Notes sur un putsch, suite: un putsch ouest-africain?
J’écrivais, au début de ces notes, que le putsch de Niamey est “le putsch de trop”.
Ce que cela veut dire, c’est que c’est le putsch qui, aux yeux de la région Cedeao, a changé la réalité des choses.
Les putschs maliens pouvaient être considérés comme des putschs de défaite: la moitié du Mali était entre les mains de groupes non-étatiques (djihadistes et irrédentistes touareg) et la population manifestait massivement contre le régime de IBK qui était complètement à côté de la plaque (il faisait de la cuisine électorale douteuse pour se maintenir en place et le fils du président jouait aux sybarites). Ces putschs ressemblaient à des accidents malheureux, en particulier le premier. Le cas du Burkina Faso semblait similaire, et le premier putschiste (Damiba) avait essayé d’amadouer la Cedeao. Il s’est, cependant, assez rapidement démasqué comme un partisan de l’ancien régime (Compaoré), ce qui a révolté la population, si bien que le second putsch avait presque quelque chose d’attendu.
Il semblait possible, dans le cas des deux pays, de rattacher les événements à des particularités presque accidentelles, comme s’il s’agissait d’anomalies sans répercussion dans le reste de la région. Au Niger, les autorités avaient eu une autre analyse et avaient senti le danger, mais les autres chefs d’État Cedeao n’étaient pas convaincus que ces putschs tiraient vraiment à conséquence. Le Togolais Gnassingbé s’est efforcé de les “normaliser” au point d’aider la junte de Bamako à mettre au point une stratégie pour frustrer les efforts des “faucons” de l’organisation sous-régionale de maintenir leur pays sous cloche (faucons qui, en fin de compte, se résumaient au seul Bazoum, plus isolé, au final, que Goïta!). Quant au Burkina, l’Ivoirien Ouattara essayait de “normaliser” sa junte en rétablissant petit à petit des liens, avec un agenda pragmatique peu crédible au vu de l’ambiance intensément idéologique qui s’est mise en place autour du capitaine Traoré, à Ouagadougou.
Le putsch de Niamey a révélé que ces efforts de normalisation des juntes sahéliennes portaient en eux le risque de normaliser les putschs, et pas seulement les juntes qu’elles ont hissé au pouvoir.
Historiquement, la région Afrique de l’Ouest est celle qui comptabilise le plus de coups d’État dans un continent qui est aussi celui qui comptabilise le plus de coups d’État au monde. Au Sahel, les coups d’État ne sont jamais devenus une chose du passé, et ils peuvent renaître ailleurs dans la région. Dès lors qu’il n’y a pas de répercussions, il n’y a aucune raison pour qu’un militaire aventureux ne décide de tenter le coup à Cotonou, Lomé, voire Abidjan. Certains endroits paraissent inimaginables pour ce genre d’action (Dakar), mais on pensait aussi que le Titanic ne pouvait couler. Par ailleurs, si le virus circule plus aisément dans la partie francophone de la région, porté, en partie, par la conviction idéologique que les putschs serviraient à libérer de la tutelle néocoloniale de Paris (plus à Bamako et Ouaga qu’à Conakry), on peut craindre qu’il ne s’infiltre en zone anglophone s’il se normalise.
Le véritable problème en zone francophone n’est pas la France, mais les politiciens francophones et, en fin de compte, les élites qui les produisent. Je le dis ainsi parce que ce qui changerait vraiment la donne, ce n’est pas un changement de la politique africaine de la France, mais une réforme intellectuelle et morale de ces élites — et en particulier, le fait que ces élites apprennent à se soucier réellement de leur société et de leur économie. (Si vous ne me croyez pas, parcourez la presse écrite, voix des élites modernes dans les pays francophones, et montrez moi le moindre souci réel montré dans ces pages pour les questions pressantes de justice sociale, de transformation économique, d’idées novatrices, etc. — en dehors de quelques think tanks à l’influence confidentielle).
Le cas du Niger est patent. Je lui ai consacré une thèse de DEA en 2000, après avoir constaté son parcours “démocratique” chaotique des années 1990.
En fin de compte, la question philosophique centrale de ce DEA (qui est une étude des débats politiques nigériens faite à travers la presse écrite du pays, voix des élites) est celle-ci: qu’est-ce qui cloche chez nous, les hommes ou les institutions?
Le DEA ne répond pas à la question, mais le fait est que les coups d’État des années 1990 (comme plus tard celui de 2010, et comme, d’une certaine façon, celui qui vient de se produire) trouvaient tous leur origine dans le comportement des politiciens. On peut dire, en faisant référence aux crash aériens, que l’origine n’est jamais mécanique (institutions), c’est toujours une “erreur” humaine. Mais à chaque fois, les Nigériens ont modifié leurs institutions en réponse au comportement qui avait mené au blocage politique. Par exemple, après le putsch de 96, les Nigériens abandonnèrent le régime semi-présidentiel parce qu’il avait créé la situation de cohabitation qui avait conduit au blocage. Sauf que le système présidentiel qu’ils adoptèrent à la place était en fait, presque par définition, un régime de cohabitation — les Américains, qui le pratiquent avec une frustration à laquelle ils se sont habitués, parlent de “divided government”, puisqu’immanquablement, des élections de mi-mandat flanquent le président en place d’une majorité parlementaire du parti adverse. Et le pire, pour en revenir au Niger, c’est que le président ne pouvait briser un blocage en dissolvant l’Assemblée. Ce fut la cause “institutionnelle” des crises du régime Baré Maïnassara (1996-99), et cela donna tant d’importance aux élections législatives et locales qu’en avril 1999, Baré Maïnassara força la chambre constitutionnelle de la Cour Suprême à annuler, sans raison valable, des résultats électoraux qui ne lui convenaient pas. Le lendemain, il était assassiné dans un putsch. De ce fait, les Nigériens rétablirent la constitution semi-présidentielle et transformèrent la chambre constitutionnelle de la Cour Suprême en Cour constitutionnelle, laquelle était constituée de manière à inclure, dans le choix de ses membres, des électeurs en provenance de plusieurs secteurs de l’État et de la société civile. Cela était censée la rendre non-manipulable.
Cette constitution-la n’a pas démérité: on a vu que pour la détruire, le président Tandja a été obligé de sortir de la légalité et de commettre son attentat politique au vu et au su de tous, notamment en supprimant une Cour constitutionnelle qu’il ne parvenait effectivement pas à manipuler. C’est elle, en gros, cette constitution qui a été restaurée en 2010, pratiquement sans changement, puisqu’elle semblait marcher. Mais comme j’ai eu à le montrer, le PNDS a trouvé la faille et s’en est servi comme marchepied pour mettre en place un parti-État camouflé sous des oripeaux démocratiques.
S’il n’y avait pas le contexte actuel de putschs et de juntes qui se cramponnent au pouvoir ici et là en Afrique de l’Ouest, ce nouveau putsch nigérien aurait servi à mettre en place une constitution qui érigerait des garde-fous contre une pareille évolution à l’avenir, par exemple, une interdiction du nomadisme politique, et d’autres mesures similaires.
Mais cette bizarre histoire nigérienne de “trial and errors” par voie de putschs a coïncidé, en l’occurrence, avec un moment dangereux de la vie régionale ouest-africaine. Les Nigériens ont beau clamé qu’il s’agit de leurs affaires et que les autres n’ont pas à s’en mêler, leurs affaires sont aussi les affaires des autres. Par exemple, les idéologues en furie de Ouagadougou (ceux de Bamako se sont relativement assagis avec le temps) tiennent à toute force que le putsch de Niamey suive les voies de leur junte: tout en critiquant les autres pays de la Cedeao de s’ingérer dans les questions intérieures du Niger, ils ne se privent pas d’en faire autant. Et il est évident qu’étant donné la tournure des évènements, et surtout l’arrivée aux affaires, au Nigeria, de celui que je suis tenté d’appeler “no-nonsense Tinubu” (“Tinubu qui ne supporte pas les bêtises”), les autres États de la Cedeao ne peuvent que se sentir aussi concernés par ce qui se passe au Niger que Bazoum l’était au sujet de ce qui se passait au Mali et au Burkina Faso. C’est un peu comme dans le poème du pasteur Niemöller: “Ils sont d’abord venus pour, etc.” Le fait est que l’Afrique de l’Ouest est véritablement une région, contrairement, par exemple, à l’Afrique centrale ou à la partie de l’Afrique où se trouve le pauvre Soudan. Il y a une très forte imbrication des intérêts et une circulation intense des populations, ce qui explique, d’ailleurs, le caractère menaçant pour tous du djihadisme. Les États ne sont pas à la hauteur de cette réalité, au reste.
Quoi qu’il en soit, le fait que le putsch de Niamey a changé la réalité en Afrique de l’Ouest en fait un putsch ouest-africain, et pas seulement un putsch nigérien.
Tout cela rend une sortie de crise d’autant plus compliquée.
Sur un plan pratico-pratique, le problème se présente sous la forme de ce dilemme: d’une part, Bazoum, qui est un homme de principe, ne démissionnera pas facilement, et encore moins facilement maintenant que la Cedeao a fait du maintien statut son affaire personnelle (ou plutôt, collective), avec l’appui des pays occidentaux, qui y ont aussi intérêt; d’autre part, les putschistes auront du mal à faire marche arrière dans un contexte où la population ne veut absolument pas retomber sous la coupe du PNDS — une population qui, au fond, vit une histoire nigérienne, même si polluée par la russophilie et les idéologues.
Il faudra couper la poire en deux, mais bien malin qui sait comment.
Dans l’idéal, si cela est fait, il faudrait reviser la constitution pour bétonner davantage la démocratie nigérienne, mais il est clair que l’intelligence des institutions ne suffira pas à la protéger. Et on ne peut pas passer son temps à espérer être sauvé par un putsch — d’ailleurs il faudrait trouver les moyens de purger l’armée nigérienne de sa culture putschiste. Comme à l’époque de mon DEA, à ce problème de longue durée, je ne vois pas de solution évidente.
Bazoum, soit dit en passant, en avait peut-être une: l’éducation, qui était le point focal de son mandat. C’est sans doute la seule solution correcte — si elle peut être accélérée.