On ne doit sans doute pas écrire des réflexions sur des évènements en cours. Mon excuse est que ces notes portent surtout sur des éléments de contexte. Il s’agit vraiment de notes, matières, peut-être, à un futur essai en bonne et due forme.
Au Niger, un coup d’État n’est pas une surprise, mais une probabilité statistique. Le président Mahamadou Issoufou dit en avoir déjoué plusieurs au cours de ses deux mandats. Il a fait arrêter quelques hauts gradés, qui sont restés longtemps en prison sans procès. La veille même de son investiture, le président Bazoum avait échappé à une tentative de putsch ; et encore récemment, une autre tentative aurait été déjouée alors qu’il était en déplacement en Turquie. Avec une telle fréquence, et la conviction qu’ont apparemment les militaires de constituer non pas un simple organe de l’État, mais un acteur politique en bonne et due forme, les chances ou les risques d’un coup d’État réussi étaient grands. Bazoum aurait pu survivre à celui-ci : mais il y en aurait eu un autre. Le Niger a donc, c’est le moins qu’on puisse dire, un problème avec son armée. Elle est une armée structurellement putschiste.
Seulement, le putsch en cours, et dont on ne connaît toujours pas l’aboutissement à l’heure où j’écris ces lignes, pourrait bien être, dans la série des coups d’État au Sahel et en Afrique de l’Ouest, le putsch de trop.
Historiquement, le Niger a connu quatre coups d’État réussis, mais les tentatives ont été beaucoup plus nombreuses, la première datant de 1963, alors que le pays n’était indépendant que depuis trois ans.
En dépit de cette histoire, cependant, tous ces coups d’État ne se ressemblent pas. Celui de 1974 était la sanction de ce que ses exécutants ont considéré comme l’échec du régime en place, celui du parti unique PPN-RDA, à réussir le « développement national » du pays. La mission du développement était l’unique source de légitimité du PPN-RDA. En 1974, son échec avait été brutalement mis en exergue par une famine qui a ravagé le pays à la suite de la grande sécheresse du Sahel, un cycle sec qui avait commencé en 1968 pour culminer en 1973.
(Le régime nigérien ne fut pas le seul à être sanctionné de la sorte : la séquence avait commencé en Haute-Volta en 1966, suivie du Mali en 1968 ; elle s’est terminée avec le Tchad en 1975, suivi du Sénégal en 1976, lorsque le président Léopold Sédar Senghor a instauré un multipartisme limité afin d’échapper à une crise similaire).
Les coups d’État de 1996, 1999 et 2010 étaient une conséquence directe de blocages politiques et institutionnels induits soit, comme en 1996, par l’incapacité des politiciens à faire des compromis de gouvernement (en 1996, le Niger était en situation de cohabitation et les deux partis antagonistes que les électeurs avaient mis au pouvoir refusaient de travailler ensemble), soit par des actions autoritaires comme la brutalisation du processus électoral (1999) ou celle de la constitution (2010).
On peut donc dire que ces trois coups d’État, et en particulier les deux derniers, étaient des opérations de police démocratique. Face à des chefs d’État qui avaient le contrôle de l’appareil d’État et ne pouvaient pas être soumis à un processus d’« empêchement » (la destitution procédurale de l’impeachment), l’armée s’est avérée être, en quelque sorte, la ultima ratio populum, le « dernier argument du peuple ».
Le coup de force du 26 juillet ne s’inscrit de façon évidente ni dans le premier cas (1974) ni dans le second, même si, dans une certaine perspective nigérienne, on peut voir comment il participe des deux.
En effet, les putschistes peuvent arguer, comme en 1974, que le régime PNDS avait échoué, non pas en l’occurrence sur la question du développement national, mais sur celle de la sécurité. Le Niger jouit de plus de sécurité que ses voisins, le Mali et le Burkina Faso, mais (1) les Nigériens n’en sont pas véritablement conscients, du fait naturel que nous vivons tous notre vie et notre expérience et non celle des autres, et (2) et l’opinion publique évalue le succès non pas à travers les données statistiques avec lesquelles les experts mesurent l’évolution de la situation, mais à travers le fait que les attaques auraient complètement cessé et les gens se trouveraient enfin libres d’aller et venir. En d’autres termes, les gens ne veulent pas qu’on leur dise que l’incendie est moins intense ; ils veulent entendre qu’il a été complètement éteint. Or la persistance dudit incendie, le fait que chaque mois apporte son lot de malheur et de violences, donne une amère impression d’échec.
Au surplus, le problème aurait été moins évident si la crise sécuritaire s’était limitée à la région du lac Tchad (« Boko Haram »). Aussi injuste que cela soit, une crise qui se déroulerait à 1500 km de Niamey et non aux portes de la capitale aurait causé beaucoup moins de soucis d’opinion publique au pouvoir en place.
Ce qui est encore plus dommage pour le pouvoir de Niamey, c’est qu’il ne peut être entièrement blâmé pour l’évolution de la crise sécuritaire : elle dépend largement de ce que font les régimes en place à Bamako et Ouagadougou, puisque le Mali et le Burkina Faso sont devenus les épicentres de cette crise. Malheureusement, ces deux pays sont entre les mains de régimes qui sont en autopilote idéologique et sont incapables de coopération basée sur le réalisme et la rationalité. Cela ne disculpe néanmoins pas entièrement Niamey. Si les juntes de Bamako et Ouagadougou se sont construit un monde imaginaire adapté à la vision des choses des militaires et des idéologues qui préfèrent s’escrimer contre « l’Occident » plutôt que de proposer des solutions à la mesure de la complexité des conflits qui déchirent leurs pays, le régime PNDS s’était également enfermé dans un monde imaginaire où le Niger était une démocratie fonctionnelle permettant de prendre des décisions ayant effectivement l’approbation de la population.
Malheureusement le Niger était loin d’être une démocratie fonctionnelle, ce qui nous amène à la manière dont cette tentative de putsch peut se rapprocher de la seconde catégorie, celle, un peu paradoxale, des putschs prodémocratie. Je ne dis pas que ce coup d’État en soit un (et je reviens plus loin sur ce qu’on peut en penser) : mais il peut paraître participer de cette tendance, car il y a bien un problème « PNDS » de la démocratie au Niger, qu’il faudra résoudre si le régime survit à cette aventure.
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La démocratie a des aspects procéduraux et institutionnels qui sont généralement ceux qui servent de guides à l’observateur pressé. Mais elle est avant tout un système permettant de gérer ce phénomène explosif qu’est le pouvoir politique en le distribuant à travers divers regroupements d’intérêts, qu’ils prennent la forme de partis, ou de lobbys, ou d’organisations de la société civile. Plus cette distribution est équilibrée, en particulier au niveau de la classe politique, plus les compromis sont possibles, et plus la démocratie est stable. En revanche, le déséquilibre dans cette distribution crée des problèmes que je décrirai plus loin par rapport au Niger.
Dans les années 2000, mon analyse du système politique nigérien était qu’il pouvait être stabilisé à travers une logique de blocs. Les partis étaient dirigés par des chefs politiques qui avaient chacun la mainmise sur un fief important : Tahoua pour le PNDS, Zinder pour la CDS, Tillabéri pour le MNSD (qui était aussi très présent à Maradi), Diffa et Agadez un peu pour tout le monde. Aucun de ces partis n’était capable de remporter à lui seul les élections, mais s’il faisait bloc avec un autre, il avait des chances. Par exemple, le MNSD, qui était alors le parti le plus puissant et qui, en plus, se trouvait au pouvoir, ne put cependant remporter l’élection de 2004 que parce qu’au second tour, il avait pu acquérir le soutien des quatre autres candidats malheureux contre son principal challenger, le PNDS. Bien que l’aspect idéologique (« gauche », « droite ») en ait été absent, cela ressemblait à la logique de bloc telle qu’elle se pratiquait alors en France, avec vote de cœur au premier tour et vote utile au second. Cela voulait dire que si le PNDS était capable d’obtenir le ralliement d’autres partis, il pouvait battre le MNSD lors d’élections subséquentes.
Par ailleurs, le Niger de l’époque disposait d’institutions de traitement des élections crédibles, la CENI et la Cour constitutionnelle. La société civile était dynamique et organisée, la presse avait obtenu des protections contre la persécution judiciaire et était peu corrompue, comptant notamment dans ses rangs un journal presque de référence, Le Républicain. Pour tout observateur objectif, la conclusion, vers 2005, était que la démocratie s’était stabilisée au Niger. La prochaine étape serait de « moraliser » la vie publique (question de la corruption), chantier qui semblait autrement plus épineux.
Malheureusement, c’était sans compter la force des ambitions individuelles, en l’occurrence, celle du président Mamadou Tandja, qui, à partir de 2006, a commencé à mettre en œuvre un plan lui permettant de rester au pouvoir au-delà des limites constitutionnelles de deux mandats qui s’imposaient à lui normalement à partir de 2009. Cette entreprise de Tandja a d’ailleurs révélé la solidité de la démocratie nigérienne de l’époque. Pour arriver à ses fins, Tandja dut commencer par affaiblir son propre parti, le MNSD, en se débarrassant de son propre premier ministre – l’homme qui devait lui succéder comme candidat à la présidentielle de 2009. Tandja créa une faction dite « tandjiste » au sein de son parti, et cette faction s’allia au principal opposant (PNDS) pour mettre en minorité le premier ministre Hama Amadou, soutenu par une autre faction du MNSD, les « hamistes ». Hama tomba sous les coups d’une motion de censure qui ne passa que parce qu’elle fut soutenue par les tandjistes du MNSD, transformé en ce qu’il qualifia de « majorité sans âme ». Mais en divisant le MNSD, Tandja avait perdu la puissance législative nécessaire pour réviser la constitution. Le PNDS refusa évidemment de le suivre dans son aventure, et la Cour constitutionnelle rejeta ses différentes tentatives pour circonvenir l’Assemblée ou convoquer un référendum. En fin de compte, il n’eut plus d’autre choix que de supprimer par décret la Cour constitutionnelle, violence institutionnelle et procédure illégales qui constituèrent un coup d’État constitutionnel.
En somme, pour détruire la démocratie nigérienne des années 2000, il a fallu un coup d’État – certes, moins visible qu’un coup d’État militaire, mais tout aussi brutal.
Soit dit en passant, les Nigériens ne sont pas conscients de ce qu’ils ont perdu en 2009. Bien qu’il y ait eu une forte mobilisation contre le projet de Tandja dans la population, le soutien populaire fut plus important. En d’autres termes, il fut plus aisé à Tandja de circonvenir la population que la classe politique. Tandja était un populiste autoritaire du style de Donald Trump qui avait séduit les Nigériens à travers un « Make Niger Great Again » avant la lettre. Populiste parce qu’il avait promis monts et merveilles à la population, sur la foi du pétrole nouvellement découvert et de l’embellie des prix de l’uranium (c’était avant Fukushima) ; autoritaire parce qu’il avait promis de mettre au pas la classe politique, perçue comme la source de toutes les corruptions. Ces promesses ne tenaient pas débout (après le référendum illégal qu’il a organisé en août 2009, il a mis en place une Assemblée nationale de pacotille dont les « députés » avaient été recrutés par voie de clientélisme), mais il avait un charisme paternaliste qui touchait les cordes sensibles des Nigériens. Ces derniers l’appelaient « Baba Tandja », comme qui dirait, « Papa Tandja ».
Tandja est également le premier instigateur du sentiment antifrançais au Niger, ou du moins, le premier à lui donner corps et forme politiques. Dans sa stratégie populiste, il lui fallait évoquer un ennemi contre lequel il aurait moins besoin d’arguments que d’appels aux sentiments et à l’émotion, et l’ancien colonisateur se prêtait à merveille à ce rôle. Tandja joua double jeu : face aux Français, il tenait un discours amical qui les encourageait à investir dans le secteur de l’uranium (d’ailleurs il avait réussi à enrôler le président Nicolas Sarkozy dans son entreprise de démolition de la démocratie, puisque le chef d’État français était venu à Niamey en mars 2009, et Tandja avait profité de sa présence à ses côtés pour annoncer : « Je ne veux pas changer la constitution, mais si le peuple nigérien me demande de rester, je resterai. » C’était la première fois qu’il disait montrait ouvertement ses intentions) ; mais aux Nigériens, il tenait des discours en langue haoussa où il leur conseillait de ne pas se fier aux Blancs à yeux ronds mais à ceux à yeux bridés (les Chinois).
Le Niger n’a plus retrouvé la dynamique démocratique des années 2000. En janvier 2010, Tandja fut renversé par un coup d’État prodémocratie, et le PNDS, allié aux Hamistes, qui avaient réussi à créer un parti politique, le Moden FA Loumana, remporta les élections de 2011. Pour beaucoup, au Niger, le résultat de ces élections était illégitime. Acquis à la cause de Tandja, ils se sont persuadés que le coup d’État de janvier 2010 n’avait été qu’un procédé permettant de transférer le pouvoir au PNDS – et les Français seraient derrière toute l’affaire. Je dirais que cela était et reste une opinion majoritaire.
Cela est effectivement absurde, mais révèle deux éléments importants pour la compréhension des psychodrames politiques nigériens.
Cela est absurde parce que, (1) il n’y aurait pas eu de coup d’État contre Tandja s’il n’avait pas, lui-même, exécuté un coup d’État constitutionnel, et (2) bien que les élections de 2010-2011 n’aient pas été aussi régulières que celles qui avaient été tenu lors des précédents cycles électoraux, un bloc PNDS-Loumana plus quelques autres partis était assuré de l’emporter contre un MNSD divisé et c’est être mauvais coucheur que de prétendre qu’il devait sa victoire uniquement à la fraude. Mais la croyance des Nigériens en cette théorie du complot est révélatrice de leur frustration contre la démocratie des années 2000, et par rapport aux fait que l’espoir que Tandja allait les débarrasser des politiciens ne s’était pas réalisé. En d’autres termes, elle révèle que les Nigériens aspiraient à un régime autoritaire, en grande partie parce qu’il leur paraissait plus efficace pour la tâche de développement national, et moins sujet à corruption.
Au reste, le président Issoufou éveilla des fibres de sympathie au cours de ses premiers mois au pouvoir, lorsqu’il mit en place – sous la houlette d’un ministre de la Justice issu de la société civile – un numéro vert permettant de dénoncer les actes de corruption assorti d’une autorité de lutte contre la corruption. Il est certain que si cette initiative avait été couronnée de succès, les Nigériens auraient oublié leur frustration. Malheureusement, au fil des ans, il apparut que la lutte contre la corruption concernait surtout les corrompus des partis adverses.
S’il n’y avait pas eu l’aventure tandjiste de 2009-2010, les élections de 2010 auraient opposé un MNSD conduit par Hama Amadou à un PNDS mené par Mahamadou Issoufou. L’aventure tandjiste a eu pour effet de mettre les deux adversaires dans le même camp. Cette alliance contre-nature ne pouvait durer, et la vie politique nigérienne du début des années 2000 fut dominée par le psychodrame de la lutte de plus en plus implacable entre Hama Amadou et Mahamadou Issoufou. Au cours de cette période, le PNDS avait fini par développer un véritable esprit « militaire » dans sa « guerre » contre ceux que ses militants appelaient des « délinquants » (les membres du parti Loumana). Un esprit d’acrimonie et de champ de bataille, qui n’existait pas – en tout cas, pas à ce point – au cours des années 2000 s’était développé avec pour effet une politisation générale de toutes les institutions, y compris celles qui n’étaient pas politiques : les différents corps de l’administration, l’armée, la chefferie – même la Cour constitutionnelle.
Pour la plus grande partie des années 2010, je vivais hors du Niger, et le Niger est l’un de ces pays très sous-documentés qu’il est impossible de comprendre tout à fait si l’on n’y vit pas. Mais les choses que je voyais et entendais lors de mes fréquents séjours m’ont donné l’impression, corroborée d’ailleurs par certains faits et conséquences, que la source principale du problème se trouvait dans l’ambition du PNDS d’être un parti non pas de compromis, mais de domination. Le principal effet de cette ambition fut l’usage des ressources du pouvoir pour procéder à ce que les Nigériens ont appelé « le concassage » (des autres partis politiques). L’arme la plus usitée à cet égard était la possibilité du « nomadisme politique », c’est-à-dire le fait de changer d’allégeance, en tant que député, alors qu’on avait été élu au titre d’un certain parti politique.
Il faut noter ici que le Niger du PNDS n’était pas une exception. Le Mali de IBK passait par les mêmes affres. C’est au point que le projet de constitution élaboré dernièrement sous les auspices de la junte de Bamako interdit spécifiquement le nomadisme politique, une clause qui a reçu l’approbation même de nombres d’opposants à ladite junte.
Le nomadisme politique fausse les calculs politiques, déstabilise les partis, et avantage le parti le plus fort qui peut le mettre au service de ses plans de domination en usant d’un recours plus facile aux réseaux clientélistes. Le PNDS a suivi cette voie afin d’arriver à mettre en place une coalition qui lui conférait un statut de parti unique de fait, ce d’autant plus que le seul parti qui représentait une réelle opposition, le Loumana, avait été persécuté de tant de diverses manières (la plus connue est celle de l’affaire des « bébés importés » qui a relégué Hama Amadou en prison au cours de la campagne électorale de 2016) qu’il en était devenu insignifiant. Le MNSD, parti d’un chef sans ambition et prêt aux compromis, est apparu comme un opposant pour ainsi dire acceptable. Le PNDS l’a décoré du titre de chef de file de l’opposition. Il s’est ainsi construit un monde imaginaire dans lequel le Niger était une démocratie fonctionnelle, avec majorité et opposition et des institutions politiques et techniques en ordre de marche. Il y a quelques jours, je coanimais un atelier dans la ville de Dosso, présentant un document de travail dans lequel notre équipe avait noté que la situation politique du Niger bénéficiait d’une « accalmie » mais restait « fragile ». Un membre du gouvernement qui était présent nous demanda de retirer le mot « fragile ». Il soutint qu’un tel mot n’était pas de mise dans un pays où il n’y avait plus de manifestations politiques, où l’opposition ne protestait pas et où le chef de file de l’opposition était respecté. Nous insistâmes pour garder le mot en indiquant que nous donnerions des arguments pour son maintien. Et des voix s’élevèrent dans l’assistance pour déclarer que le terme devait effectivement être maintenu puisque l’accalmie n’était qu’une apparence découlant du fait que le gouvernement étouffait par divers moyens répressifs et autres les voix critiques. C’était le calme du cimetière.
Ce membre du gouvernement était peut-être sincère. D’une certaine manière, c’est bien en usant des outils et armes du système démocratique que le PNDS en était arrivé à sa position de domination. On peut dire que c’était de bonne guerre, mais le résultat était antidémocratique. Bien souvent, la frontière entre l’usage et l’abus a été franchie, mais jamais de manière systématique. Le régime, sans être à proprement parler autoritaire, avait un style autoritaire, fruit de la position ultradominante de son parti grâce à quoi il ne voyait pas l’intérêt de faire des compromis et des concessions à ceux, nombreux, qui se sentaient exclus.
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Une conséquence dangereuse de cette évolution, c’est que si la politique ne peut se faire sur son terrain propre, celui des relations entre partis politiques et des activités au sein des institutions politiques (Assemblée nationale, assemblées régionales et municipalités), elle se ferait là où elle ne doit pas se faire : l’administration, l’armée. L’autre conséquence dangereuse est que cette situation, en déséquilibrant le champ politique, prive de l’espoir de l’alternance. Bien que le passage du bâton de Issoufou à Bazoum soit qualifié d’alternance dans la presse internationale, il n’était pas vu ainsi au Niger, d’autant plus que Bazoum n’arrêtait pas de répéter qu’il ne faisait que « continuer » la politique de Issoufou, qu’il s’inscrivait dans « la continuité ». Le désespoir crée le risque du recours aux moyens extrêmes. Par exemple, le Loumana s’est plusieurs essayé à soulever la ville de Niamey, qui est son fief principal, contre le pouvoir. La dernière fois, ce fut au cours des élections de 2021, au cours desquels, pour la première fois au Niger, des violences électorales ont entraîné mort d’homme. Durant cette période, j’ai entendu des gens appeler à l’apaisement en faisant référence aux affrontements meurtriers des années 1960 entre le PPN-RDA, qui détenait une position similaire à celle du PNDS, et le parti Sawaba, exclu de force de la vie politique. Bien entendu, le PPN-RDA était véritablement un parti unique, et le Sawaba était officiellement interdit. De nos jours, les choses ne peuvent pas être aussi tranchées, mais les résultats effectifs sont pratiquement les mêmes.
Cette posture du PNDS a aussi renforcé le sentiment antifrançais au Niger. Contrairement à Tandja, les dirigeants du PNDS n’ont pas eu l’habileté, il est vrai douteuse, de tenir un double langage visant d’un côté à rassurer les Français, et de l’autre à exploiter le vieux prurit antifrançais des Nigériens. Ils ont créé des liens francs et sincères avec les Français dans le cadre de la lutte contre les violences djihadistes et autres du Sahel, sur la base du calcul rationnel selon lequel le Niger, étant dépourvu des ressources matérielles et immatérielles nécessaires à la lutte qui s’engageait, avait besoin d’un partenaire puissant et ayant la volonté d’aider (à sa façon). De leur côté, les Français, qui avaient besoin d’appuis étatiques pour leur action, nouèrent des liens chaleureux au plus haut niveau avec ce qui, pour eux, était le Niger ; mais qui, pour les Nigériens, était le PNDS.
Il faut dire que les partis politiques de l’opposition n’ont pas essayé d’exploiter, en tout cas pas systématiquement, ce filon du sentiment antifrançais qui pouvait servir à délégitimer davantage le PNDS. En particulier, le parti Loumana, sans doute sur directives de son chef, s’en est généralement abstenu au sommet. Mais c’était quelque chose qui ne pouvait pas être contrôlé à la base. Cette base a développé des atomes crochus avec une organisation de la société civile, le M62, qui se définit essentiellement comme antifrançaise : créée en 2022, son nom renvoie aux 62 ans d’indépendance et de « lutte contre le néocolonialisme » dans laquelle le Niger serait engagé depuis toujours. Il s’agit d’une forme de populisme : mais contrairement à celui de Tandja, qui promettait des réalisations tangibles, ce groupe baigne dans l’utopie « progressiste » (unité de l’Afrique, rupture totale d’avec l’Occident) et dans la perspective apocalyptique d’une lutte sans fin, ou qui prendrait fin grâce à l’appui d’un super-allié (cela explique une russophilie qui s’accompagne chez nombre d’entre eux de l’espoir d’une guerre mondiale qui verrait la défaite complète de l’Occident aux mains de « la grande Russie », seul gage, à leurs yeux quelque peu hallucinés, de « libération » du « continent »). Si leur posture a donc quelque chose de nihiliste, elle les remplit néanmoins d’une énergie débordante qui trouve à se répandre sur les réseaux sociaux, espace où l’on est en mesure de transmettre aux foules des opinions passionnées et des théories du complot alarmistes, sans éthique de responsabilité.
La politique s’est aussi réfugiée dans l’armée. Le pouvoir PNDS s’en est rendu compte très tôt et s’est montré extrêmement suspicieux à cet égard. Il n’a peut-être pas vu ce putsch venir, mais il en a vu venir plusieurs autres et a agi de manière drastique et décisive au moindre soupçon. Il y a eu, semble-t-il, plusieurs tentatives déjouées à l’époque de Issoufou. On se rappelle qu’un coup d’État avait échoué contre Bazoum la veille même de son investiture. Au vu du fait que les Nigériens étaient fatigués de la domination du PNDS, cette annonce de coup fut bien accueillie, et son échec suscita une déception très nette dans la population.
Pourtant, l’arrivée au pouvoir de Bazoum, bien qu’initialement source de consternation en dehors du PNDS, sembla, au bout d’un moment marquer, de façon inattendue, une rupture avec la situation précédente. Le nouveau président fit montre d’une simplicité conviviale avec la population, se déplaça dans les zones affectées par les violences djihadistes pour parler directement avec les victimes – il était d’ailleurs déjà connu pour ses activités dans ce sens en sa qualité de ministre de l’Intérieur –, tint des conférences de presse, parfois même parmi les victimes, et parut généralement décidé à se montrer ouvert et pédagogue. Cela tenait à la fois de son style personnel et du travail d’une bonne équipe de communicants, et cela réussit à lui donner un état de grâce imprévu. Les Nigériens décidèrent en leur for intérieur que Bazoum était potentiellement un bon leader entravé par le fait qu’il avait été porté au pouvoir par le PNDS et Issoufou. Au fil du temps, et au fur et à mesure que son style devenait moins avenant qu’au début, cette impression initiale se dissipa, mais jamais au point d’éteindre complètement l’espoir qu’un jour ou l’autre, il s’affranchirait d’une tutelle qui l’empêchait, pensait-on, de donner sa pleine mesure. Le PNDS resta impopulaire, mais moins Bazoum.
Peut-être Bazoum avait-il en effet l’ambition de s’affranchir, si telle est la manière dont les choses doivent être vues. C’est difficile à dire. Un observateur très perspicace m’a affirmé que ce n’était pas le cas, qu’il serait véritablement un « second couteau » dans l’âme. Ce même observateur m’a dit que s’il ne s’affranchissait pas, il serait renversé. Cette remarque date de 2021, de quelque mois après son investiture. Je n’ai pas trouvé d’éléments qui contrediraient ses arguments. Mais qu’il ait raison ou pas, Bazoum avait certainement ses idées bien à lui, des principes – chose rare dans la classe politique nigérienne – et une forme de générosité qui lui donnait un charisme dont était dépourvu son prédécesseur.
En février dernier, j’ai rencontré un haut gradé de l’armée nigérienne et suis ressorti de l’entretien avec un sentiment de stupéfaction. L’armée était, apparemment, pleine de gens qui préparaient un coup d’État. Il ne me l’avait pas dit ainsi, il me l’a dit de façon beaucoup plus impressionnante, c’est-à-dire comme si c’était la prémisse de départ de nos discussions (il s’agissait de réfléchir sur comment mettre les militaires au fait de certaines problématiques liées à la question sécuritaire et que le travail universitaire a pu mettre au clair). C’était un fait dont il fallait tenir compte, en d’autres termes. Je ne me rendais pas compte que les choses en étaient arrivées à ce stade. En posant quelques questions, je compris que ces projets étaient tous liés à l’idée que le pouvoir civil ne pouvait pas régler la crise sécuritaire. Il y avait également, de façon plus préoccupante, des relents d’idéologie – mais la question centrale était celle de l’efficacité.
Je ne m’expliquai pas cette tournure des choses par les raisons qu’en donnaient ces militaires à intention putschiste, ni même par les détails donnés ci-dessus sur l’état de la démocratie nigérienne. Au Niger, les militaires ne commettent de coup d’État que face à une crise patente qui les justifierait aux yeux de la population : famine, blocage politique total, coup d’État constitutionnel. La situation actuelle était, est, certes difficile, mais les complots dont il parlait semblaient être dans les pensées sans tenir compte des événements qui survenaient. Ils reflétaient manifestement un état d’esprit. J’en conclus qu’il s’agissait d’un effet de contagion. Les militaires nigériens avaient observé que les coups d’État de la Guinée, du Mali (deux !), du Burkina Faso (deux !) n’avaient suscité aucune véritable opposition : ils avaient été acclamés par la population, ce qui n’était pas chose difficile ; la CEDEAO n’avait pas réussi à imposer de façon durable et douloureuse des sanctions ; l’Occident s’était tenu en retrait. L’Occident se tient d’autant plus en retrait depuis que la junte malienne a introduit l’ours russe dans l’enclos ouest-africain – sans répercussions négatives pour elle – et qu’il peut craindre que toute réaction un peu forte de sa part ne pousse des pouvoirs frais émoulus des casernes dans les bras dudit ours, sous les applaudissements d’une population obsédée par la mauvaiseté des Occidentaux. Cela soulignait clairement les raisons pour lesquelles Bazoum se montrait plus insistant que les autres chefs d’État de la CEDEAO dans la condamnation des coups d’État et l’application de sanctions effectives et douloureuses aux pays sous junte. Bazoum a résisté jusqu’au bout à la levée des sanctions contre le Mali, non pas, comme le suppose naïvement l’opinion publique malienne, parce qu’il « détesterait » le Mali, mais parce que la junte malienne donnait des idées aux militaires nigériens. Malheureusement pour lui, la Côte d’Ivoire et le Sénégal, qui ne ressentent nullement cette menace politique mais souffraient des conséquences économiques de l’embargo, ont refusé de l’écouter (le Nigeria était de son côté, mais pesait peu, du fait de l’attitude passive du président Buhari).
Je vis tout cela clairement à la sortie de cet entretien, et en tirai deux conclusions : 1. Le régime de Bazoum était en sursis, et 2. S’il tombait, le Niger pourrait se retrouver dans les mêmes ornières où les Maliens et les Burkinabès se sont précipités avec enthousiasme (souverainisme, russophilie, tout-militaire).
Il y a bien sûr ici un problème fondamental. La question de la solution à la crise sécuritaire au Sahel a deux branches : réforme, et théorie du changement.
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Réforme du secteur de la sécurité, y compris des organisations qui lui sont périphériques, comme l’administration territoriale, l’appareil judiciaire, la police, les douanes ; théorie du changement montrant à quel point on voudrait se trouver dans (mettons) un an, quels sont les obstacles et comment vaincre ces obstacles. Pour dire les choses simplement, il s’agit de dire : que voulons-nous et devons-nous faire ; et comment adapter nos instruments et outils à faire cela ?
Le gouvernement de Bazoum avait une théorie du changement. Je ne la connais pas précisément, mais j’en vois les indices dans les actions menées. Cependant, il était incapable de réforme. C’est la rançon du système de domination : afin d’accumuler les clientèles et relais nécessaires à cette posture de pouvoir apparemment intégral, le PNDS a dû mettre en place tout un système de récompenses et de redistributions qui rend impraticable toute réforme de fond, car trop de rentes seraient en jeu. Par exemple, un haut responsable du régime m’a expliqué qu’il était impossible de réformer les douanes. Or, dans une guerre qui se joue beaucoup aux frontières, les douanes doivent devenir un outil efficace et de confiance (i.e., pas question de corruption). Selon Charles Tilly, c’est la guerre incessante qui déchira l’Europe de la chute de l’Empire romain à 1945 qui a donné aux États de ce continent leur redoutable efficacité régalienne : c’était cela ou périr, swim or sink comme dit l’anglais (« nage ou noie-toi »). C’est à cela que sont confrontés les États du Sahel : mais ils ne réussissent pas à se mettre à la hauteur, et s’ils ne se noient pas, c’est uniquement parce que les djihadistes ne sont pas assez puissants pour les faire tomber dans l’eau.
Les militaires peuvent-ils faire mieux ?
L’exemple du Mali et du Burkina n’en donne pas l’impression. L’idée, dans ces parages, est qu’il s’agit d’armer davantage l’armée, non pas de réformer l’État régalien, comme si l’armée pouvait être efficace sans un écosystème administratif et logistique solide. De toute évidence, le changement nécessaire à la dégradation et à l’élimination des groupes djihadistes est multidimensionnel et ne peut pas se limiter à monter des attaques à gauche et à droite. C’est le moment, sans doute, de sortir la citation bien connue et ô combien justifiée, de Georges Clémenceau : « La guerre ! C’est une chose trop grave pour la confier à des militaires ». Notamment parce que les militaires sont comme ces gens qui ne sont armés que d’un marteau et transforment tous les problèmes en clou. Au moment où j’écris ces notes, le chef de l’État burkinabè est en train de parader dans une salle d’exposition de Saint-Pétersbourg en train d’examiner de gros canons. Si je puis exprimer un sentiment : ça fait mal au cœur.
Le régime PNDS m’a impressionné une fois dans toute sa carrière : sa gestion de la crise de la Covid-19, que j’ai étudiée pour le compte de l’université de Leyde. Devant une urgence que le personnel dirigeant a considérée comme une question de vie ou de mort, il a fait en sorte que l’État du Niger montre des ressources d’efficacité insoupçonnées. Comme on le verra si on lit l’étude, cela n’était pas facile et n’a pas pleinement marché, surtout vers la fin, lorsque la population, assurée que la Covid-19, au Niger en tout cas, ne représentait pas un risque qui méritait des restrictions aussi sévères, s’est mise à les contourner et à y résister avec succès. Mais qu’on se rende compte que le gouvernement n’a pas reculé, dans un pays soumis aux prêches salafistes et assaillis par des djihadistes, à fermer les mosquées, y compris dans la lointaine région de Diffa, terrain de jeu de Boko Haram. Je ne juge pas du bien-fondé de ces politiques, mais admire l’esprit de décision et le courage politique que cela a impliqué. Par ailleurs, à cette occasion, le régime a libéré le chef du parti Loumana – qui se trouvait de nouveau « au gnouf » comme on dit – lequel, en dépit de son hostilité à l’endroit du PNDS, s’est joint à lui pour appeler la population à prendre au sérieux la maladie et à respecter les mesures prescrites.
Ce que je veux montrer avec cet exemple, c’est que, à tort ou à raison, le PNDS a considéré la lutte contre la Covid-19 comme une guerre ; il a rapidement mis en place une stratégie permettant de mobiliser et de faire travailler effectivement un secteur de la santé pourtant malingre, vermoulu et pétri de vices ; il a essayé d’assurer un accompagnement social (sans grand succès au vu de l’immensité du secteur informel, mais tout de même avec un activisme qui a eu un impact) ; et il a appliqué les mesures politiques sur la base d’informations activement collectées et analysées, relaxant les restrictions au rythme de la compréhension qui pouvait être retirée de cette façon. Des citoyens grognons l’ont accusé de gonfler les chiffres des cas afin de traire la vache à lait de l’aide humanitaire, mais cette accusation de corruption, qui est devenue un réflexe au Niger (ce qui en dit long, soit dit en passant, sur les enquêtes basées sur la perception, comme celle de Transparency International), était infondée puisque le Niger a rapporté de façon consistante les chiffres les plus bas d’impact Covid dans la zone CEDEAO.
Par contraste, la guerre contre le djihadisme n’est pas traitée comme une guerre. Elle ne suscite pas le même sentiment d’urgence, la même angoisse se traduisant par la quête effrénée de l’efficacité (« La peur », suivant Samuel Johnson, « concentre l’esprit de merveilleuse façon »), l’union sacrée et la mise de côté des bisbilles politiques afin de mettre un terme à une situation intolérable. Que ce soit sous des civils ou des militaires, tant qu’un tel état d’esprit n’existe pas, ce qui doit être fait pour mettre un terme à cette horreur djihadiste ne sera pas fait.
D’ailleurs encore une fois, les cas du Burkina Faso et du Mali sont édifiants dans un sens négatif. Ceux qui doivent réfléchir à des solutions, les intellectuels ou prétendus tels, se sentent si peu angoissés qu’ils passent leur temps à ne débattre que de questions idéologiques, nullement de solutions pratiques, et qu’ils ne s’informent même pas (ils ont applaudi à l’éjection de leur paysage informationnel des médias français par pur biais idéologique, alors que ces médias sont les plus informatifs sur les problèmes de leurs pays), ce qui est un signe patent de qui n’a ni peur, ni souci. Au Burkina, la junte a voulu mobiliser les citoyens dans une sorte de levée en masse, sur le mode révolutionnaire (ou sankariste), oubliant à quel point – y compris sous Sankara – ce genre d’outil divise plutôt qu’il ne mobilise et se prête à toutes sortes de dérapages par manque de professionnalisme. Au surplus, si, sous un régime civil, la critique est réprimée, combien ne l’est-elle pas encore plus sous une junte : or sans critique, pas de réforme.
(Nous parlons, bien sûr, de critique rationnelle, informée et constructive, pas des critiques complotistes estampillées réseaux sociaux et guidées par des biais idéologiques portés en bandoulières qui polluent l’espace public dans les pays du Sahel et semblent parfois justifier la répression.)
On peut donc dire que le PNDS est en partie à blâmer pour ce putsch. Mais si on le compare aux autres putsch qui ont eu lieu au Niger par le passé, il y a un effet de contraste. J’ai noté qu’il semble participer à la fois de la catégorie du putsch-sanction (1974) et du putsch prodémocratie (1999 et 2010), mais il semble en fait relever d’une catégorie inédite, le putsch opportuniste.
Il y a d’abord l’opportunisme général de la contagion kaki qui s’est répandue sur le Sahel. De ce point de vue, le putsch réagit moins à une situation intérieure pas spécialement favorable qu’à une situation internationale porteuse. Il y a d’une part la faiblesse de la structure régionale d’encadrement, la CEDEAO, longtemps décrédibilisée par sa tolérance pour les tripatouillages politiciens (une spécialité, il faut bien l’admettre, des pays francophones) et encore plus par son incapacité à infliger de la douleur aux contrevenants ; et d’autre part la situation géopolitique qui force les pays occidentaux à la retenue et donne donc une prime aux aventures de ce genre. Le cas du Niger est d’autant plus épineux que les Occidentaux, qui ont prêté plus attention aux dehors de la démocratie qu’à ses réalités (en partie délibérément, en partie par myopie), y ont beaucoup investi en termes d’efforts et d’aide, en sa qualité de « dernier allié de l’Occident au Sahel ». Un detricotage abrupt de ces relations serait douloureux pour les uns comme pour les autres. Si nous étions uniquement dans la sphère de la décision rationnelle et réaliste, un modus vivendi serait trouvé. Mais si l’idéologie – qui a un côté maladie mentale – ou simplement les passions orgueilleuses et autres prévalent, il faudra en passer par là.
(Ceci, dans l’hypothèse où ce putsch tiendrait la route, bien entendu : et il est difficile, à ce stade, de penser que les putschistes puissent faire machine arrière).
Il y a ensuite un opportunisme corporatiste, c’est-à-dire celui de militaires qui, faut-il le rappeler, sont issus du système même qu’ils se croient en position de critiquer, ce qui serait comique si tant vies et de destins n’étaient en jeu. Il est difficile de voir ce qu’ils peuvent faire en étant au pouvoir qu’ils ne pouvaient faire en travaillant avec les civils. Et on ne peut s’empêcher de paraphraser à Clausewitz : la guerre est pour eux un moyen de faire de la politique par voie de putsch.
Une conséquence possible de cette aventure est la rupture avec les Occidentaux. Les conséquences d’un retrait total de l’aide sécuritaire occidentale sont impossibles à évaluer avec précision dans la mesure où je ne dispose pas, pour ma part, d’une évaluation reconnue des conséquences cette aide, ni d’une expérience de travail dans ce domaine. La perception locale (si l’on ne tient pas compte de ceux qui ont renoncé à leur bon sens et se sont persuadés que les Occidentaux soutiennent les djihadistes) est qu’elle est pour ainsi dire nulle. C’est d’ailleurs cette perception qui explique que les opinions aient accueilli sans sourciller, voire avec enthousiasme, l’éviction des Français et des Occidentaux du Mali et du Burkina. Depuis lors, la situation a empiré dans les deux pays, sans qu’on ait, cependant, des données permettant de poser un lien de cause à effet (sauf peut-être, vaguement, au nord Mali). Cependant, cette perception de la nullité de l’aide sécuritaire occidentale est erronée. Son retrait contribuerait à aggraver la situation au Niger, et se traduirait par une dégradation rapide de la situation au nord du Bénin et du Togo – régions pour l’instant exposées surtout à travers le Burkina Faso, mais qui pourraient se retrouver atteintes cette fois de plus en plus à travers le Niger également.
Par ailleurs, le Niger est un pays très fragile. Ouagadougou et surtout Bamako ont choisi de se dispenser de l’aide occidentale – comptant peut-être sur les céréales russes en partie volées aux Ukrainiens pour combler d’éventuels déficits alimentaires. Sans doute cela est-il de toute façon sans importance : dans des territoires largement occupés par des groupes de militants pour qui tuer une personne n’est pas plus difficile que d’écraser un cafard, l’efficacité de l’aide est sujette à caution. Le Niger ne se trouve pas dans cette situation, puisque la majeure partie de son territoire échappe à l’emprise djihadiste.
Mais les gens peuvent être inconséquents. Lors de mon enquête sur la Covid-19, j’ai interviewé, dans la ville de Maradi, un monsieur qui m’a expliqué que le virus en question avait été fabriqué par les Occidentaux pour décimer les musulmans ; plus tard, je lui demandai s’il avait l’impression que le gouvernement se souciait de la bonne santé de la population. Il me répondit que non et en voulut pour preuve le fait que lors d’une récente épidémie de choléra, qui avait fait bien plus de victimes que la Covid-19, le gouvernement s’était contenté de prodiguer des conseils d’hygiène à la population. Et il ajouta, « C’est seulement Médecins Sans Frontières qui nous a sauvé ».
On peut imaginer une junte populiste établie à Niamey appliquer, avec moins de naïveté, la même « logique ».
Qui vivra verra.