Critiques de la série documentaire de Gates, intellectuel noir américain, sur notre pauvre continent – que je lis par intervalles. Ce sont des remarques à ce sujet d’intellectuels africains et noir américains – nulle franchement bienveillante et pour la plupart acides voire virulentes. Ce qu’on reproche en général à Gates, c’est d’être allé en Afrique pour y lire et relire les difficultés des Noirs aux Etats-Unis. Il semble aussi qu’il voie en l’Afrique une terre de merveilles d’antiquaire et un pays de malheur. Je n’ai point vu la série ni n’ai lu les ouvrages qui en ont été tirés – ou sur quoi elle est basée, je ne sais – et ces critiques me font songer que ce serait une perte de temps de fréquenter ces productions de Gates.
Notamment Gates, dont j’ai lu une défense, dit ne pouvoir s’empêcher de demander aux Africains pourquoi ils ont vendu « leurs frères » en esclavage. Je ne peux concevoir de question plus ridicule, hormis le fait qu’elle soit posée, comme il appert que Gates l’a fait, à des Africains illettrés, qui ignorent tout de la Traite négrière et parfois ne savent pas qu’il y a des Noirs en Amérique. Cette question est ridicule, disais-je, surtout parce qu’elle révèle toute l’absurdité de la notion de race, si chère aux Noirs de ce côté de l’Atlantique, pour des raisons compréhensibles mais néanmoins déraisonnables. Les potentats qui ont vendu des gens aux trafiquants européens voyaient-ils leurs captifs en « frères » ? Si tel avait été le cas, il est peu probable qu’ils les auraient vendus. Plus certainement, ils les considéraient comme des captifs de guerre dont ils pouvaient disposer comme ils l’entendaient. Je peux concevoir qu’ils voyaient les Européens comme une autre race – mais quel décret de leur religion, de leurs coutumes, etc., les empêchait de vendre des esclaves à des gens d’une autre race ? Je veux bien que l’on attaque ces potentats esclavagistes, mais non point sur une base raciale : sur une base morale, oui. L’esclavage était un système moralement répugnant et économiquement contre-productif (je suis persuadé qu’une cause secrète – secrète parce qu’on ne semble jamais s’en occuper – du sous-développement du continent latino américain vient de ce que cette partie du monde a pratiqué si longtemps et si massivement une économie servile ; contrastez aussi le Sud des Etats-Unis et le Nord). Nous pratiquions aussi massivement en Afrique cette forme d’exploitation économique grossière et torpide, et ne fûmes nullement surpris ni choqués de voir les Européens la pratiquer également. Je crois du reste que cette question raciale est à ce point déplacée, que si à l’époque nous avions pu asservir des Européens, nous l’aurions fait aussi bien. Il est possible d’ailleurs que certains chefs africains avaient des esclaves européens, et cela n’est peu probable que parce que les Européens se gardaient de pénétrer à l’intérieur du continent, où ils risquaient ce genre de mésaventure. Les Arabes d’Afrique du nord avaient des contingents d’esclaves européens. Le problème de Gates, c’est de standardiser la condition de ses ancêtres noirs d’Amérique, et d’en tirer la conclusion que négritude et servitude vont de pair.
Na Allah dans le numéro de 2000 de la West Africa Review, montre combien peu Gates comprenait ou était de désireux de comprendre la nature de l’esclavage en Afrique. Je suis d’accord avec Na Allah : l’esclavage en Afrique, bien que condamnable en soi, était profondément différent de l’esclavage en Amérique. Ce dernier type d’esclavage est en fait aussi unique en soi que le phénomène général, l’impérialisme colonial, dont il est un des éléments. Il est fondé sur le capitalisme et le racisme, ce qui le rend absolument plus inhumain que l’esclavage de type social qui existait non seulement en Afrique, mais à travers le Vieux Monde, y compris en Europe (jusqu'à la Renaissance). Gates, qui, bien que Noir, bien que s’identifiant sentimentalement à l’Afrique, reste un Occidental et un Américain, utilise les concepts recevables dans sa société, dans l’histoire de sa société, pour juger et évaluer les sociétés africaines. Ces concepts ne sont pas seulement inadéquats, ils sont aussi plus sévères, parce qu’ils reflètent une réalité plus sévère – et heureusement disparue. Le mot anglais slave, surtout en Amérique, et surtout en Amérique noire, n’aura jamais les mêmes connotations que le même mot dans la plupart des langues africaines. Je n’essaierai même pas de faire comprendre à un Noir américain ordinaire comment il se fait que le mot « bagna » (esclave en Songhay) peut être traduit par « chéri », ou, comme disent les Américains « honey », etc., dans certaines circonstances. Cette remarque est valable pour la plupart des Noirs du continent américain, et je crois que cela nous maintiendra toujours séparés, en dépit de nos efforts à l’unité. Et le problème vient justement de cette notion de race. C’est elle qui doit nous unir, mais en même temps c’est elle qui nous maintient divisés. Ce sont nos « frères » mais… nous les avons vendus.
Dans tous les cas, il y a actuellement en Afrique et dans les pays pauvres d’une manière générale, des formes de servitude pires que l’esclavage social d’antan – sans le mot « esclave », et c’est cela qu’il importe de dénoncer et de combattre – non pour le bénéfice de la race, mais parce que c’est immoral.
(Dimanche 6 octobre 2002)