sur son lit et en parcourant un journal illustré. Parfois, quand ce qui se disait l’intriguait, il se mettait sur son coude et passait sa tête encore poupine derrière une branche de flamboyant, et il arrivait que son père entendît, en arrière-fond à ses conversations, le rythme monotone de sa bruyante respiration, sans jamais toutefois se formaliser de cette indiscrétion, non pas par manque de principes, mais parce que l’idée ne lui avait pas traversé l’esprit.
Rim examinait attentivement les expressions du visage de son père et de son interlocuteur du moment. Il avait remarqué que les expressions du visage en disent généralement plus long que les mots eux-mêmes. Et ce jour-là, il avait scruté l’expression du visage d’Elhaj avec la plus grande concentration ; puis il avait, durant plusieurs semaines, imité certaine moue singulièrement caractéristique : c’était un repli des commissures des lèvres vers le bas accompagné d’un demi sourire, par lequel Elhaj semblait en même temps priser et dépriser les choses qu’il disait, ce qui leur donnait un air de vérité singulier. “ La chose la plus importante dans la vie, c’est d’apprendre à manger la vie ”, dit-il ainsi plusieurs fois en fermant à moitié les yeux, tout en montrant ses dents dans un sourire éclatant.
Rim ne prenait jamais au sérieux les opinions de sa mère. Elles étaient bien trop changeantes. Celles de son père ne lui paraissaient pas futiles, mais obscures, inintelligibles, et en tant que telles, il ne pouvait que les respecter, sans évidemment aller jusqu’à l’admiration. Il avait peu de penchant à admirer les opinions d’autrui, d’une manière générale. Il gardait pourtant, ce jour-là, son regard intensément fixé sur Elhaj Bezed, sans jamais tourner la tête vers son père, même lorsque celui-ci insinuait un ou deux mots. Quand ils eurent fini et que Elhaj fût parti, il sortit aussitôt furtivement de sa chambre et de la maison, et alla se promener dans les vergers de son père. En abattant les mangues, le front baigné de sueur, il essayait de reproduire le rire d’Elhaj, et il jappait sous les frondaisons touffues et basses, tandis que la nuit tombait comme une immense solitude.