Notes retour de Tillabéri
Notes assez informes (on s'en excuse) jetées à la hâte, sur la question des violences dans la région de Tillabéri, et des questions connexes, voire un peu moins directement connexes...
Intéressant voyage à Tillabéri, pour essayer de capter – ou de commencer à capter – le point de vue des personnes prises dans la tourmente sans fin des violences qui se sont enracinées dans ce long pays sec et roussâtre qui s’étend pratiquement de Mopti à Niamey ou, en tout cas, à Tillabéri précisément. M’intéressent non seulement le vécu de l’habitant, de l’habitant victime, mais aussi sa pensée, ses théories sur la situation, ses mots et ses conceptions, son savoir historique. Je suis en effet frappé par le fait que nous ne savons rien de ce que les habitants pensent ou disent. Dans les capitales sahéliennes et occidentales, où on épilogue sans trêve sur ce qui leur arrive, et où les experts et chercheurs élaborent des théories sophistiquées, riches de références augustes, bruissantes de concepts à l’impeccable pédigrée scientifique ; et où les intellectuels autoproclamés se complaisent en commentaires hermétiquement francophobes au Sahel et inextricablement eurocentrés en Occident, il n’est évidemment jamais question de ces gens qui sont au cœur de l’histoire et aux premières lignes de la violence. Ils sont des points de statistiques, des pourvoyeurs de données, des victimes muettes désignées sous les termes techniques de « populations », « réfugiés », « déplacés », ou des perpétrateurs labélisés, suivant l’expert ou le commentateur, « terroristes », « djihadistes », ou (pour la majeure partie des « intellectuels » sahéliens) hommes de main de la France.
En Occident, et surtout en France, la problématique sahélienne se présente encore et souvent sous les espèces huntingtoniennes du conflit des civilisations, même si cela n’est évidemment presque jamais présenté avec l’aplomb doctrinaire du défunt politiste américain. C’est la lutte entre démocratie et califat, laïcité et islam. Cette vision des choses, nourrie par le débat intérieur français et occidental explique, par exemple, le refus de l’Élysée d’envisager tout dialogue avec les « islamistes radicaux » ; elle explique aussi une quantité surprenantes de considérations théoriques qui, partant de l’idée – facile à corroborer – que l’État moderne de style occidental et la démocratisation sont des échecs monumentaux au Sahel, alors que les populations – les fameuses populations – sont très majoritairement islamisées, aboutissent à la conclusion que les Sahéliens feraient mieux, en effet, de basculer dans un régime califal, mutatis mutandis, ou en tout cas un État fortement islamisé. Un de mes collègues français, en principe excellent connaisseur du Niger, en particulier de la région de Tillabéri, mais profondément déçu par le degré incroyable de corruption et de désintégration interne dans lequel est tombé l’État du Niger en particulier au cours des années 2010, s’est persuadé de la légitimité subsidiaire (en quelque sorte) des « djihadistes » et de l’idée que « les populations » accepteraient sans rechigner une « gouvernance » forcément meilleure que celle de l’État du Niger et fondée sur une culture religieuse partagée. Pour lui – comme pour bien d’autres – ce qui se passe donc au Sahel est le triomphe d’un modèle alternatif de gouvernance, face à la faillite patente du modèle en place. En somme, les djihadistes seraient en passe de réussir ce que les altermondialistes n’ont pu accomplir.
Au Sahel, l’explication que l’on se donne de la situation est très simple. Il n’y a pas, à vrai dire, de djihadistes et les actes terroristes, pour la plupart, sinon tous, sont des actions commanditées par la France afin de « déstabiliser » les pays du Sahel, de les « occuper » et d’exploiter leur sous-sol qui « regorgerait » de richesses. Les violences observées, y compris celles de « Boko Haram » (pourtant basé au Nigeria, hors du « pré carré » français), seraient toutes une reprise de la colonisation française dans son acception brut de décoffrage du XIXe siècle, i.e., la conquête suivie d’exploitation. Cette vision des choses sert de prisme d’analyse universel non seulement pour la moindre action de la France (y compris d’ailleurs des actions non pas constatées, mais soupçonnées, voire imaginées), mais aussi pour chaque trouble surgissant dans la région. On se souvient du cliché du roman policier : quel que soit le crime, « cherchez la femme ». Chez les Sahéliens, on peut parler d’une vision, « cherchez la France ». Et comme me l’a dit un ami sur fil WhatsApp (un des rares commentateurs nigériens qui ne souscrit pas à la vision « cherchez la France »), « C’est qu’en réalité, les Nigériens souhaitent et attendent que le malheur s’abatte sur la France et l’anéantisse. Ils pensent à tort que dès que cela se sera réalisé, le Niger sera riche, libre, et puissant surtout. » Et d’ajouter, « Le vrai problème du Niger, ce n’est plus la France, c'est nos dirigeants, c'est notre mentalité, c'est notre fatalisme, c'est notre ignorance ». On ne peut mieux dire, et cela s’applique également aux autres pays du Sahel.
Pendant que les uns font des mots croisés huntingtoniens et que les autres s’adonnent au « French bashing », « les populations » qui sont le prétexte de tout cela souffrent en silence. Et pourtant, ce me semble, rien de plus important que de les écouter. Si, comme moi, on considère ce qui se passe dans ces régions comme un énorme crime en continu – et qui se détaille en une multitude de crimes en tous genre, tous plus violents et traumatisants les uns que les autres, des pillages aux viols, des assassinats ciblés aux tueries de masse, des prises d’otage au rançonnage des communautés – la première chose à faire est logiquement, naturellement, d’écouter les témoins, de recueillir les témoignages. Mais de façon surprenante, cela n’est pas fait, sinon par des institutions étatiques ou des organismes d’aide qui le font suivant un certain format adapté à leurs vues, pour leur propre consommation et en vue de leur propre agenda, nullement pour informer le public ou susciter une conversation nationale. La presse des pays sahéliens, qui pourrait avoir un accès plus facile à ces témoins, notamment au plan linguistique, ne leur donne pas de voix, et le fait même moins, à ma connaissance, que la presse occidentale.
N’ayant pas le temps d’organiser une équipée dans une zone plus réculée – ce qui supposerait notamment de s’informer longtemps à l’avance sur la situation sécuritaire – j’ai fait un saut à Tillabéri, attiré par l’espoir d’y trouver encore des gens de l’Anzourou.
L’Anzourou est un terroir songhay situé au nord-est de Tillabéri, établi à la fin du XVe siècle, à la suite de la lutte de succession qui a abouti au remplacement, à la tête de l’empire de Gao, de la vieille dynastie des Sonni par la dynastie des Askia. Il semble que Tillabéri même ait été fondé par des gens de l’Anzourou, sans doute en collaboration avec des colons d’autres terroirs songhay. Ce vieux terroir songhay abrite aussi des communautés peules et touarègues, toutes perçues comme tard venues (ce qui, selon toute probabilité, est exact) et n’ayant pas de droits sur le sol. Après la chute de l’empire de Gao, ou Empire songhay, à la fin du XVIe siècle, les différentes communautés songhay se sont divisées entre celles qui tombèrent sous la contrainte des Touareg ou des Peuls, et celles qui demeurèrent libres et indépendantes. L’explorateur allemand Heinrich Barth documente cette situation telle qu’elle se présentait dans les années 1850, et les gens de l’Anzourou se trouvaient, selon lui, avec ceux de Dargol et du Gorouol, dans la seconde catégorie, celle des Songhay indépendants. Mais c’était une indépendance sous pression, et l’insécurité était endémique dans la région. Jusqu’à l’arrivée des Français au début du XXe siècle, l’absence d’un hégémon signifiait que les communautés devaient constamment se défendre et attaquer afin de ne pas être réduites à la vassalité, voire à l’esclavage – situation « péloponnésienne » qui ne pouvait être terminée ou mise en veilleuse que par une domination impériale.
Avant mon voyage de Tillabéri, j’avais donné un cours à des étudiants de Master, et j’ai essayé de leur expliquer que l’une des manières de comprendre les violences endémiques de la région était l’analyse de longue durée. Un peu par provocation, étant donné la francophobie ambiante, j’ai pris mon exemple dans l’histoire de France, à travers le phénomène de la jacquerie. Évidemment, ce qui m’a fait penser à la jacquerie, c’est surtout le fait que les violences du Sahel ont pour théâtre le monde paysan ou plus exactement agropastoral, et qu’elles prennent parfois la forme de ruraux montant à l’assaut de casernes militaires, un peu comme les jacques qui attaquent les castels, tandis que parfois, les militaires se retranchent dans des fortifications (les « super-camps » au Nigeria) qui rappellent les châteaux-forts. J’avais expliqué aux étudiants que la jacquerie avait caractérisé des pays comme la France pendant des siècles, et qu’il y en eut une de très grande ampleur à la fin du XVIIIe siècle, connue sous le nom de chouannerie. Ce qui distingue cette chouannerie des autres jacqueries, c’est qu’elle était affrontée non pas au régime féodal, mais à l’État national naissant, un État qui, du fait des transformations politiques, sociales et économiques (révolution industrielle notamment) qu’il allait accompagner au niveau même des structures de vie, allait rendre ce type de conflit, la jacquerie, qui a existé pendant des siècles, impossible. Après la chouannerie, il n’y eut plus de jacquerie en France. Or, dans le Sahel, les structures de vie, en particulier dans les zones rurales, n’ont pas fondamentalement changé depuis le XIXe siècle. Il n’y a pas eu de « développement », de transformation structurelle de l’économie, avec effets sociopolitiques. De ce fait, les types de conflit qui existaient au XIXe siècle peuvent ressurgir, quoiqu’avec des armes modernes, des armes du XXIe siècle, considérablement plus létales. Ce n’était pas une fatalité, mais c’était une possibilité – qui aurait pu être conjurée si nous avions eu des États efficaces et des régimes politiques intelligents. De ce fait, les violences du Sahel sont un verdict sur nos systèmes politiques.
Pour en revenir à Tillabéri, je savais que les Anzouriens avaient été ramenés chez eux par le gouvernement, mais j’espérais en trouver quelques-uns, restés en arrière. Je n’ai finalement pu rencontrer qu’un notable anzourien. Il y en avait sans doute bien d’autres en ville, me dit-il, mais il ne savait pas nécessairement qui était là. Si j’avais passé plusieurs jours à Tillabéri, j’en aurais sans doute rencontré, mais je ne suis resté que quelques heures.
Le notable m’a offert une analyse historique de ce qui s’est passé dans son terroir. Selon lui, ceux qui ont apporté la calamité étaient des gens du terroir, liés à leurs voisins depuis des générations, mais issus des communautés peules. Cette référence aux Peuls est intéressante dans le sens où il tint à préciser que ces derniers avaient toujours vécu en paix avec leurs voisins, en dehors de quelques inévitables petits conflits, et qu’ils ne se distinguaient en rien, du point de vue mode de vie et mentalité, des autres anzouriens. Néanmoins, ce sont bien des gens issus de cette communauté qui ont amené les djihadistes dans le terroir. Ces djihadistes se sont présentés aux habitants seulement pour prendre contact avec eux et les informer de leurs exigences et de leur système d’emprise (ou comme disent certains chercheurs, tels que ceux mentionnés plus haut, de « gouvernance »). Selon le notable, il s’agissait d’Arabes – et lorsque je demandai si cela pouvait être des Arabes nigériens ou maliens, il me dit sa conviction qu’il s’agissait plutôt de Maghrébins. Ces djihadistes voulaient prélever la zakkat, l’aumône islamique qui est souvent transformée, en contexte califal, en imposition. Ils en expliquèrent la quotité et la méthode de prélèvement, émirent des menaces à l’encontre de ceux qui s’aviseraient de ne pas payer, et assurèrent aussi qu’ils réprimeraient sévèrement tout abus de la part de leurs collecteurs. Ces derniers étaient tous peuls. Selon le notable, après cette prise de contact, les Arabes ne sont plus jamais reparus, sauf à une occasion : un collecteur avait fait un prélèvement abusif dans trois villages et des villageois en avaient informé les djihadistes en chef (apparemment, ils étaient en mesure de les contacter, peut-être par téléphone). Ces derniers réussirent à arrêter le collecteur et firent le tour des trois villages pour le mettre devant les faits et obtenir sa confession – qu’il donna d’ailleurs sans barguigner. Ils l’amenèrent ensuite avec lui et, selon le notable, il n’a plus été revu.
Ces événements étaient assez anciens. Dans les derniers temps, ils avaient pris une tournure différente. Au lieu de prélever la zakkat, « les Peuls » – pour reprendre son terme – s’emparent à présent d’une partie du bétail et ont inventé une sorte d’impôt par tête sur les familles. Le notable est persuadé que cette innovation ne provient pas des djihadistes, et que les Peuls se sont émancipés d’eux et ont mis en place leur propre système. Ce système est devenu de plus en plus abusif et violent, au point que pour échapper à leurs oppresseurs – et en l’absence de toute protection de l’État dans un district situé à moins de 200 km de la capitale, les villageois passaient la nuit hors de leur village, puisque les racketteurs apparaissaient à la tombée du jour. Pour ne pas repartir les mains vides, ces derniers pillaient les maisons et les cases et s’emparaient des objets de valeur qu’ils y trouvaient, surtout des vêtements. Les villageois se mirent alors à cacher leurs objets hors des maisons, dans les greniers. Mais les racketteurs mirent le feu aux greniers. Ils se mirent aussi à emporter tout le bétail au lieu de se contenter de quelques prélèvements. Suivant le notable, le dernier développement, qui a contraint les Anzouriens à déguerpir, se produisit lorsque « les Peuls » décidèrent que les terres du terroir leur appartenaient et que chaque chef de village devait signer un papier reconnaissant que les habitants détenaient ces terres sous forme de loyer. Tout refus entraînerait un massacre sous forme de décimation, comme cela s’est effectivement produit.
Le problème qui se posait désormais aux Anzouriens était celui de leur défense. C’était un problème épineux puisque l’ennemi à moto était très mobile et parvenait manifestement à se ravitailler sans problème en carburant. Par contraste, le gouvernement leur avait interdit, à eux, de circuler à moto, et en même temps ne faisait rien pour les protéger – les livrant ainsi, peut-on dire, pieds et poings liés à leurs tourmenteurs. S’ils parvenaient à se saisir de l’un de ces derniers et à le mettre à mort, les autres rappliqueraient aussitôt et tueraient des dizaines de personne pour prix de celui qu’ils avaient perdu. Le danger le plus sérieux était que la chose ne dégénère en conflit ethnique. Bien que de nombreux Peuls – peut-être même la majorité – étaient innocents dans cette affaire, ils étaient tout de même les parents des agresseurs, ne subissaient pas leurs violences, et auraient profité – de concert avec les Touareg – de la fuite des Songhay pour s’emparer des biens laissés derrière. Des expéditions punitives, semblables à celles qui ont ensanglanté le centre du Mali (Ogassagou) ou le nord du Burkina (Yirgou) commençaient à devenir pensables, ce qui était, de l’avis du notable, extrêmement périlleux. Pour éviter d’en arriver là, il fallait contraindre l’État à faire son travail de sécurisation.
Détail relatif à la question de longue durée : le notable m’expliqua que par le passé, avant l’arrivée des Blancs et de l’islam, les Anzouriens savaient se défendre. On apprenait très tôt l’art du titre à l’arc, le maniement de la sagaie, la connaissance des poisons et surtout des rites propitiatoires, charmes et talismans. Les Blancs les avaient désarmés au plan de l’outillage militaire, et les musulmans au plan de l’outillage mystique. Le guerrier anzourien type était le Sohantché, une sorte de chevalier expert aussi bien en art militaire qu’en magie – les Sohantché retraçant leur origine à Sonni Ali Ber, fondateur, au XVe siècle, de l’empire de Gao et renommé pour ses pouvoirs mystiques enracinés dans la religion songhay.
Les périodes de crise et de calamité sont aussi toujours des périodes de pensée, de retours sur soi. Je me suis laissé dire que si je parvenais à faire un séjour assez long à Tillabéri, où je traînerai dans les petites assemblées informelles (fada et consort) pour écouter ce qui se dit, je comprendrai bien de choses sur ce qui se passe dans la tête de gens confrontés à tant d’horreurs.
Une pensée plus immédiatement audible concerne l’attitude de l’État, au moins tel qu’incarné par Mahamadou Issoufou. Ce personnage impopulaire occupera, dans la manière dont l’histoire sera transmise en terroir songhay, la place du « président sous lequel il y a eu beaucoup de morts ». C’est la parole récurrente qui revient à son sujet, il est, pour ainsi dire, le président de la mort. Le notable, qui se montre pour le moment satisfait des actions prises par le nouveau président, Bazoum, pour restaurer un semblant de sécurité dans son terroir, a laissé échapper de vagues soupçons quant aux desseins de son prédécesseur ou en tout cas de l’entourage de ce dernier. Bazoum, en tant que ministre de l’Intérieur, avait déjà paru sur leurs terres et avait donné l’impression de prendre leur malheur à cœur. Issoufou le frappe par son indifférence suspecte.
C’est l’indifférence suspecte des dirigeants qui a mené les Anzouriens à s’établir à Tillabéri pour faire de l’agitation politique et exigé une réaction, un signe de vie de l’État. Une action similaire avait eu lieu au sud-ouest du Niger, il y a quelques temps, lorsqu’une communauté résidente a barré la route du Burkina afin de forcer, là aussi, l’État à manifester son existence. Il est curieux qu’on dût en arriver là, mais ces espèces de pressions citoyennes ne sont pas à la portée de tous. Tout le monde n’habite pas près d’une voie internationale stratégique, et tout le monde ne peut pas descendre en masse sur une capitale régionale située à proximité de ses aîtres. Si les jeunes pasteurs peuls se sont abouchés avec les djihadistes pour monter des systèmes d’extorsion et d’oppression à facture simili-califale, c’est bien après que leurs parents et aînés aient supplié en vain l’État d’intervenir dans la crise grandissante des régions agropastorales, crise qui aboutissait à leur éjection inexorable de l’économie de subsistance.
(À propos d’oppression simili-califale, selon le notable, les Arabes leur avaient interdit de fumer ou de chiquer du tabac, et un monsieur qui adore priser le tabac, s’étant vu menacer par un « petit peul » pour non-respect de cette « loi », a préféré s’exiler à Tillabéri plutôt que de renoncer à son péché mignon. Cela me rappelle que Barth, en goguette dans le secteur vers 1853-54, était frappé par la passion des Songhay pour le tabac. À Gao, il ne vit que rizières et plates-bandes de tabac. En fait, ce sont les Songhay qui ont introduit le tabac, plante américaine, dans le monde arabo-musulman à travers le commerce nord-africain, déclenchant une des plus longues controverses théologiques de la religion islamique).
En somme, si certaines actions des djihadistes et assimilés renvoient aux pratiques du XIXe siècle, les Anzouriens à Tillabéri se sont montrés plus gilets-jaunes (XXIe siècle) que jacques. Cela pointe vers des possibilités de revendication citoyenne, même en campagne, qu’il serait intéressant de comprendre et de soutenir. Malheureusement, j’ai découvert que même dans le fin fond de l’Anzourou, cette conscience citoyenne peut être polluée par les vagissements francophobes des élites urbaines qui se défaussent de leur échec à s’occuper de leurs concitoyens par une commode paranoïa antifrançaise. Ainsi, ce notable qui m’a paru si sensé, lucide et réfléchi dans ses analyses, m’a sorti une billevesée déprimante : selon lui, le bétail volé dans son terroir serait embarqué dans un avion atterrissant sur un plateau désert, lequel avion emporterait ledit bétail… en France ! Cette énormité m’a tellement gêné que, sortant de mon rôle de questionneur et d’auditeur, j’ai essayé de lui expliquer à quel point une telle idée était absurde, mais il n’a été, ce me semble, qu’à moitié convaincu et m’a ensuite dit que peut-être il s’agissait de les faire partir afin d’exploiter leur sous-sol. La circulation véloce des théories antifrançaises sur WhatsApp a popularisé, jusque dans les campagnes, la conviction selon laquelle sous chaque parcelle de sol sahélien pourraient gésir des richesses insoupçonnées dont les omniscients et omniprésents français ne pourraient s’emparer qu’en semant la guerre et la terreur. Et sinon de telles richesses, au moins les veaux, vaches, moutons, couvée.
Cette tendance à accuser les Français, et plus généralement les Occidentaux, de tous les maux dépasse d’ailleurs le cas du djihadisme. Au Niger, une croyance répandue au niveau des catégories non-scolarisées de la population est que le Covid 19 serait une création « des Blancs » destinée à détruire la religion musulmane, comme en attesterait la fermeture des mosquées au printemps dernier sur décision d’un gouvernement considéré comme étant un suppôt des Français, ou la fermeture des frontières saoudiennes aux pèlerins, y compris cette année. L’habitude de rendre les Occidentaux responsables de tout ce qui irrite et désole a créé une sorte de trope psychologique difficile à combattre. Dans ce contexte, j’ai été contacté par un documentariste de la BBC qui a tourné, en coopération avec un jeune militant décolonial nigérian, étudiant à Oxford ou Cambridge (je ne sais plus lequel) un film sur les déprédations de Voulet et Chanoine, les capitaines fous qui ont semé la terreur entre la région du fleuve et le village de Dankori, aux environs de Zinder, en 1899. C’est une charge anticoloniale assez intense, que le documentariste souhaite montrer dans les villages traversés par la colonne infernale, et il souhaite que je participe à cette aventure. La chose ne m’enthousiasme guère. L’œuvre la plus urgente, en Afrique francophone, me semble plutôt être de « viriliser » les gens, de les amener à sentir et penser qu’en dépit d’une histoire indéniablement atroce, ils ne se considèrent pas comme d’éternelles victimes et sont prêts à prendre leur destin entre leurs mains, à surmonter cette histoire, et à devenir des objets d’admiration plutôt que de pitié. Or, leur orientation actuelle est de se lamenter et de se plaindre sans trêve de la France, ce qui semble être un substitut à l’action et au travail de soi sur soi qui, seul, est source de progrès dans l’histoire. Il est certain que ce documentaire ne va pas aider, dans ce sens. Je crains d’ailleurs que cette francophobie aveugle ne pousse certains – comme les Maliens – dans d’inextricables ornières. Le putschiste Assimi Goïta est, par exemple, encouragé à prendre la posture d’un dictateur sans qu’on sache quel est, au juste, son projet politique ou si même il en a un, et sans qu’on se soit assuré de son caractère et de sa personnalité, simplement parce que Emmanuel Macron s’est permis de critiquer son action.
En Anzourou, « Bazoum » – car c’est ainsi que la chose est vue par le notable – a ramené l’armée et l’a établie en gardienne des lieux. Ce n’était pas trop tôt. Dans le village de Zibane, me dit-il, les habitants étaient partis sans emporter leur basse-cour. Les poules et pintades ont commencé à mourir de faim et de soif. Certaines, sentant l’odeur de l’eau, étaient allées au puit, y tombant et s’y noyant. Le puit est devenu une fosse commune de volaille. Le premier geste des militaires fut d’ouvrir la fontaine du village pour abreuver les oiseaux qui avaient survécu.
Le témoignage de ce notable est ce qu’il est : un témoignage. Je n’en tire aucune conclusion et, en particulier, ne postule pas que tout son propos est véridique et objectif. La méthode que j’essaie de suivre est celle de l’enquêteur – autour d’un crime. C’est aussi la méthode de l’historien. Recueillir les témoignages en très grand nombre, comprendre qui est chaque témoin, dans quel contexte il parle, et recouper les témoignages entre eux pour se rapprocher d’un récit qui tienne la route. Appliquer la même méthode sur plusieurs sites différents, en particulier ceux qui ont connu des moments de grande violence. Et voir, à partir de là, se dégager les uniformités, les « patterns », qui permettent de tirer des conclusions raisonnablement fermes et solides. C’est seulement sur cette base que l’on peut construire une théorie explicative de ce qui se passe dans la région.
La méthode actuellement appliquée par les chercheurs et les experts est de se fonder sur un modèle d’explication afin d’élaborer des questionnaires, etc. Cette méthode est plus rapide et moins coûteuse. Mais elle mène, à mon avis, à des résultats erronés car, au fond, prescrits d’avance. C’est une méthode de confirmation plutôt que de découverte. Mais la méthode que je préconise est lente (elle doit se déployer sur plusieurs mois) et si elle n’est pas nécessairement plus coûteuse, il est difficile de la budgétiser. Elle requiert beaucoup de ce que l’anglais appelle « contingencies funds » (fonds couvrant les imprévus) parce que, précisément, elle étudie la contingence, l’éventualité. Je ne parviendrai donc sans doute jamais à l’appliquer.
J’ai glané par ailleurs des détails sur le notable d’Anzourou – par exemple le fait que sa mère est peule, ce qui peut expliquer la manière à la fois subtile et directe dont il parle de l’épineuse « question peule ». Par ailleurs, son terroir, comme d’ailleurs tous les terroirs nigériens, sahéliens, subsahariens, est perclus de querelles foncières – principalement à cause du régime coutumier qui gouverne ces questions dans cette partie du monde, régime peu en phase avec les problèmes « modernes » mais qu’aucun gouvernement africain ne cherche sérieusement à réformer. Ce détail est important pour évaluer l’affaire des actes de propriété foncière que voulaient imposer les simili-djihadistes.
Par ailleurs, au point de vue économique, il faut comprendre ces zones rurales exactement comme on comprendrait les zones urbaines ou les régions industrialisées : il y a des professionnels, certes formés de façon communautaire, puisque dans les anciennes sociétés, il n’y avait pas d’écoles où aller apprendre le pastoralisme ou la culture du mil, mais professionnels compétents et consciencieux – tels que les pasteurs peuls, professionnels de l’élevage. Il y a des secteurs, ces secteurs peuvent entrer en crise, produire du chômage, lequel mène à des problèmes sociaux s’il n’y a pas de programme de prise en charge, de sécurité sociale, de politique de reconversion ou de politique de sauvetage du secteur. En théorie, ces problèmes auraient dû être compris par les dirigeants, discutés dans l’opinion publique, débattus dans les forums publics et politiques, peut-être représenté une cause pour un politicien ou un leader d’opinion, etc., etc. Un tel processus politique, même s’il n’aboutissait pas à une solution satisfaisante, aurait au moins donné aux laissés pour compte le sentiment d’être entendus, et aurait, dans tous les cas, créé des opportunités, etc. J’ai personnellement entendu de nombreux pasteurs d’âge mûr prévenir que leurs enfants allaient basculer dans la criminalité, du fait de la détérioration continue des conditions sociales depuis la fin des années 1980 (la chose ne date pas d’hier).
Il y a pis, le crime appelle le crime. Une chose que les djihadistes ont révélé aux aventuriers de tout acabit, c’est qu’il est merveilleusement facile de dépouiller et de racketter les paysans. Il est probable que, à présent, la plus grande masse de crimes commis dans la région – crimes essentiellement de cupidité – ne révèle plus du djihadisme, ni même de la « question peule ». Il s’agit surtout de banditisme et de gangstérisme, parfois sous la forme pittoresque et inquiétante de renaissance des guéguerres du XIXe siècle. Certaines anecdotes difficiles à vérifier tendent à le démontrer – comme celle à propos de villages « conquis » par des gangsters à moto qui s’approprient ensuite des biens et… des femmes des villageois conquis et chassés. Et puis il y a les histoires de villageois kidnappés et délivrés contre rançon, pratique courante depuis longtemps au Nigeria et qui se propage dans ce secteur également. En somme, les campagnes du Sahel deviennent Chicago années 1930. Le degré de violence est peut-être plus élevé, surtout lorsque les villageois montrent la moindre velléité de résistance. Cette violence physique extrême – ayant abouti, par exemple, au carnage récent de Solhan – doit soulever une question qui, pour des raisons qui m’échappent, est soigneusement évitée par les chercheurs, celle de la consommation de narcotiques et autres psychotropes. Les tueries de masse s’expliquent par des facteurs d’insensibilisation affective, de réduction ou d’anéantissement du sentiment de fraternité humaine, soit l’idéologie (identitaire, confessionnelle, politique), soit la drogue – ou un mix toxique des deux.
Lorsqu’on dit qu’au Sahel, la réponse ne doit pas être purement militaire, ce n’est généralement pas pour dire qu’elle doit aussi être policière et sociopolitique : et pourtant, ces deux réponses sont plus pertinentes et urgentes que la « stabilisation » par voie d’intervention humanitaire et de projets de « développement durable ». Mais ce sont des réponses qui dépendent de la volonté politique dans les États locaux, et cette volonté politique est défaillante parce que les violences du Sahel ont mis les régimes politiques sahéliens face à face avec leurs contradictions.
En gros, depuis la fin de l’État développeur, ces États reposent sur leur appareil régalien et l’appareillage local de l’aide publique au développement (organismes onusiens, agences de coopération des pays riches, ONG internationales et nationales) et ne disposent pas d’outils de transformation volontariste de l’économie et de la société. Par ailleurs, la fin de l’État développeur a coïncidé avec la mise en place de régimes libéraux dans lesquels le processus politique générateur de légitimité repose sur la compétition électorale. Ce processus politique a attiré une foule d’aventuriers aptes à manipuler le jeu électoral ou au moins à s’y faire une surface et décidés à capturer une parcelle du pouvoir étatique pour, comme on dit au Niger, « se réaliser », c’est-à-dire se brancher à toutes sortes de rentes et prébendes. C’est un phénomène de compétition oligarchique qui est un résultat typique du climat néolibéral. Ces ambitions prédatrices existaient, bien entendu, dans la période précédente, mais la nécessité que ressentait l’État développeur de discipliner les catégories élitaires – de freiner leurs propensions à la corruption et au sabotage – représentait un obstacle objectif qui a modéré les « dérapages » (sans tout à fait les empêcher). L’État néolibéralisé ne dispose pas des mêmes freins, et s’il y a effectivement des hommes politiques « à idée » même aujourd’hui, les temps sont bien plus favorables aux oligarques et aux kleptocrates.
Or, cette tendance lourde délégitime les gouvernants, en délégitimant la classe politique dans laquelle ils baignent, et d’où ils sortent. Pour comprendre, par exemple, le succès du coup d’État civil de Mamadou Tandja en 2009, au Niger – coup d’État civil que d’autres chefs politiques francophones, tels que Abdoulaye Wade (échec), Alpha Condé et Alassane Ouattara, ont imité par la suite sans avoir le ressort populiste qui propulsa l’entreprise de Tandja – il faut tenir compte du mépris profond et justifié que ressentait le citoyen nigérien à l’égard de la classe politique dans son ensemble, même si Tandja avait également joué sur la fibre francophobe déjà très sensible des Nigériens, ainsi que sur des ressorts identitaires plus troubles (il avait indéniablement plus de soutien à l’est qu’à l’ouest du pays). Dans un tel contexte, le processus politique ne doit plus tant générer de la légitimité que du pouvoir, avec ou sans légitimité. Le pouvoir sans légitimité a un nom : c’est la force. Et la force ne se protège qu’en affaiblissant ce qui peut l’affaiblir, à savoir, dans le contexte de ces pays, l’État régalien (justice, défense et sécurité, administration territoriale). Un pouvoir qui ne cherche pas la légitimité ne peut tolérer l’indépendance de la justice et craint l’autonomie fonctionnelle de l’armée, par exemple. C’est ainsi que l’État régalien, dans ces trois composantes clefs, s’est trouvé partout intensément « politisé ». Ses règles de fonctionnement et d’autonomie interne ont été allègrement subverties par l’impératif du monopole partisan et, dans certains cas – y compris au Niger – d’une sorte de purge régionaliste. Cela donne l’impression d’un cancer nerveux qui répand ses métastases à travers les fonctions vitales de l’appareil d’État. En anglais, on parle d’ailleurs de state capture.
Tout ceci n’est pas une fatalité. C’est le résultat de la volonté de quelques hommes, qui seront comptables devant l’histoire de la dévastation dont ils sont responsables pour des raisons essentiellement égoïstes. Mais une telle évolution était une possibilité, même peut-être une forte probabilité du régime néolibéral dans le contexte de ces pays.
Quoi qu’il en soit, ayant ainsi saboté l’État régalien depuis au moins le tournant des années 2000, les dirigeants sahéliens se trouvent pris de court face à un problème dont la solution se trouve, avant tout, dans un usage efficace de l’État régalien ! Des trois ou quatre pays concernés, chacun a cherché une solution qui n’en est pas vraiment une – puisque la seule solution véritable serait de reconstruire l’État régalien, ce qui passe obligatoirement par le fait de respecter le processus politique générateur de légitimité, chose qui va contre les instincts de la plupart (mais pas de tous) des chefs politiques. La solution malienne a été la crise politique non-stop ; celle des gouvernants du Niger a consisté à devenir le caniche des puissances occidentales ; celle du Burkina a été une certaine paralysie, mais avec quelques initiatives timides et parfois par trop bricoleuses de re-viabilisation de l’État régalien ; et celle du Tchad… il n’y a pas grand-chose à en dire.