Le Mali s’appelait, dans ses langes coloniaux, le Soudan français. C’est qu’il y avait alors, vers le Levant, un autre Soudan, dit anglo-égyptien. Aujourd’hui, le peuple de ce Soudan est en train de livrer une lutte à mort pour sa liberté, lutte totalement ignorée en Afrique, et bien différente de celle dans laquelle le peuple de son ancien pendant d’Afrique occidentale s’est engagé. Il y a une similitude entre les deux situations : au Mali comme au Soudan, une junte militaire essaie de garder le pouvoir. Mais la similitude s’arrête là, car alors que les Soudanais résistent à cette tentative, les Maliens y apportent leur concours. Les Soudanais pensent que le but premier est la liberté intérieure (civique et politique) ; les Maliens, qu’elle est la souveraineté. Les Soudanais pensent que l’ennemi est le gouvernement despotique et qu’ils sont engagés dans une lutte pour la démocratie ; les Maliens sont persuadés que l’ennemi est l’ex-colonisateur et qu’ils mènent une guerre de libération nationale. Les Soudanais sont patriotes, les Maliens sont nationalistes. La situation des premiers est plus violente, puisque la junte n’hésite pas recourir à l’action militaire contre des manifestants civils ; celle des seconds est plus dangereuse, car elle tend à créer des problèmes qui n’ont pas lieu d’être. En effet, les Soudanais recherchent une solution à un problème réel, celui du despotisme qui, sous des combinaisons différentes – toujours militaire, épisodiquement teinté de démagogie islamiste – les a opprimés depuis l’indépendance ; les Maliens veulent une solution à un problème imaginaire, celui de la recolonisation française. Cela se voit par les leaders que les deux peuples acceptent de suivre – contraste saisissant entre le premier ministre Abdallah Hamdok, diplomate rompu aux négociations réalistes (il a ramené un ambassadeur américain à Khartoum) sans transiger sur certains principes (il était hostile à la normalisation avec Israël) et homme d’État idéaliste (il n’a pas craint de combattre la démagogie islamiste en abrogeant les huddud – châtiments corporels – et en criminalisant l’excision ; et il s’est attaqué à la mafia des militaires dans le secteur des entreprises publiques, chose qui a signé la perte de son projet politique de refondation démocratique du Soudan) et le premier ministre Choguel Maïga, politicien du sérail corrompu du Mali, nostalgique du despotisme militaire incompétent de Moussa Traoré, peu soucieux de diplomatie (il a des sorties publiques échevelées et acrimonieuses contre tous les partenaires étrangers du Mali, avec la France et ses alliés européens comme cible favorite) et sans projet politique, comme cela se voit par le fait que ni lui, ni la junte qu’il sert ne proposent de solution politique aux problèmes fonciers de son pays, qui ne sont pas très différents de ceux du Soudan (voir paragraphe final).
Le Mali, comme je l’ai noté, suscite la sympathie des peuples ouest-africains ; le Soudan n’inspire que l’indifférence dans sa sous-région. Ce sont les hasards de la géopolitique : l’Afrique de l’Ouest est plus intégrée au plan de la conscience politique que la partie de l’Afrique, un peu à la croisée des chemins, où se trouve le Soudan. Par ailleurs, les Africains se passionnent plus pour les malheurs d’un « pays frère » s’ils sont convaincus par un « storytelling » qui met au principe de ces malheurs, une puissance occidentale : c’est une forme négative d’occidentalocentrisme. Tout ceci est dommage, car dans la route de la constitution en tant que peuple, les Soudanais ont pris le chemin véritable, semé d’embûches, et sans aide et soutien d’autrui ; tandis que les Maliens ont choisi la voie sans issue du nationalisme, ce mauvais frère du patriotisme (du sentiment civique), sous les acclamations au moins des Ouest-africains.
Il est difficile pour les Soudanais de résoudre leur problème, car négocier avec la junte implique de renoncer à tourner la page d’un vieux despotisme qui a dénié au peuple son présent et son futur - et lutter à main nue contre les militaires est une promesse de bains de sang ; il est facile pour les Maliens de résoudre leur faux problème, car ni la Cédeao, ni la France, aussi critiquables qu’elles soient (et Dieu sait qu’elles le sont) ne sont les ennemies qu’ils croient être.
Par contre, il apparaît de plus en plus difficile pour les Maliens de résoudre le véritable problème qu’ils ont : mettre fin au régime de démocratie vénale qu’ils ont depuis trente ans, et faire fonctionner un pays qui a toujours marché à deux vitesses au plan de sa géopolitique interne (Sud et Nord) sans aboutir au résultat soudanais (partition).