Notules (1997)
Lévi-Strauss. Réactions grossières devant l’étrangeté, dit-il : « Habitudes de sauvages », « cela n’est pas de chez nous », « on ne devrait pas permettre cela », etc. Oui. Mais c’est aussi la reconnaissance de l’humanité de l’autre. Ne nous leurrons pas : cette reconnaissance est rarement positive-minded.
L’humanité d’autrui est souvent répugnante : pour ceux, nombreux, dont le regard n’est frappé que par le jeu des formes, le pur jeu, sans intelligibilité. On perçoit l’humanité de l’autre, mais sans intelligibilité. C’est cela, l’étrangeté, dont le racisme est une conséquence extrême, et doctrinaire. Lévi-Strauss ne semble pas de cet avis, qui ajoute : « Ainsi l’Antiquité confondait-elle tout ce qui ne participait pas de la culture grecque (puis gréco-romaine) sous le même nom de barbare ; la civilisation occidentale a ensuite utilisé le terme de sauvage dans le même sens. Or derrière ces épithètes se dissimule un même jugement : il est probable que le mot barbare se réfère étymologiquement à la confusion et à l’inarticulation du chant des oiseaux, opposées à la valeur signifiante du langage humain ; et sauvage, qui veut dire « de la forêt », évoque aussi un genre de vie animal, par opposition à la culture humaine. Dans les deux cas, on refuse d’admettre le fait même de la diversité culturelle ; on préfère rejeter hors de la culture, dans la nature, tout ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquelle on vit. » Et pourtant ces mots mêmes sont la reconnaissance de l’humanité d’autrui. La science moderne est entachée de l’humanisme du XVIeme siècle et des Lumières : voulant dénoncer le racisme, Lévi-Strauss introduit (chose d’ailleurs inévitable) dans le discours scientifique (savoir le sens profond des mots « barbare », « sauvage » et autres du même acabit) un sentiment moral. En fait, la barbarie et la sauvagerie sont deux concepts à l’analogie très limitée. Peut-être en effet coïncident-ils dans leur évolution, pour finir par signifier la même chose au XIXeme siècle, lorsque le mot grec a été déshellenisé et occidentalisé. Chez les Grecs, les Barbares avaient bel et bien une culture. Ni Hérodote, ni Platon, ni le commun des Grecs ne déniaient la culture aux Égyptiens, aux Mèdes ou aux Perses, aux Phéniciens. D’autre part, les Grecs ne rejetaient pas dans un hypothétique monde de la nature les peuples hyperboréens (Scandinaves), celtiques (Gaulois, Bretons), scythes (slaves), etc., dont ils connaissaient mal les mœurs. Pour comprendre la signification grecque de ce mot, il faut d’abord examiner quelles idées les Grecs se firent du genre humain et de la nature. La nature ne semblait pas être pour eux uniquement l’animalité et l’instinctif (par opposition à l’humanité et à l’intellectuel), mais aussi la fatalité et la divinité. Les opérations de la nature, manipulées ou conduites par des forces divines, et se manifestant aussi bien à l’intérieur de l’homme qu’à l’extérieur, sont inexorables. Pensons à l’idée platonicienne de l’âme de la nature et au fait que, dans toutes ces conceptions, les Grecs étaient largement influencés par leurs voisins orientaux et égyptien. La conscience de la barbarie de l’autre avait plutôt un sens politique. C’était le sentiment de l’unité grecque face à des hommes qui ne pouvaient la comprendre et qui lui étaient donc potentiellement hostiles.
En revanche, le mot « sauvage » est plus ambigu – ou, comme dirait Nietzsche, plus « hypocrite » – parce qu’il prend effectivement sens au sein d’une culture qui distingue radicalement culturel et naturel, humanité et nature, sous l’influence, en grande partie, de la doctrine chrétienne de l’âme. Doit-on reconnaître aux chiens et aux femmes une âme (i. e. l’humanité) ? Doit-on la reconnaître aux Indiens et aux nègres ? Une culture qui se pose ce genre de questions ne conçoit pas l’étrangeté de la même façon qu’une culture pour laquelle elles sont sans pertinence. Même laïcisée, elle garde cette interrogation comme un réflexe. Ainsi le sauvage est aux frontières entre l’humanité et l’animalité. C’est ce qui ressort clairement d’une philosophie de visibles sources religieuses, et néanmoins laïcisée, comme celle de Rousseau. Par le même genre de moralisme que Lévi-Strauss, Rousseau s’était persuadé que les orangs-outangs étaient des êtres humains (il est vrai qu’il ne les avait jamais vus), poussant très loin, pour ainsi dire, les frontières de l’humain par crainte de tomber dans les absurdités par lesquelles les théologiens refusaient de son temps, et même après lui, une « âme » aux nègres. Mais aussi, Rousseau considérait que les sauvages étaient plus près de la « nature » que les gens civilisés. En chargeant le mot de nature de positivité (alors que dans la théologie chrétienne, il était plus ambigu, en même temps providence nourricière et domaine du diable) Rousseau peut faire du sauvage quelqu’un de « bon ». Cette notion de proximité est problématique, ainsi que les adjectifs moraux accolés à la nature. On se demande en quoi une nature bonne ou mauvaise est quelque chose de plus compréhensible rationnellement que le surnaturel. En même temps, il faut reconnaître à la philosophie de Rousseau une refondation solide du concept de genre humain, puisqu’il a voulu montrer que l’humanité se caractérise essentiellement par l’histoire, c’est-à-dire par la création de formes culturelles en réponse aux défis de la nature marâtre (et non providentielle). C’est l’intuition fondatrice du discours anti-raciste, célébrant la diversité culturelle comme marque essentielle de l’humanité. [J’étais peut-être trop indulgent à l’égard de Rousseau, car cette opposition du naturel et du civilisé le mena parfois à ce que j’appelle le racisme de niaiserie. Voir cette analyse d’Avram Alpert].
Toujours est-il que si l’on a un mot pour designer une culture étrange et étrangère, c’est d’abord qu’on la retranche de l’animalité. Lévi-Strauss parle de tribus pour qui le mot « homme » ne s’applique qu’aux « contributes ». Il ne nous informe pas du mot que ces gens utilisent pour designer les non-contributes. Etait-ce le même mot que pour les animaux ? Et le mot « homme » a-t-il, dans leurs conceptions, la même valeur que dans la culture judéo-chrétienne qui est la sienne ? Et ne peut-on pas opposer à ce fait le fait qu’à Haïti un homme est forcement un « neg » (un nègre), cet homme fut-il Européen, ou Chinois, ou résident de Bangalore ?
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Pourquoi aime-t-on l’argent ? Pour le « pouvoir », répondent la plupart des gens, voulant dire par là la liberté, la licence de faire ceci ou cela. Comme pour le commun, le principal obstacle à cette licence est le « pouvoir » d’autrui, la liberté devient un plus grand pouvoir, qui permette de faire plier autrui et de le faire servir à ses besoins et désirs. Si le pouvoir de l’argent est une chose moralement abjecte, c’est parce que la morale existe pour autrui.
Evidemment, on peut utiliser l’argent pour autrui, mais autrui en sentira toujours le pouvoir avec un certain frémissement de terreur – même lorsqu’il en profite. C’est un objet difficile.
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Une religion n’est utile que dans ses débuts. Après elle constitue un frein. De carburant, elle devient poids mort : mais s’en débarrasser devient d’autant plus difficile.
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Ce qui choque R. [Il s’agit de J.-J. Rousseau], c’est l’avancée des différenciations, des spécialisations, qui forment fatalement des castes dont les unes dominent les autres, par la force des choses, et instaurent la terrible inégalité. L’homme n’est plus libre de son destin, parce que la société vit précisément des déséquilibres de la différenciation. Alors R. se prend à rêver de l’uniformité, de l’homme capable de tout, de l’homo faber universalis, de Robinson Crusoe.
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Noms de famines au Niger : 1885-1896, Dazey (essaimer, parce qu’elle a dispersé les communautés). 1905-1906, Ize Néré (vendresa progéniture) ou Kourrou (traîner) « avec son nombre compact de morts qu’on n’avait ni la force ni le temps d’ensevelir décemment et qu’on traînait hors des cases pour qu’ils ne pourrissent pas et contaminent les survivants. » 1914-15, Ganda Béri (Grande brassée, par rapport à l’immense étendue touchée). 1930, Zama kano (Couteau tranchant) ou Adda (coupe-coupe) qui décapita environ 29 000 personnes dans les seules régions de Niamey, Tillabéry et Dosso. 1931, Dwa Jiré (l’année de la locuste). 1954, Gaaro Jiré (l’année de la semoule de manioc). 1965, Banda Bari (tourner le dos) « qui obligea les Nigériens à développer les réflexes égoïstes au détriment de l’entraide et de la solidarité. Cette tragédie marquera la capitale dont un des quartiers peuplé à l’origine par les populations fuyant les ravages immortalisera le nom. 1973 ? 1984, Dabari Ben (Plus d’échappatoire) ou El Bohari (celle de Buhari [Muhammad Buhari, président nigérian qui avait chassé les étrangers dont une grande masse de Nigériens.]) Ibbo Daddy Abdoulaye, in Anfani 16-30 VII 97, « Chronique d’une famine en perspective. »
Ces terribles noms de souffrance populaire pèsent comme un socle sur le cœur.
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La démographie ? Il n’y a pas de problème démographique, mais plutôt un problème économique. La démographie, en tant que problème, n’est rien d’autre qu’une crise de subsistance. Aujourd’hui, même avec deux enfants, on ne peut s’en tirer, avec le revenu moyen de l’Africain, urbanisé ou villageois. Il faut un seul enfant. Ou même pas d’enfant du tout. Cette exigence paraît si révoltante pour le sens commun en Afrique que les gens préfèrent ignorer les conséquences économiques de leur fertilité. Quand ils ne prétendent pas qu’elle serait la solution au problème (« Qui sait ? C’est peut-être cet enfant qui nous désembourbera ! ») Il se peut fort bien que la démographie nourrisse la démographie et que la question de « bon sens » (« Pourquoi en font-ils alors qu’ils ne peuvent ? ») ne soit précisément ce qui empêche de comprendre le phénomène.
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Ce qui ressemble le plus à la gratuité de l’effort intellectuel, c’est le sport. Altius, citius, fortius. Et pourquoi ? A priori, pour rien. Pour se dépasser, dit-on, c’est-à-dire pour se découvrir. Pour soi, pour rien. Et cela finit pourtant par servir à quelque chose, à autrui, c’est-à-dire à chacun. De même l’effort intellectuel, qui prendrait lui, pour slogan, la devise de Strafford : thorough.