Notes de putsch: un miroir pour la Cédéao
En Afrique, tout brinquebranle, les États comme les organisations soi-disant d’intégration régionale.
Le problème de la Cedeao, c’est qu’elle n’existe pas. Elle n’existe pas sur le plan où son existence compterait, c’est-à-dire comme moteur de développement. Or, c’est là sa raison d’être.
Par exemple: pourquoi la Cedeao a-t-elle stipulé la libre circulation des personnes? C’est parce qu’elle avait des programmes de développement économique mis au point autour de l’agriculture et de l’industrie. La Cedeao a une politique agricole commune et une politique industrielle commune. Au titre de ces politiques, il devrait y avoir des investissements dans des pôles de production, et le facteur travail devait y être attiré, ce qui nécessitait la liberté de circuler.
Mais ces politiques de développement régional sont restées lettre morte, et la liberté de circuler existe comme le signe d’un futur non advenu.
De même, pourquoi la Cedeao a-t-elle stipulé une norme d’organisation démocratique au niveau de ses États membre? C’est dans le but de générer la légitimité nécessaire à la stabilité politique, mais aussi l’homologie institutionnelle nécessaire à l’harmonisation des politiques et des codes juridiques, notamment ceux ayant trait aux affaires.
Mais l’organisation démocratique a été faussée par les dirigeants politiques “pouvoiristes”, particulièrement dans les pays francophones, et la Cedeao n’était pas armée pour les discipliner.
Le fait de ne pas être une organisation de développement la prive de l’autorité que lui aurait conférée l’intégration économique.
La Cedeao aurait pu être quelque chose comme l’AOF (Afrique Occidentale Française), non pas, bien sûr, au sens où son intégration bénéficierait à une puissance coloniale, mais au sens de la mécanique même de l’intégration.
L’Afrique de l’Ouest ne peut pas fonctionner comme l’Europe, continent développé disposant d’assez de capital accumulé pour organiser la redistribution à travers ce qui est, essentiellement, des programmes d’aide au développement (dirigés vers les pays les plus pauvres ou certains secteurs des économies des pays les plus riches). Mais elle peut fonctionner comme l’AOF, ensemble de territoires sous-développés, à travers la politique des pôles (par exemple, et bien que cela n’ait guère réussi, l’idée de l’Office du Niger, dans ce qui est aujourd’hui le Mali, était exactement cela: faire venir du travail voltaïque pour développer une région potentiellement riche mais sous-peuplée — cela n’a pas réussi parce que le capital n’a pas suivi); les transferts fiscaux qui permettaient d’équilibrer les budgets des colonies en déficit par un apport financier des colonies excédentaires (l’idée étant d’éviter ainsi de faire appel à la métropole: mais en remplaçant “métropole” par “FMI”, on peut voir la logique d’une telle stratégie, dans laquelle le transfert fiscal se ferait par la voie de mécanismes présentant des garanties et des possibilités de consultation et intégrées à un budget régional).
Rien de cela n’est impossible, mais il n’y a ni vision, ni volonté politiques. Et, à leur façon, les Africains sont plus nationalistes que les Européens, pour des raisons d’ailleurs compréhensibles.
Voici un test que je fais régulièrement avec de ressortissants non pas de la Cedeao, mais de l’Uemoa, le faux successeur de l’AOF.
L’Uemoa est moins intégrée que ne l’était l’AOF, mais elle l’est plus que la Cedeao. Au moins, elle a la même monnaie, des institutions communes, notamment dans le domaine des affaires (mais aucune vision politique). Surtout, elle manque d’une intelligence commune. L’un des problèmes des pays Uemoa est la formation universitaire. Il n’y a pas assez d’enseignants pour une population estudiantine en massification constante. Pour y remédier, tant bien que mal, les universités organisent des “missions”, c’est-à-dire font venir des enseignants de pays voisins qui traitent un cours en une semaine, généralement en infligeant aux étudiants des cours marathon qui durent des sept à huit heures.
Une solution serait de créer un marché commun du supérieur. Tous ces pays utilisent le français dans l’enseignement supérieur, mais en dehors du Sénégal, aucun n’accepte de recruter des “étrangers” dans ce secteur de l’enseignement. Jusqu’au tournant des années 1990, un pays comme le Niger employait des étrangers même au secondaire. J’ai eu, au lycée, des enseignants béninois, sénégalais, qui étaient peut-être des “missionnaires” longue durée. Sans parler des Français détachés au titre du ministère de la Coopération, donc payés par l’État français. (De façon plus anecdotique, il y avait également des enseignants américains “Peace Corps” pour des matières comme l’anglais et l’éducation physique). Cette pratique n’a cessé qu’avec le recrutement massif de “volontaires” et de contractuels, au cours des années 1990.
Un tel marché commun du supérieur résoudrait en grande partie la problématique de la pénurie de main d’oeuvre dans l’enseignement supérieur et participerait de l’intégration régionale au plan humain. Mais à chaque fois que j’ai avancé cette idée dans divers pays Uemoa, la réaction “nationaliste” a toujours été la même: transformer des étrangers en fonctionnaires? Pas question!
En dehors du fait que l’esprit de routine nous amène à nous accrocher au système que nous connaissons, cette réaction est liée au fait, peu compris (même en Afrique) que les pays africains se trouvent toujours pris dans une logique de “construction nationale” et de “construction de l’État”, ce qui influe de façon parfois irrationnelle (mais compréhensible) sur des logiques alternatives — par exemple, une logique véritablement intégrationniste.
Tout ceci explique, en tout cas, pourquoi la Cedeao et l’Uemoa échouent face à des situations comme celle du Niger (et du Mali auparavant). Sans même évoquer la question des démocraties salopées, on voit bien que ces organisations n’ont que des instruments bruts, non raffinés, qui relèvent plus de la géographie que, véritablement, de l’économie. Ces instruments ont une portée économique, bien sûr, puisque la proximité géographie crée naturellement (c’est le côté “brut”) des liens économiques, mais ils n’ont pas de poids politique (c’est le côté “raffiné”).
Prenons le cas du Niger, qui est celui qui occupe l’actualité.
Une intervention militaire de la Cedeao est irréaliste parce que les interventions militaires qui réussissent ne se font pas dans le vide, elles se font dans une certaine réalité politique. Lorsque la Cedeao est intervenue en Gambie en 2017, la réalité politique s’y prêtait. Les Gambiens en avaient assez de Yaya Jammeh, ils avaient tellement voté contre lui que tout dictateur qu’il était, il avait lui-même admis sa propre défaite électorale, avant de déclarer vouloir ensuite ignorer ladite défaite. L’intervention de la Cedeao était véritablement une opération de police et de défense du droit, à laquelle personne, en Gambie, n’avait songé à s’opposer. Au Niger, la situation est très différente. Une bonne partie de la population (une majorité à vue de nez) est fatiguée plutôt du pouvoir renversé, et s’opposerait à une intervention de la Cedeao qu’elle verrait comme une violation de ses aspirations. Si le pouvoir renversé était rétabli tel quel, il faudrait le protéger contre la population et l’armée, ce qui reviendrait à mettre le Niger sous tutelle. Je ne sais pas comment une situation aussi inédite pourrait être gérée et n’entrerai pas dans le détail des risques incalculables qu’elle comporte. Bien sûr, la Cedeao veut rétablir le droit, mais sans voir que le droit dépend du processus politique — pas de la force. C’est le processus politique qui avait privé Jammeh du droit d’être chef de l’État, et la Cedeao n’a fait que confirmer ce résultat. Il est vrai qu’au Niger, le droit apparent est du côté du pouvoir renversé, et c’est bien une chose dont il faut tenir compte: mais la réaction populaire indique que le cas est plus complexe qu’en Gambie. Si les circonstances s’y prêtaient, la solution idéale aurait été un référendum. C’est l’un des rares cas où ce type de consultation populaire, si inutile et incertain, semble s’imposer.
En tout cas, la Cedeao n’en serait pas là si elle avait été ce qu’elle prétend vouloir être. Elle a un poids économique dû à la proximité, mais ce poids économique est limité, comme le cas du Mali l’a démontré (parce qu’il y a d’autres frontières que celles avec la Cedeao; parce que la proximité joue dans les deux sens). Elle aurait pu avoir un poids politique si (1) elle avait effectivement été une organisation de développement ayant réussi à intégrer à un niveau appréciable les facteurs économiques dans la région, et (2) elle avait su sanctionner les dérives pouvoiristes notamment en soutenant les contre-pouvoirs et en exerçant des pressions sur les pouvoirs en place.
Ces deux points sont importants, mais le premier peut-être plus que le second. Par exemple: la principale garantie de la paix entre grandes puissances aujourd’hui n’est plus tellement la dissuasion nucléaire (le risque nucléaire existe mais ne peut être élevé qu’en cas de conflit ouvert et prolongé), mais la dissuasion économique. Les faucons de Washington et de Pékin voudraient peut-être en venir aux mains, mais la perspective de l’effondrement économique généralisé qui se produirait dès que la tension entre eux atteindrait le point de non-retour oblige chacun à la prudence et au tact. Les deux économies sont tellement intégrées qu’en frappant la Chine, l’Amérique se frapperait elle-même et vice-versa. Ce degré d’enchevêtrement économique a une valeur politique décisive: elle limite la souveraineté des deux puissances, et l’arbitraire (et donc l’irrationnel) qui va avec la souveraineté. Deux États hostiles l’un à l’autre se voient ainsi forcés non seulement de ne pas se battre, mais de coopérer.
Cette valeur politique de l’intégration économique n’existe pas en zone Cedeao. Si elle existait, la menace d’un usage de la force n’aurait pas été nécessaire parce que la Cedeao aurait eu, à l’intérieur du Niger, ce que l’anglais appelle une “constituency”, une catégorie de la population qui lui apporterait son soutien politique parce que cela participerait de ses intérêts (des catégories d’entrepreneurs et des travailleurs, certaines élites). Les pressions seraient venues de l’intérieur du pays, ce qui eût été normal puisque l’intégration signifie que la frontière entre “intérieur” et “extérieur” est perméable. La junte de Niamey, qui résiste insolemment aux agitations de la Cedeao, aurait été forcée de coopérer avec elle, bon gré mal gré.
Évidemment, je parle ici d’un monde qui n’existe pas. Mais souvent, pour comprendre la réalité actuelle, il est bon de comparer avec une réalité alternative. Il est certes urgent que le Niger retourne dans l’ordre du droit. L’ordre de la force — qui prévaut sous une junte — présente des risques inacceptables et est une entrave au progrès, puisqu’il ne tolère pas la critique et la contradiction. Mais ce retour au droit, par lequel il faut entendre d’ailleurs un droit un peu plus réel que celui qui existait avant le coup d’État, ne peut résulter de la force. Il ne peut s’agir que d’un processus politique, dans lequel la Cedeao peut jouer un rôle — à la hauteur de ce qu’elle est, non de ce qu’elle prétend être. Elle peut organiser un référendum, par exemple. C’est en tout cas mieux que d’envoyer des soldats.