On s’excuse du caractère peut-être un rien désordonné de ce billet, qui s’adosse sur des recherches en cours.
Ce que l’intervention française « au Sahel » a de commun avec celles des Américains en Afghanistan, c’est la posture idéologique qui est double : la guerre contre le terrorisme (l’anglais dit, de façon plus grandiloquente, « war on terror ») et la prétention selon laquelle l’Occident exporte la sécurité dans les recoins troublés du monde (lorsque, bien entendu, il estime que cela est de son intérêt). En dehors de cela, tout est différent.
Le terme « Sahel », ici, n’est qu’une synecdoque pour une réalité plus complexe et, par certains endroits, plus restreintes : quelques régions dans les zones agro-pastorales du Mali, du Burkina (presque la totalité de la zone agro-pastorale de ces deux pays), et du Niger (la partie de la zone agro-pastorale de ce pays en contact avec, et prolongement de celles des deux autres pays), le tout rendu extensible par les possibilité de mouvement de pasteurs peuls devenus les principaux acteurs de la violence dans la zone de conflit ouest (non pas dans celle de l’est, i.e., « Boko Haram », qui repose largement sur les communautés kanouri, et où l’intervention française est plus limitée ou moins visible). Il ne s’agit pas, comme en Afghanistan, d’un conflit national, bien que le Mali aurait pu se prêter à une telle évolution, sans l’Opération Serval.
Mais ici, comme en Afghanistan, l’idée de « guerre contre le terrorisme » est un point de départ peu intelligent. On le voit en rapport à la question des communautés pastorales peules qui semblent être les « pachtounes » du Sahel, mais dont le cas est à la fois moins alarmant et plus difficile.
Quand je dis que les pasteurs peuls sont devenus les principaux acteurs de la violence dans la zone de conflit ouest, je dois faire des nuances – assez claires, on le verra – basées sur mes notes de recherche.
Mes recherches ont, pour l’instant du moins, abouti à établir deux catégories d’acteurs de la violence non-étatiques que je dénomme assaillants et agresseurs, du point de vue de leur projet et de leur cible principale. Pour faire court : les assaillants ont pour cible principale l’État et on un projet politique califal ; les agresseurs ont pour cible principale la population civile et ont un projet soit criminel, soit communautariste.
La difficulté, ici, consiste à trouver des indicateurs assez fins pour distinguer à coup sûr les uns des autres, mais c’est sur la base d’indicateurs d’observation que j’ai abouti à cette catégorisation. L’examen des incidents (massacres, rapt de bétail, assassinats ciblés) sur la base d’un certain nombre d’indicateurs permet de repérer le type d’acteur, et, parfois, d’identifier leur origine communautaire. Et parfois, il y a chevauchement.
En gros, comme d’ailleurs le perçoivent les habitants de la région que j’étudie le plus (Tillabéri au Niger), le gros des assaillants comme celui des agresseurs est originaire de communautés peules, mues par un discours fondé (mais pas toujours) de marginalisation mêlé à la vulgate salafiste distillée par des tuteurs arabes (maghrébins ou arabes maliens). Il y a, à considérer, trois mécanismes sociopolitiques par rapport à chacune des catégories : le salafisme extrémiste pour les assaillants ; la paupérisation pour le banditisme ; la marginalisation socio-économique pour l’hostilité communautaire. Il y a chevauchement parce que ces trois mécanismes affectent plus les Peuls (en particulier pastoraux) que les autres communautés. De ce fait, des vases communicants communautaires amènent des synergies entre salafisme extrémiste, banditisme et hostilité communautaire.
D’où des symptômes contradictoires : pourquoi, par exemple, les militants salafistes massacreraient-ils des populations entières si leur objectif est de les gouverner ? C’est que, par certains aspects, l’engagement militant des Peuls est bien d’ordre salafiste (ce qui aboutit, par exemple, à la destruction d’écoles) et par d’autres aspects, il est communautariste – d’où tentative de destruction et de déguerpissement de communautés sédentaires (ici, songhay et zarma – on se souvient de l’incident très clair, de ce point de vue, des alentours de Banibangou où les passagers zarma d’un bus ont été sélectionnés et assassinés, le 15 mars 2021). De ce dernier point de vue, Bernard Lugan (et ses collaborateurs) n’hésite pas à parler de nettoyage ethnique, dans une note du dernier numéro d’une revue curieusement intitulée L’Afrique réelle. Il faut être français pour prétendre connaître l’Afrique « réelle » – français à teinture coloniale, comme l’est ouvertement Lugan, personnalité d’extrême-droite sujette à moult controverses : il n’empêche, son analyse du sujet est habile (même si on y sent tout de suite les vieilles visions coloniales sur les « races » africaines et le rôle protecteur de la France).
Il y a chevauchement entre militants salafistes et militants communautaires parce que c’est, très largement, la marginalisation socio-économique des communautés pastorales peules qui a poussé leurs garçons dans les rangs des djihadistes, où ils ont embrassé plus ou moins sérieusement (ça dépend de l’individu) les obsessions salafistes.
Évidemment, les salafistes ont aussi enrôlé des originaires d’autres communautés, mais dans leur cas, un chevauchement similaire entre salafisme et communautarisme n’existe pas – à l’exception des Touareg « noirs ». Et à vue de nez, les enrôlés d’autres communautés sont minoritaires par comparaison avec les Peuls.
La paupérisation a aussi frappé plus cruellement les communautés pastorales peules et dans un tel contexte, on ne devrait pas être surpris que certains se livrent au banditisme. Le banditisme armé qui sévit dans la région n’est pas que peul, mais (si j’en crois la recension des incidents à laquelle je me suis livré) il semble majoritairement peul. Ce dernier détail est une indication : il montre que le banditisme peul est le résultat d’un problème social. Une telle chose ne peut pas être dite du banditisme opportuniste auquel se sont livrés des originaires d’autres communautés.
En somme, les Peuls sont devenus un problème sans que cela soit vraiment de leur faute. Mais une fois cela considéré, le fond de la chose, c’est la nature véritablement infernale de ce problème, c’est-à-dire le type d’imbrication des mécanismes de la machine infernale, du piège de la violence.
Un État sahélien bien mené peut développer une approche de négociation sur le mécanisme socio-économique, car il relève de l’ordre des intérêts rationnels. Après tout, l’insurrection peule n’est, ici, que réaction à une situation où les affrontements communautaires autour de ressources décroissantes étaient devenus dramatiques depuis les années 1980 (mais ils étaient déjà sempiternels dans les années 1950, comme j’ai pu le voir dans des rapports d’administrateurs coloniaux aux archives d’Aix-en-Provence : cela en dit long sur les analyses de Lugan qui blâme toute l’affaire sur ce qu’il dénomme « une suicidaire démographie », puisque la population était bien plus petite à l’époque. Le réflexe de tout mettre sur le dos de la croissance démographique est une manière de « naturaliser » le problème, i.e., d’éviter de lui trouver des solutions politique et de politique (policy), mais juste assez pour pouvoir critiquer les « Africains », leur culture, leur irresponsabilité).
L’insurrection aurait ainsi pu mener à une renégociation du contrat social en zone agro-pastorale, protégeant effectivement les intérêts des communautés pastorales. Mais une fois que la frustration socio-économique s’est entrelacée avec l’obsession salafiste, qui est un multiplicateur des conduites violentes, une telle solution devient pratiquement impossible.
A contrario, au Nigeria central, où l’imbrication des conduites violentes des communautés peules est un « medley » de banditisme armé et de revendications d’intégration socio-économique (comme d’ailleurs on le sait rien qu’à écouter les messages diffusés par certains bandits), la solution rationnelle est possible – mais l’État nigérian n’est pas bien mené (l’actuel chef de l’État est très diminué par des maladies dissimulées, dans le contexte d’une gouvernance politique en état de déshérence chronique).
Mais au Niger, et encore plus au Mali et au Burkina, c’est vraiment « a problem from hell ». La marginalisation socio-économique nourrit la rage, et le salafisme rend l’enragé sourd et aveugle à tout geste de conciliation – d’autant qu’il l’arme et l’organise (les anciens miliciens communautaires peuls étaient ouverts à la négociation). En somme, les communautés pastorales peules du secteur sont ainsi tombées dans un piège parfait, entraînant leurs voisines avec elles.
Mais ce n’est pas l’Afghanistan.
Ceci est l’Afghanistan