Où sont les intellectuels?
Qu'est-ce qu'un intellectuel, et pourquoi il n'y en a pas au Sahel (rien que ça!)
Il y a toujours et partout eu des intellectuels, et ils ont toujours été rares. Mais s’ils furent rares par le passé à cause de l’isolement et de la pénurie, ils le sont aujourd’hui à travers la connexion et la pléthore. Qu’est-ce qu’un intellectuel au juste ? Une définition exacte me paraît impossible, mais certains attributs significatifs doivent être présents : c’est un travailleur de la pensée qui œuvre suivant une éthique de la vérité en vue de l’éducation et de l’émancipation de ses semblables. Cette proposition est bonne (je crois) dans le sens où chaque mot compte, chaque mot est clef, rien de trop.
D’abord pour être intellectuel il faut travailler, pas nécessairement, peut-être même pas du tout comme le ferait un chercheur ou érudit universitaire, qui est aussi un travailleur intellectuel. Le chercheur, le scholar, comme dit l’anglais, est un spécialiste. Il a un objet très précis au-delà des limites duquel il n’a rien à dire. L’érudit byzantiniste, le spécialiste du commerce des porcelaines en mer de Chine orientale à l’époque des Ming, l’expert en matière de problèmes sécuritaire dans les économies émergentes produisent des connaissances – pas de la pensée. Non pas d’ailleurs que cette substance mentale indéfinissable (c’est d’ailleurs cette affaire de « pensée » qui rend la définition de l’intellectuel pratiquement impossible à mes yeux) soit absente des travaux érudits, mais elle y est restreinte, assujettie, son énergie créatrice est bridée par les nécessités et les rigueurs de la discipline. Le travail de la pensée chez l’intellectuel peut paraître plus aisé, en tout cas moins fastidieux – mais en fait, il est plus pénible tout en étant également plus exaltant. C’est un travail presque au sens où l’accouchement en est un. Son objectif n’est pas tant de nous apporter de nouvelles connaissances que de transformer notre pensée même en la portant à un niveau de conscience plus élevé, souvent de façon inconfortable d’abord. (Parlant d’accouchement, c’est ainsi que Socrate, maître penseur de son état, parle de son art intellectuel comme de l’art de la sage-femme – la maïeutique).
Puis il y a l’éthique de la vérité, ce qui est une autre manière de dire l’éthique du doute. L’intellectuel est celui qui ne sait pas, mais – on en revient à Socrate (sauf que Socrate, en tout cas tel que présenté par Platon, prétend seulement ne pas savoir) – qui sait qu’il ne sait pas. Ce point distingue l’intellectuel d’une autre figure du travailleur intellectuel, le prêtre. Par là, je ne veux pas dire seulement le prêtre en religion, mais tout travailleur intellectuel qui est rivé à un dogme, qu’il soit religieux ou idéologique. Le prêtre pense, éduque, donc amène à un plus haut degré de conscience, mais en établissant des bornes que la pensée ne saurait franchir, et en posant des idoles qu’elle ne saurait renverser. La vérité et son fidèle compagnon le doute sont dangereux. Ils induisent, apparemment, une instabilité permanente de l’opinion, et surtout calcinent à force de lucidité les croyances dont l’être humain pense qu’il a besoin pour agir, ou même pour être. L’objectif du prêtre n’est pas la vérité en tant que telle, mais la vérité au service d’une religion ou d’une cause. Pour l’intellectuel véritable, la vérité doit être au service de la vie, c’est-à-dire d’un tissu de contradictions, d’une masse de confusion, d’un brouillard dans lequel il faut avancer et pour laquelle, en effet, la lucidité (luciditas, en latin, c’est la luminosité) est la seule arme valable. Oscar Wilde, se moquant de l’expression « la vérité pure et simple », a dit que « la vérité est rarement pure et jamais simple ». On ne peut la posséder entièrement, on n’en a jamais qu’un fragment, et c’est pour cela que l’intellectuel doit être toujours aux aguets, toujours à l’écoute, toujours prêt à se laisser surprendre et étonner. La différence entre l’intellectuel et le non-intellectuel est que la chose qui le choque, le gêne, l’irrite ou le met mal à l’aise est précisément la chose qui suscite sa curiosité et son désir de comprendre, car elle suppose une vérité, une part de vérité qu’il n’a pas sue.
Il y a ensuite l’éducation et l’émancipation du semblable, qui est la seule chose qui doit discipliner l’éthique de la vérité. Elle fait du travail du penseur un art, un art rhétorique. La vérité doit être présentée au semblable de façon à ce qu’elle puisse lui être véritablement utile. Hume en parle en ouverture de son Enquête sur l’entendement humain, lorsqu’il distingue la philosophie aisée de la philosophie abstruse : « Il est certain », écrit-il, « que la philosophie aisée et abordable [obvious] aura toujours les préférences de la généralité des hommes par rapport à celle qui est précise et abstruse ; et bien de gens recommanderont le fait qu’elle est non seulement plus agréable, mais plus utile que l’autre. Elle pénètre mieux l’ordinaire de la vie ; façonne le cœur et les sentiments ; et en touchant aux principes qui font agir les hommes, réforme leur conduite et les rapproche davantage des modèles de perfection qu’elle dépeint. À l’inverse, la philosophie abstruse, étant fondée sur un état d’esprit qui ne peut se faire aux affaires et à l’action, se dissipe dès que le philosophe quitte l’ombre et se montre en plein jour ; et ses principes ne peuvent aisément conserver leur influence sur notre conduite et notre comportement. Les sentiments du cœur, l’agitation des passions, la véhémence des émotions, dissolvent toutes ses conclusions et réduisent le philosophe aux idées profondes à l’état du commun des mortels. » (Ma traduction). Hume est peut-être un peu dur pour ceux qu’il traite de philosophes abstrus (il mentionne Aristote, Malebranche et Locke), mais son propos nous rappelle que l’intellectuel n’est pas le philosophe, au sens où nous l’entendons aujourd’hui. Hume écrivait en un temps où une telle distinction n’existait pas encore, puisque le mot « intellectuel » n’avait pas encore été inventé. Tout penseur était donc philosophe. Mais l’occupation d’Aristote, de Malebranche ou de Locke était essentiellement différente de celle de Cicéron, de La Bruyère ou d’Addison (ce sont les trois « philosophes aisés » que Hume leur oppose). C’est la différence du scientifique à l’artiste. Aristote fait de la pensée scientifique, ce qui le rapproche des chercheurs et érudits, bien qu’il ne fasse nullement partie de leur bande. Ceux que Hume qualifie de philosophes abstrus sont d’ailleurs bien souvent à l’origine des disciplines scientifiques modernes : Aristote comme Locke sont considérés comme les pères fondateurs de la science politique, ce qui n’est pas le cas de Cicéron (pourtant auteur d’un essai dialogué sur la politique, le De re publica). Les philosophes abstrus le sont parce qu’ils créent un langage spécialisé, ce qu’en philosophie on appelle des concepts (et Gilles Deleuze a une fois défini l’objet de la philosophie comme la création de concepts), langage spécialisé qui s’apparente au langage technique des sciences ; les philosophes aisés le sont parce qu’ils usent du langage commun, directement accessible à tout le monde, et ils se rapprochent donc plutôt du langage ornemental et affectif de la littérature et de la poésie. Les premiers recherchent la vérité dans sa plus grande pureté possible et dans sa plus grande complexité, sans souci pour ses usages : c’est de la pensée fondamentale ; les seconds recherchent une vérité plus impure et moins complexe, car elle doit entrer dans la vie contradictoire des hommes et dans l’entendement du plus grand nombre : c’est de la pensée pratique.
Mais la pratique qu’elle vise est donc celle de l’éducation du semblable à la vérité humaine, toujours offusquée par les idoles de la tribu, la cage des dogmes divers et variés, l’urgence des sentiments et des émotions ; c’est une pratique qui vise à nous libérer de ces choses, à faire de nous, véritablement, des humains : Émile, plutôt que le Citoyen.
Voilà donc pour la définition de l’intellectuel.
Cette figure, disais-je, a toujours et partout existé, mais dans des conditions différentes. Il en est ainsi simplement parce que les hommes ont toujours pensé. Par exemple, il y en avait en Afrique avant l’ère moderne, et il y en a en dehors des milieux sociaux que les Africains francophones qualifient abusivement d’intellectuels. J’ai personnellement plus rencontré de véritables intellectuels parmi la population illettrée et afrophone du Niger que parmi les lettrés et francophones (ou arabophones). Certains des prédicateurs nigériens que j’ai écouté pour mon travail de thèse doctoral il y a une dizaine d’années étaient de véritables intellectuels, et pas toujours du style prêtre, puisque quelques-uns au moins ne se servaient du langage de l’islam que comme d’un outil rhétorique pour, à la façon du philosophe aisé de Hume, se faire entendre et écouter par une population islamisée.
Mais l’intellectuel, comme le musicien, le poète ou l’artiste, est un être « arbitraire ». Il apparaît, il ne peut être manufacturé. Nous pensons tous, mais le fait d’être un penseur est un don naturel (ou surnaturel peut-être) que nous n’avons pas tous, et que nous ne pouvons acquérir à volonté. Nous pouvons être cultivé, instruit, et même rendu, de cette façon, plus intelligent et mieux à même d’exprimer nos idées et nos sentiments – et cela fait de nous une personne éclairée, suivant les possibilités du temps. Mais non un intellectuel, quelqu’un qui a le bonheur de savoir penser la réalité du monde même sans instruction organisée ou culture institutionnelle. Ce sont les personnes instruites et cultivées que les Africains francophones appellent des intellectuels, donnant à ce mot un sens qu’il n’a pas en France, pour des raisons qui, on le verra, se comprennent – mais qui n’en sont pas moins erronées.
Une de ces raisons, c’est qu’il y a des atomes crochus entre pensée et instruction. L’instruction est une activité intellectuelle dérivée. La façon la plus naturelle dont elle a eu tendance à se former pendant des siècles a été sous la forme d’une école autour d’un penseur. Cela se voit même dans la façon dont certaines institutions éducatives ont acquis leur nom : l’Académie provient des jardins d’Akademos, à Athènes, où Platon avait l’habitude d’enseigner ; le Lycée d’un quartier d’Athènes construit autour du temple d’Appolon Lycien et où Aristote avait ouvert son officine près d’une galerie couverte. Mais l’institution a vite tendance à standardiser et canaliser la pensée, et à lui mêler des intérêts de carrière et/ou de pouvoir. Elle peut abriter de véritables intellectuels, mais ces derniers doivent montrer patte blanche et se voient astreints aux questions de rivalités entre pairs qui peuvent être étonnamment féroces dans les milieux universitaires. Comme dans toute institution, les titres, pour des raisons de prestige et de pouvoir, sont cruciaux et l’ambition de les acquérir peut polluer l’éthique de la vérité. Le monde de l’instruction n’est donc pas très hospitalier à la pensée dans sa substance la plus authentique, il n’est pas le lieu de l’intellectuel.
Si ce monde a été longtemps fragmentaire et isolé – et pratiquement absent des régions non-islamisées de l’Afrique sub-saharienne jusqu’aux temps coloniaux – il est, de nos jours, pléthorique. C’est l’effet général de la révolution industrielle et capitaliste : produire tout ce qui peut être mis sur un marché quelconque en masse, y compris les diplômés. L’intellectuel véritable reste toujours aussi rare, tout autant que le grand poète ou le grand peintre, mais ceux qui peuvent passer pour tels sont à présent légion. C’est une transformation sociale particulièrement remarquable en Afrique sub-saharienne où la classe socio-culturelle capable de produire ces masses d’intellectuels en série (semblable au romancier sans génie ou au musicien de variété) n’existait pas il y a seulement cent ans. De façon cruciale, cette classe socio-culturelle est née de la domination coloniale, et le problème de l’éducation et de l’émancipation s’est posé à elle, ab ovo, par rapport à cette domination – ce qui a créé des conditions inhospitalières à l’éclosion d’une pensée libre.
Dans ce contexte de domination, par une sorte de nécessité historique, l’éducation et l’émancipation devait tendre à produire non pas des consciences humaines ouvertes, mais des consciences africaines closes ; et le semblable n’était pas tout être humain, mais l’homme africain, voire, dans certains cas, l’homme négro-africain (bien entendu, certains ont fait un pas de côté par rapport à cette nécessité historique, mais cela les a rendu impopulaires : voir Senghor). Il en résulta une figure qui demeure à ce jour la référence intellectuelle dominante dans la région, l’intellectuel engagé, supposé mener éternellement une lutte révolutionnaire pour libérer la nation africaine de la domination coloniale. L’intellectuel engagé, cependant, ne peut être véritablement un intellectuel – c’est un prêtre.
Ici, il faut faire la distinction entre l’engagement et la responsabilité.
L’intellectuel est responsable devant la société, d’une responsabilité d’ailleurs problématique, car une fois qu’il a expliqué sa pensée, il ne la contrôle plus, elle entre dans le circuit vivant de la pensée commune où elle peut produire toutes sortes d’effets, et de laquelle chacun peut tirer, suivant son propre vécu et ses propres idées, des implications et des pensées dérivées, lesquelles peuvent être très éloignées de ce que le penseur original a voulu inspirer. Toujours est-il que l’intellectuel a une responsabilité vis-à-vis de la société, celle de la penser, et ainsi de l’aider à s’expliquer à elle-même, et de pouvoir progresser dans sa propre humanité et dans sa civilisation – car une société qui ne se pense pas ne progresse pas, ne se civilise pas elle-même. Cette responsabilité n’est jamais facile et elle peut être dangereuse. Après tout, le terme « intellectuel » est entré en usage dans le contexte de l’Affaire Dreyfus, en France, et il a commencé par être – comme souvent les appellations qui réussissent – une injure ou du moins une moquerie. Des écrivains antidreyfusards – Maurice Barrès, Ferdinand Brunetière – s’en sont servis pour railler leurs confères dreyfusards – les Émile Zola, Anatole France, Octave Mirbeau et autres – parce que ces derniers se seraient occupés avec légèreté et de façon prétentieuse d’affaires – l’armée, l’espionnage – où ils n’avaient aucune compétence. Et la chose ne s’arrêta pas à la moquerie et à l’injure. L’establishment français était anti-dreyfusard, et les anti-dreyfusards étaient violents et assoiffés de sang. Ainsi, Zola a été assassiné par un fumiste (nettoyeur de cheminée) anti-dreyfusard qui a nuitamment bouché la cheminée de son appartement afin de l’endormir à jamais dans l’étreinte doucereuse du monoxyde de carbone – il a réussi son coup et commis le crime parfait.
Il est pénible, parfois dangereux de penser contre l’opinion commune, mais on n’éduque pratiquement la société que de cette façon. Le mot « éduquer » vient du latin ex ducare, « conduire hors de ». La chose dont on tirerait ainsi l’individu à travers l’éducation est la nature, l’animalité – en vue, donc, d’en faire un humain (le mot latin pour raffinement et civilisation est humanitas). Éduquer la société revient à la tirer de ses erreurs et préjugés, ainsi que de ce terreau corrompu de pensées anciennes qui ont pu être, en leur temps, libératrices et civilisatrices, mais qui se sont calcifiées au fil des ans et des décennies en dogmes ou qui se sont abîmées en bêtise fédérale. C’est ce que Voltaire, peut-être le premier intellectuel de facture moderne, appela « l’infâme » - lui qui était si conscient du danger du principe de responsabilité qu’il a choisi de vivre près de la frontière suisse afin de pouvoir s’esquiver dès que les diverses puissances de l’ordre établi en France auraient voulu se saisir de sa personne.
Mais cela n’est pas l’engagement : ce terme, à propos de l’intellectuel, peut s’employer à la rigueur comme d’un engagement vis-à-vis de soi, de s’examiner soi-même et de se fortifier. Il dénote ainsi le côté sinon professionnel au moins « métier » de l’activité de l’intellectuel : pour se poser en éducateur, il faut en acquérir et cultiver les vertus, lesquelles proviennent d’une forme d’engagement de soi à soi, d’une méfiance vis-à-vis de soi-même, de ses propres faiblesses morales et intellectuelles, et des pièges possibles de la position sociale ou culturelle où l’on se trouve. C’est, en somme, un engagement vis-à-vis de la pierre de touche de l’intellectuel, l’éthique de vérité.
En revanche, l’engagement à une cause, même juste dans son contexte, est une sorte de trahison de la mission de l’intellectuel. Le livre le plus important sur le caractère de l’intellectuel est peut-être La Trahison des clercs de Julien Benda, paru en 1927. Je mentionne la date parce que c’était une époque où Benda pouvait voir avec angoisse et effarement nombre d’intellectuels européens glisser vers le fascisme montant, et trahir leur devoir premier et unique, l’éthique de la vérité, pour célébrer les idoles de la tribu, le nationalisme fascisant qui se répandait comme un chancre autour de lui. Ces clercs, comme il dit, ces intellectuels étaient effectivement engagés, mais ils étaient irresponsables – de ce fait même. Ils étaient prêts à guider les hommes vers le désastre et le carnage par la force de leur pensée au nom de leur engagement pour une cause, et non plus par rapport à eux-mêmes et à la vérité. Le crédo de l’intellectuel, c’est J.-J. Rousseau qui en fait un jour sa devise, vitam impendere vero, « soumettre sa vie à la vérité » : eux, ils soumettaient leur vie à une cause.
Bien entendu, la cause peut être plus juste que le fascisme, et tel, certainement, était le cas de la lutte contre la domination étrangère (coloniale) qui a mobilisé les intellectuels engagés en Afrique pratiquement au berceau. Mais elle a fait d’eux des prêtres : des gens qui partent d’une certitude, non d’un doute ; qui sont convaincus qu’ils détiennent la vérité, et qui ne la cherchent donc pas ; qui sont soucieux de guider la société pour la lutte et la victoire finale, mais ne s’occupent pas de la comprendre et de l’expliquer ; pour qui d’ailleurs la société n’existe pas, ce qui existe, c’est « le peuple », « la nation » ; qui ne veulent donc pas la libérer de ses propres démons, mais lui imposer la direction prescrite par la cause, sa « victoire », sa « libération ». Pour ce faire, l’intellectuel engagé ne vise pas la vérité, mais le pouvoir. Si son discours est un discours de libération, c’est une libération dont il détient la clef, et dont il impose la forme au « peuple », sûr qu’il est d’être son chef et son guide bienveillant (bien qu’il fasse toujours partie de l’élite : mais il ne s’examine pas). Une fois arrivé aux commandes, il est presque toujours un despote (souvent d’ailleurs un despote charismatique) puisque son attachement à une cause qu’il sait juste le dispense des prudences et des précautions de l’homme qui doute et qui cherche.
Il peut être difficile d’admettre la vérité de ce portrait dans le cas des intellectuels engagés anti-impérialistes et panafricains, mais il n’y a pas de différence, dans les formes, avec des rivaux qu’ils avaient, et continuent d’avoir, dans les pays du Sahel – les intellectuels engagés salafistes ou salafisants et panislamiques. Si comme je l’ai écrit plus haut, les premiers veulent non pas produire des hommes, mais des Africains ; et leur semblable n’est pas tout être humain, mais l’homme africain, voire, dans certains cas, l’homme négro-africain – pour les seconds, il s’agit de produire non pas des hommes ou des Africains, mais des musulmans, et le semblable est, avant tout, le musulman. Si les adeptes des premiers sont transportés par le charisme de Aminu Kano ou Thomas Sankara, les sympathisants des seconds le sont par celui de Abubakar Gumi et Mahmoud Dicko. Le tabac est différent, mais c’est la même pipe.
En somme, l’intellectuel engagé est quelque chose de très différent de l’intellectuel véritable. En réalité, c’est un acteur politique, un soldat de sa cause, qui met à son service les ressources de la pensée, comme d’autres militants lui apportent ceux des finances, ou de l’engagement physique, ou des applaudissements et des acclamations. Il est parent de l’intellectuel organique, à cette différence près que ce dernier apporte le concours de la pensée à l’ordre établi, tandis que lui l’apporte à la subversion de l’ordre établi. D’ailleurs une fois la victoire obtenue, l’intellectuel engagé se mue tout naturellement en intellectuel organique.
Dès lors, comme devant tout phénomène objectif, l’on peut se positionner pour des raisons subjectives, et c’est tout : j’éprouve de la sympathie pour le combat de Sankara et de l’aversion pour celui de Dicko, mais c’est simplement parce que c’est moi – quelqu’un d’autre aura des sentiments exactement inverses, et telle sera sa prérogative. Cela veut dire que, dans la mesure où il faut être citoyen, je préférerais être citoyen sous Sankara plutôt que sous Dicko – mais quel que soit le cas, un intellectuel véritable continuerait à devoir assumer sa responsabilité vis-à-vis de la société et son engagement pour la vérité, sous l’un comme sous l’autre. Et, j’en ai peur, au péril de la vie dans l’un cas comme dans l’autre.
Cela étant dit, le danger foncier de la cause, c’est de se transformer en « infâme ». Elle peut l’être dès le point de départ, d’ailleurs, et elle l’est souvent en puissance : le fascisme, le nazisme, étaient infâmes dès leur apparition, ils sont nés monstres ; le panafricanisme anti-impérialiste ne pouvait l’être, puisqu’il combattait quelque chose d’infâme et de monstrueux – le racisme et l’impérialisme. Mais il l’était en puissance, parce qu’il voulait les combattre avec leurs propres armes, et en reproduisant leurs structures internes. C’est, par exemple, l’histoire de Cheikh Anta Diop, qui, parce que l’oppresseur européen, dans son infâmie – plutôt que dans son intellectualité – pensait en termes de race et exaltait sa « Civilisation » héritée de la Grèce antique, terre de science et de philosophie, pensa aussi en termes de race, et voulut proclamer la supériorité de la sienne (« les nations nègres »), enracinée dans l’Égypte antique dont la Grèce n’aurait fait que piller les trouvailles. Take that, Europe ! aurait-il pu dire. Témoin, en 1940, de l’effondrement de la France face à l’Allemagne nazie, il s’en réjouit et pensa qu’il fallait s’inspirer de l’hitlérisme – ce qui rappelle la joie immorale éprouvée par les actuels intellectuels engagés africains lorsque la Russie a attaqué l’Ukraine. La vérité du droit veut que toute violence de ce genre, qu’elle qu’en soit l’origine, soit considérée comme une attaque contre l’humanité et la civilisation. Mais cette vérité importe peu lorsqu’on a une cause : l’attaque de l’OTAN contre la Libye était une infâmie, celle de la Russie contre l’Ukraine est vue comme une bénédiction.
L’intellectualisme engagé commence comme une pensée vivante, se transforme en dogme, et finit en bêtise. Nous en sommes à ce stade : l’heure de la Bêtise. Cette évolution s’explique assez simplement : les premiers intellectuels engagés inventent le langage et la tradition et sont donc astreints au travail de la pensée, certes, dans les limites de la cause, mais non sans que des éclats d’intelligence pure ne rejaillissent de l’intensité de l’ouvrage : je conseillerai toujours de lire Cheikh Anta Diop, par exemple, la pensée et l’intelligence pulsent à presque chaque page. Dans la seconde phase, la tradition est établie, le langage est devenu courant, il y a des textes sacrés et des figures prophétiques, on les lit encore, on les écoute, et on en tire une pensée dérivée, certes appauvrie et inerte, mais qu’on peut ingérer et de laquelle on peut tirer une certaine intelligence. Enfin, dans la troisième phase, on est à l’ère des slogans, des commémorations et des théories fondamentalistes. Les textes sacrés ne sont plus vraiment lus, les figures prophétiques deviennent simplement des noms qui imposent silence et unanimité. Ils ont été transformés en momies mentales, et on les invoque pour justifier ses propres imaginations, à la manière dont les salafistes invoquent Dieu pour porter des pantalons « sautés » et se teindre la barbe au henné. L’évolution est fatale parce que seule l’intellectualité véritable nous préserve de la bêtise. L’intellectuel véritable ne rejette d’ailleurs pas les textes des intellectuels engagés, mais il les lit sans révérence, pour y trouver des points d’accord ou de désaccord, et comprendre ce qu’ils apportent ou prennent à la vérité. Il dit ce qu’a dit Aristote à propos de Platon : « Je suis ami de Platon, mais encore plus, ami de la vérité ». Cette attitude fait que ces textes restent, pour lui, des choses vivantes, avec des éclats et des errements, et toute la chaleur d’une époque révolue qui monte d’une pensée qui s’y est colletée.
Les intellectuels engagés d’aujourd’hui sont fondamentalistes. C’est-à-dire qu’ils veulent retourner en 1940, en 1950, ou croient y être encore – à la manière dont les Salafistes veulent retrouver le temps des Compagnons du Prophète. Comme en 1950, nous sommes colonisés, nos dirigeants sont des gouverneurs coloniaux, et toutes nos misères sont causées par l’impérialisme, qui demeure notre problème principal, même unique. Cela n’est pas le propre, soit dit en passant, des pays francophones. On parle beaucoup d’un effet de ce fondamentalisme intellectuel, le sentiment antifrançais, mais un ami nigérian de Kano à qui je l’expliquai hier me répondit que la même attitude existe de l’autre côté de la frontière : « Abin iri daya ne [haoussa pour « les choses sont pareilles »]. Ici, ceux qui penchent vers le socialisme incriminent un « complot occidental » tandis que ceux qui penchent vers l’islam parlent de « complot juif ». » Ainsi donc, alors que les Nigériens se sont persuadés – grâce aux déclamations de leurs intellectuels engagés – que les Français ont créé de toute pièce Boko Haram, les Nigérians s’imaginent que ce sont les Américains. Il n’y a pas d’argument ou d’évidence factuelle qui puisse affecter ces théories, puisqu’elles relèvent moins de la pensée que de la faillite de la pensée. Une fois que l’attachement à une cause a produit ces effets de dogme et de religion, il emprisonne la pensée et la fige dans une ambre qui l’empêche d’évoluer avec les temps et la dérobe au contact de l’air vivant, qui la réduirait à néant.
Si les intellectuels engagés continuent à vivre en 1960 ou dans ces parages – au Niger, le principal mouvement d’intellectuels engagés, le M62, se réfère encore à cette année, le 62 en question étant les soixante-deux ans écoulés depuis l’indépendance – cela veut dire qu’ils ne pensent pas notre époque et ces nombreux problèmes qui sont très différents de ceux de 1960. Pour ne pas rester totalement démunis, ils développent des théories qui extrapolent sur les conditions de 1960 et les ajustent aux événements de 2022. Certains de ces événements peuvent plus ou moins corroborer les extrapolations, mais les trous restent tout de même nombreux, et doivent être donc comblés par des déductions totalement imaginaires. Comme ces déductions sont nécessaires à la cohésion de la théorie, cependant, nos intellectuels fondamentalistes ne peuvent en accepter la réfutation ou même la discussion – quitte à s’enfermer, devant des objections trop incommodantes, dans le silence. Mon ami nigérian a continué son message : « Ni kuma [quant à moi] je leur dis d’habitude tout simplement, eh bien, puisque vous connaissez les responsables, pourquoi les laissez-vous faire ? Pas de réponse. Ou alors je pose une question très pragmatique : quel Juifs/Américain a empêché Buhari de recruter assez de troupes et de les équiper pour détruire les terroristes ? Nous avons une immense population de jeunes chômeurs tous prêts à se faire recruter et on peut acheter toutes sortes d’armes et de munitions de la Chine, du Pakistan, de la Turquie, de la Russie, etc. Qui empêche Buhari de s’y mettre ? Toujous shiru [silence] » Bien sûr, dans le Sahel francophone, la réponse est plus facile. Un jour, au Burkina, un personnage m’a assuré que la France empêchait son pays d’acheter des armes ailleurs que chez elle, tout en refusant de lui en vendre. C’était du temps de Roch March Christian Kaboré qui, conscient de la véhémence du sentiment antifrançais au Burkina, limitait au maximum ses rapports avec la France. Je fis remarquer à ce personnage que le Niger, dont l’alliance avec la France était fermement établie, ne se privait pas d’acheter des armes en Turquie et ailleurs ; et que je ne pouvais croire que ce que la France n'imposait pas au Niger, elle pouvait l’imposer au Burkina dans l’état actuel des choses. Cette mienne réplique ne lui fit pas battre un cil : c’était un true-believer, un croyant indéfectible en la toute-puissance de la France, pratiquement inentamée depuis 1960.
Ce fondamentalisme a pollué jusque les sommets de l’État au Mali et au Burkina. J’ai écouté un discours du nouveau premier-ministre burkinabè qui accuse à mots couverts la France d’armer et d’aider les terroristes. En notre temps, le djihadisme – qui est ce que le discours commun, élitaire, appelle « terrorisme » - est un phénomène international et décentralisé qui frappe des endroits aussi divers que la le Sahel, la Somalie, l’Afrique de l’Est, l’Afghanistan, la Syrie, l’Irak, la Libye – qui est encore actif en Asie du Sud-est, qui a longtemps frappé l’Inde, le Sri Lanka, même des pays européens, jusque et y compris la France. Mais le premier ministre du Burkina Faso pense que, dans le cercle étroit du Liptako-Gourma, ce sont les Français qui suscitent et encouragent le djihadisme. Et les passages de son discours où ces accusations à peine voilées ont été émises sont ceux qui ont été les plus applaudis. C’est un effondrement intellectuel.
Ce qui a commencé ma discussion avec mon ami nigérian, c’est une vidéo qui lui a été envoyée sur WhatsApp montrant la première ministre Giorgia Meloni en train de brandir un billet de franc CFA devant un animateur sur un plateau de télévision tout en accusant la France de plonger ses anciennes colonies dans la misère en s’accaparant de 50% de leurs devises étrangères, ce qui est une « explication » pour le moins grotesque du mécanisme de la monnaie CFA. Cette vidéo est probablement ancienne. Il y a quelques années, le commentariat italien s’était excité sur la question du franc CFA parce que beaucoup de monde, en Italie, en avaient assez que leur pays soit aux premières loges des navires de sauvetage et autres radeaux de la Meduse en provenance de Libye et cherchaient des moyens de faire pression sur d’autres pays européens pour leur passer la patate chaude. D’ailleurs Meloni, devenue cheffe de gouvernement, a interdit à un navire de sauvetage de migrants d’accoster en Italie, et la France a dû le recueillir : détail, la majorité de ces migrants étaient soit non-africains, soit originaires de pays africains non-francophones. À l’époque où le CFA faisait débat en Italie, je fus approché par une radio italienne (gauchiste cette fois) pour donner mon avis. Le désir clairement exprimé était que je me montre violemment critique à l’endroit de « la monnaie coloniale ». Comme j’ai expliqué que je serai plus nuancé, ils ont laissé tomber la demande d’entretien. Je donnai donc tous ces éléments de contexte à mon ami en ajoutant que je craignais que ce genre de démagogie internationale ne crée de nouveau une convergence entre les intellectuels d’Afrique francophone et un leader fasciste européen (après Poutine). Il me répondit : « Il est triste que les gens veuillent entendre TOUT ce qui peut être négatif à propos de leur « ennemi » et ils applaudiront l’orateur sans vérifier la véracité de ce qui a été dit et les motifs et antécédents de l’orateur. J’essaie souvent d’expliquer que l’ennemi de ton ennemi n’est pas forcément ton ami, en fait il pourrait aussi être ton ennemi. Je ne sais pas comment nous pouvons combattre cette espèce de mentalité de troupeau. »
Comme le demande souvent un ami à moi à Niamey : « Où sont les intellectuels ? »