L’empereur Marc Aurèle pratiqua la philosophie au sens où Socrate entendait ce mot. Et c’était un monarque. Cela a suffi pour amener les uns et les autres à s’imaginer qu’on tenait là le philosophe roi tant désiré par Platon – bien que l’Empire romain ait été quelque chose de presque antithétique à la Cité platonicienne, et que Marc n’ait démontré aucune ambition politique particulière visant à le transformer et à réformer philosophiquement les mœurs des Romains. En tant que politicien, il se distingua uniquement par une administration scrupuleuse, une probité rationnelle et une acceptation indéfectible des fatigues et exercices militaires qui lui incombaient en tant que protecteur des vies et biens des habitants de l’Empire face à des populations plus ou moins menaçantes, dans la vallée du Danube.
Socrate a inventé, et incarné dans sa vie et dans sa mort, la philosophie en tant que mode de vie éthique fondé sur l’activité de la conscience rationnelle. Ce concept incluait une discipline intransigeante de constance et de cohérence morale, de sincérité vis-à-vis de soi-même, une tenace vivacité de l’esprit dirigée vers la perception correcte du monde et des choses mondaines, et en particulier, l’idéal du souci pour les autres êtres rationnels (les autres humains). On associe surtout la doctrine platonicienne à la philosophie de Socrate, mais il est loisible de dire qu’à peu près toutes les autres doctrines philosophiques qui se sont développées à Athènes après lui sortent de son manteau laconien. Les contemporains de Marc l’identifièrent comme pratiquant de l’une de ces philosophies post-socratiques, le stoïcisme, et les thèmes stoïciens organisent sans nulle doute sa pensée. Mais la chose importante, ici, c’est que Marc s’est converti à la philosophie lorsqu’il était un césar (l’héritier de l’Empire) dans ce sens général et spécifique où Socrate l’avait pensée et vécue.
Il y a cependant quelque chose de distinctif chez Marc, qui donne à sa conversion à la philosophie le caractère d’un paradoxe tragique. Socrate, c’était l’aube de la philosophie : il y a, dans sa créativité discursive, dans le caractère totalisant de ses ambitions intellectuelles, dans sa présentation impérialiste de soi, l’allégresse des commencements, l’esprit conquérant d’un nouvel univers moral. Marc fut le crépuscule de la philosophie dans l’Antiquité gréco-romaine. Il était certes énormément plus puissant, en tant que maître du monde, que Socrate n’aurait jamais pu le rêver dans la mesquine atmosphère des querelles athéniennes et des escarmouches grecques, mais tout ce qu’il put faire, c’est noter ces dialogues de cabinet avec lui-même, dans lesquels la seule ambition qui transparaisse est celle d’une acceptation simple et résolue du monde par un esprit dont la plus grande crainte est d’être « impérialisé » ou « césarisé » (Je traduis l’excellente traduction anglaise de Hays, excellente par sa modernité bien comprise : « Échapper à l’impérialisation – cette tache indélébile. Cela arrive. Assure-toi de rester droit, correct, révérencieux, sérieux, simple, un ami de la justice, pieux, doux, affectionné, faisant résolument ton devoir. Bats-toi pour devenir la personne que la philosophie a tâché de faire de toi. » Ceci est bien l’idéal socratique, considéré en opposition avec le pouvoir temporel qui est celui de Marc. Ailleurs, Marc écrit que la philosophie est sa mère, la cour, sa marâtre. Le pouvoir temporel relève du devoir personnel, tout en étant une menace pour la philosophie. Marc ne croit pas en l’efficacité, ou même plutôt en la possibilité d’une royauté philosophique. En fin de compte, la monarchie fut pour lui ce que la politique athénienne fut pour Socrate : un danger).
Alors que Socrate critique le monde sur la base de la vision d’un monde plus sain, Marc accepte le monde sur la base de sa nature actuelle correctement perçue. Ceci, ajouté à son attitude générale devant la vie, pose la question du statut qu’il faut lui assigner en tant que philosophe pratiquant. La philosophie de Marc est une forme de stoïcisme dévot, plutôt que la création personnelle d’un mode de vie. En ce sens, il est bien plus proche de l’attitude d’un croyant que de l’individualisme excentrique de ses maîtres. Sa philosophie est une manière d’Imitation de Jésus Christ, c’était une Imitation d’Épictète, et aussi de Chrysippe, de Socrate, et plus généralement, de tous ces personnages modèles qu’il loue en ouverture à son cahier de notes. Ceci est l’exact opposé de l’attitude de Socrate, qui commence toujours en dénigrant autrui et en proclamant qu’il ne pouvait trouver de modèles nulle part. S’agissant de l’attitude de Marc en particulier, on est en droit de se demander si, suivant ses propres critères de perception correcte du monde, il percevait correctement le monde, et ce que cela veut dire pour la philosophie.
Marc part du dogme que tout ce qui arrive doit arriver et arrivera toujours. Ou plutôt : que tout ce qui doit arriver arrive et arrivera encore et encore. Chaque occurrence est nécessaire, à cause de la pérenne formation et décomposition de toutes choses, qui émergent dans l’existence sous les formes variées de la matière inerte, de l’existence végétative, de la vie sensitive et intellectuelle. Ce cycle ordonné de la raison universelle, Marc l’appelle Nature. Les êtres humains sont l’une de ces choses qui se génèrent et se corrompent, quoiqu’ils se distinguent par le fait qu’ils sont dotés de vie intellectuelle et peuvent donc comprendre la Nature et décider (ou non) de vivre en accord avec elle – ce qui revient, pour Marc, à vivre philosophiquement. Cependant, en dépit de leurs capacités intellectuelles, les êtres humains peuvent échouer à comprendre la Nature. La perception de ses œuvres est souvent perturbée par les réquisits de leurs caractéristiques inférieures : les émotions et les appétits qui les asservissent à un temps mutable, et les prive des lucidités du moment présent. Suivant que la Nature – telle qu’elle se manifeste à travers d’autres êtres humains et les phénomènes – satisfait ou non leurs émotions et leurs appétits, ils parlent de bien et de mal.
Selon Marc – et les stoïciens d’une manière générale – la Nature est neutre : nous percevons ses manifestations comme bonnes ou mauvaises à travers une perception incorrecte de ce qu’elle est. Mais il ne tient qu’à nous d’avoir une perception correcte des choses : il suffit d’exercer les capacités rationnelles de notre esprit, et tout observer à partir du logos purifié des affects, pour lequel toute chose est uniment ce qu’elle est.
Les exhortations à soi-même du cahier de Marc inventent une méthode de la perception correcte, qui est essentiellement une méthode de la division analytique, qu’on retrouve par exemple dans cette notation : « Acquérir l’indifférence pour les jolies chansons, la danse, les arts martiaux : analyse la mélodie en la disséquant dans les notes qui la forment, et en entendant chacune d’elle, demande-toi si tu es impuissant contre cela. Ceci devrait suffire pour te calmer. De même avec la danse : mouvements individuels, tableaux. Et de même avec les arts martiaux. Et avec tout le reste – sauf la vertu et ce qui en découle. Regarde les parties individuelles et va de l’analyse à l’indifférence. Applique ceci à la vie dans son intégralité. » (XI, 2) Ailleurs : « Comme voir de la viande rôtie et d’autres mets devant toi et songer soudain : ceci est un poisson mort. Un oiseau mort. Un cochon mort. Ou que ce noble cru est un jus de raisin, et que ces robes de pourpre, c’est de la laine de mouton teinte avec le sang d'un crustacé. Ou faire l’amour – quelque chose se frottant contre ton pénis, une brève secousse et un peu de liquide nuageux.
Des perceptions comme celle-là – pénétrer les choses et les transpercer, afin de voir ce qu’elles sont réellement. C’est ce que nous devons faire toujours – durant toute notre vie, lorsque les choses réclament notre confiance et approbation – les dénuder et voir à quel point elles sont impertinentes, les désorner de la légende qui les dore. ».
Diviser chaque ensemble en ses éléments et examiner chacun de ces éléments en tant que tel – transitoire, sans intérêt – contribue à nous détromper et à nous prévenir de regarder l’ensemble avec terreur, avec fascination, avec angoisse. L’exception, dans la première notation, est importante : la vertu. Nous devons cultiver l’indifférence – l’absence d’émotions et d’appétit – envers toute chose, mais aussi, si en tout cas notre objectif est une existence philosophique, nous devons aussi cultiver la vertu : « Les éléments s’élèvent, s’abaissent, vont dans toutes les directions. Le mouvement de la vertu est différent – plus profond. Elle marche d’un pas égal sur un chemin obscur, et toujours va de l’avant. »
Tout ceci est assez problématique.
D’abord, l’art de l’indifférence de Marc n’est pas (ne peut pas être) cette réfraction passive de l’ordre naturel dont il parle et qu’il souhaite – mais plutôt une réaction à des objets que quelque chose en lui reconnaît comme « bons » ou « mauvais », au-delà de toute perception correcte. Lorsque Marc réprimande « tu » (c’est-à-dire lui-même) parce qu’il est choqué ou irrité par le comportement d’une autre personne, il ne corrige pas tant sa perception qu’il ne prescrit une certaine interprétation du comportement de ladite personne : qu’il est naturel et ne devrait donc provoquer tout au plus qu’un doux reproche. Du point de vue de sa doctrine, il y a ici une légère contradiction : ce qui est naturel ne saurait être sujet de reproche, même doux. Cette contradiction dérive du fait que Marc essaie de soutenir que tout est naturel, mais que, par quelque façon, les êtres humains ont cependant le pouvoir de dévier des voies de la Nature. Marc justifie cette contradiction par son idée de la vertu en tant que souci d'autrui : lorsque les êtres humains vont à l’encontre de ce qui doit leur être naturel en nous faisant du mal, ils se font en fait du mal à eux-mêmes, non à nous. Ceci est curieux, puisque de nécessité nous savons que les êtres humains se sont fait du mal à eux-mêmes précisément parce qu’ils nous ont fait du mal – ce que, selon Marc, ils ne peuvent pas faire. Concédons cependant à Marc l’idée selon quoi le mal qu’ils nous font est inessentielle : mais s’il est dans leur nature de se faire du mal de cette façon, comment pouvons-nous les aider ?
Une réponse plus profonde à ce problème crée un autre problème, encore plus difficile à résoudre. Le mode de vie philosophique est un moyen d’atteindre à la liberté intérieure et d’être pour ainsi dire à la hauteur de la nécessité ultime du déclin organique et de la mort. Grâce à notre humaine condition, qui nous permet de participer au logos universel, nous pouvons entrer en empathie avec la logique naturelle et devenir des êtres purement naturels. À l’instar des pierres, des feuilles – mais en toute conscience. Ceci, cependant, résulte d’un entraînement qui comprend notre coopération avec les autres êtres rationnels. Nous aidons les autres êtres humains parce qu’ils sont rationnels et peuvent être libérés de leur fausse position à travers nos rappels aimables de ce qu’est leur véritable nature. Marc complète cet argumentaire avec l’intervention assez singulière de Dieu ou des dieux, qui se manifestent de bien de façons aux êtres humain, régentent la grande cité du monde, et à qui nous devons d’être vertueux – c’est-à-dire d’être des officieux citoyens du monde, soucieux du bien de leurs concitoyens. (Les dieux semblent être pour Marc des guides intérieurs, qui nous mènent vers la liberté rationnelle et la vie naturelle) : « Corps. Âme. Esprit. Sensations : le corps. Désirs : l’âme. Raisonnement : l’esprit. Vivre les sensations : même les bêtes au pâturage font cela. Laisser les désirs te contrôler : les bêtes sauvages mêmes font cela – et les êtres humains en rut, et les tyrans (de Phalaris à Néron…). Faire de ton esprit ton guide vers ce qui semble être le mieux : même ceux qui nient l’existence des dieux font cela. Mêmes ceux qui trahissent leur pays. Même ceux qui (lacune) derrière des portes closes. Si tout le reste est de la monnaie commune, qu’y a-t-il donc d’unique en l’homme de bien ? Accueillir avec contentement ce qui relève de la destinée. Ne point maculer ou perturber son esprit intérieur avec un chaos de croyances fausses. Au lieu de quoi, le préserver fidèlement, en obéissant calmement à Dieu – en ne disant rien de mensonger, en ne faisant rien d’inique. Et si les autres ne la reconnaissent pas – cette vie de simplicité, d’humilité, de contentement – ils ne leur en veut pas, et n’est pas découragé de suivre le chemin jusqu’où il mène : la fin de la vie. Une fin qu’il faut approcher dans la pureté, dans la sérénité, dans l’acceptation, dans une paisible unité avec ce qui doit être. » (III, 16) Et : « Si les dieux ont fait des résolutions à mon sujet et au sujet de ce qui m’arrive, alors ce furent de bonnes résolutions (difficile de concevoir un dieu qui en fasse de mauvaises). Et pourquoi s’évertueraient-ils à me faire du mal ? Quel bien cela leur causera-t-il, à eux, ou au monde, qui est leur souci premier ? Et s’ils n’ont fait aucune résolution à mon sujet, ils ont certainement dû en faire à propos du bien général. Et tout ce qui découle de cela, je dois l'agréer et le célébrer. Et s’ils n’ont fait aucune résolution à propos de quoi que ce soit – et c’est un blasphème que de penser cela (car dans ce cas, arrêtons les sacrifices, les prières, les serments, et toutes ces choses que nous faisons en songeant tout le temps que les dieux nous accompagnent) – s’ils ne font aucune décision sur notre vie… alors, je peux toujours faire des décisions pour ma part. Considérer ce qu’il est bon que je fasse. Et ce qu’il est bon que chacun fasse est ce qui est conforme à sa nature. Et la mienne est rationnelle. Rationnelle et civique. Ma patrie est Rome, en tant qu’Antonin[1]. Mais en tant qu’être humain ? Le monde. Donc pour moi « bon » ne peut vouloir dire que ce qui est bon pour les deux communautés. » (VI, 44)
Tout ceci implique et présuppose que les êtres humains sont séparés de la Nature – puisqu’ils doivent travailler pour atteindre ce qui est un état d’évidence pour les pierres, les plantes, les autres animaux. Mais en même temps, Marc explique que nous sommes en guerre avec notre nature précisément à cause de ces aspects de notre être que nous partageons avec les pierres, les plantes, les bêtes : notre matérialité, nos appétits, nos émotions. Marc postule l’innocence de la raison, et il postule que c’est la lucide innocence de la raison pure qui nous humanisera individuellement. Vraiment ? On est en droit de se demander, au contraire, si ce n’est pas précisément cette raison pure ou purifiée qui nous met en guerre contre notre nature. Ne serait-ce pas en effet plutôt cette raison détachée de, purifiée de nos sensations et désirs qui est spécifiquement à l’origine de notre inhumanité (comme le dit Gibbon à propos de Bernard de Clairvaux : « Il avait autant d’humanité que pouvait lui laisser sa qualité de saint. ») ? Et comment concilier cette indifférence frigide à tout ce qui arrive avec la compréhension de la matérialité, des appétits, des désirs qui motivent ces êtres humains que nous devons, si nous voulons être vertueux, aider et assister ?
J’ai commencé la lecture des notes de Marc avec sympathie et enthousiasme. En refermant l’ouvrage, je songe avec mélancolie qu’il fut en somme le dernier philosophe de l’ancienne tradition, et que cette énorme entreprise commencée par Socrate à Athènes six ou sept siècles avant lui, semble se terminer presque furtivement par cette doctrine blafarde d’un gentilhomme tiède, sérieux et bienveillant, faible rempart contre la vindicte montante du christianisme paulinien qui finira par passer la philosophie à ses mortels enzymes.
[1] Nom de famille impérial de Marc : Marcus Aurelius Antoninus – de la dynastie des Antonins.