La vision des nationalistes libérationnistes des années 1950 et 60 était pratiquement identique à celle des paléo-nationalistes et envisageait des méthodes analogues, mais le contexte était différent. Il s’agissait toujours de construire des nations africaines puissantes et modernes, mais entre les années 1850-60 et les années 1950-60, le contexte historique avait été affecté profondément par le « siècle colonial » (1860-1960). Les bases des États nationaux modernes africains furent jetées par les administrations coloniales, mais pas tout à fait comme Blyden l’avait voulu, et sans que cela ait été tout à fait l’intention des colonisateurs – même si les idées de mission civilisatrice et de fardeau de l’homme blanc, d’ailleurs mises en forme par les textes fondateurs de la Société des Nations, impliquaient que l’objectif ultime de la colonisation était la création de nouvelles nations indépendantes, dans un futur plus ou moins lointain (à quel point un tel futur était considéré comme lointain à Londres ou Paris on peut s’en apercevoir à travers le fait que le Colonial Office, par exemple, n'avait pas arrêté de recruter : en 1947, il avait 11 000 postes, qui étaient passés à 18 000 en 1954, seulement six ans avant les indépendances africaines). Lorsque l’administrateur colonial français Jules Harmand écrit en 1910 que le gouvernement colonial était « préposé » par le gouvernement métropolitain « à l’enrichissement du pays conquis », il était sincère et d’ailleurs véridique. L’objectif de la colonisation était l’exploitation, mais à travers la mise en valeur et le développement – car il est impossible d’exploiter ce qui est inexploitable, i.e., ce qui est miséreux. C’était d’ailleurs le problème des colonies sahéliennes comme le Niger, si pauvres (du point de vue du capitalisme moderne) que même leur mise en valeur aux standards modernes s’avérait un remède de cheval (les notes un peu naïves sur le colonialisme commises dans mon Journal de 2007 renvoient à cette problématique). Seulement Harmand, qui explique que les colonies tropicales devaient en réalité s’appeler des « dominations » plutôt que des « colonies » note également ces deux détails : « Dans les Dominations, le gouvernement étranger, ressort permanent du succès, est condamné ou à succomber, ou à rester fort éternellement… Par origine, par nature, par nécessité, il est autoritaire. Il est obligé de ne pas laisser discuter son principe ni de tolérer aucun partage de son autorité… » (J. Harmand, Domination et colonisation, Paris : Flammarion, 1910, p. 176) et : « Le conquérant ne doit… se faire aucune illusion. Quelles que soient sa sagesse, son expérience, l’habileté de sa conduite et l’excellence de son gouvernement, il n’inspirera jamais à ceux qu’il prétend ainsi diriger, après les avoir vaincus et soumis, les sentiments d’affection instinctive et de solidarité volontaire qui font une nation… Si faibles ou si dégradés, si barbares que l’on suppose les vaincus… ils considéreront toujours le départ ou la disparition du pouvoir exotique comme une délivrance… » (p. 154).
En d’autres termes, le colonialisme était condamné, dans son principe – qui, aux yeux de Harmand, était « criminel » tout autant que « naturel » – à être tout à la fois despotique et illégitime.
(Harmand, on ne le croirait pas en lisant ces mots, était un défenseur du colonialisme, mais un défenseur qui le voyait comme une de ces mauvaises besognes que quelqu’un doit bien se coltiner).
Mais il y avait quelque chose d’autre qu’il ne pouvait voir en 1910 et qui aggrava davantage le problème du colonialisme. Les Européens avaient donné à leurs colonies la forme d’unités administratives semblables à l’État métropolitain. C’est-à-dire qu’ils les ont pensées comme des États nationaux, avec ces ingrédients constitutifs des États nationaux que sont le territoire, la population qui lui est liée et l’administration qui fixe l’une sur l’autre – moins cependant l’ingrédient moteur, la souveraineté, à quoi était substitué le gouvernement « préposé » dont parle Harmand (d’ailleurs il écrit que ce « gouvernement local » est préposé par le « gouvernement souverain », ce que j’ai traduit par « métropolitain »). Ce faisant, ils ont recréé dans les tropiques le problème qui, en Europe, minait des États multinationaux comme l’Autriche-Hongrie ou la Russie (ou, de nos jours, le Royaume Uni et l’Espagne).
Le nexus territoire-population géré par une administration standardisante – qui imposait une seule loi, une seule monnaie, une seule langue de gouvernement à tous les groupes humains saisis par le territoire – a produit pour ainsi dire naturellement des liens nationaux entre des peuples et communautés jusque-là politiquement indépendants les uns des autres. Cela s’est fait étonnamment vite. Dans les cas que je connais le mieux, il y avait un sentiment national au Niger ou en Haute-Volta (et certainement encore plus ailleurs) dès les années 1930, alors que ces entités n’avaient même pas une génération d’existence. On peut observer cette évolution de façon négative à travers l’existence de sentiments de xénophobie nationale au Niger dirigés dès cette époque contre les « côtiers » (Dahoméens et Togolais, réunis d’ailleurs dans une sorte association défensive « Daho-Togo ») et plus généralement contre ceux qu’on appelait alors « les Aofiens » (c’est-à-dire les ressortissants d’autres territoires de l’Afrique Occidentale Française). Ou de façon plus positive à travers la parution, dès 1965, d’une Histoire du Niger écrite d’ailleurs par un ancien administrateur colonial et qui prétendait – notamment sous la plume de son préfacier, qui n’était nul autre que le premier président du pays – que toute l’histoire des peuples habitant son territoire avait tendu depuis la nuit des temps à la constitution d’une nation nigérienne. Dans cette affaire, le colonisateur n’aurait été qu’une sorte de Deus ex machina.
L’éclosion de sentiments nationaux dans les territoires coloniaux suscita inévitablement l’aspiration à la libération de la nation que chacun d’eux se sentait être, c’est-à-dire l’acquisition, par elle, de l’ingrédient moteur, la souveraineté.
Mais le nationalisme « liberationniste » ou libérateur qui s’éleva de cette situation s’avéra pour le moins complexe. D’une part, il s’agissait de savoir quelle était la nation : doit-on parler d’une nation continentale africaine, voire, comme le disait Cheikh Anta Diop, « nègre » ; ou s’agira-t-il de nations calquées sur les territoires coloniaux ? Et d’autre part, comment ces nations, ou cette nation, allaient-elles se libérer ? (Et bien entendu, je ne parle même pas du problème du communautarisme ethnique qui n’allait pas tarder à apparaître sur la scène et que d’aucuns ont pu appeler un « sous-nationalisme »).
Ici, il faudra forcément être très schématique et marquer deux points pertinents.
Premièrement : dans l’idéal, la nation était africaine, mais à cette putative nation africaine ne correspondait aucun nexus territoire-population-administration standardisante préétablie, comme c’était le cas pour les territoires coloniaux. Pour lui donner corps, il eût fallu mettre sur pied un tel nexus à la taille du continent, depuis Le Caire jusqu’au Cap et de Dakar à Djibouti. Un tel projet était tout simplement impossible à mettre en œuvre dans le contexte de 1960. La libération nationale concerna donc pratiquement les territoires coloniaux, et idéologiquement, l’Afrique – et il y eut de ce fait un nationalisme libérateur pratique (nationalisme ivoirien, congolais, etc. – François Tombalbaye parla de « Tchaditude »), et un nationalisme libérateur idéologique (« panafricain »).
Deuxièmement : il y eut deux méthodes ou approches différents de concevoir la libération nationale, et ces deux méthodes étaient des réponses au siècle colonial, ce phénomène que les paléo-nationalistes n’avaient pas eu à prendre en compte.
La première méthode consiste à concevoir la libération comme une lutte contre le colonisateur, et comme devant mener à une révolution africaine qui mettrait à bas l’ordre colonial ou néocolonial ; et la seconde la voyait plutôt comme un effort de construction de soi, et comment devant mener à une renaissance africaine qui renouvèlerait l’humanité, pas moins que cela.
Je dois dire que c’est en travaillant sur ce sujet que j’ai découvert cette seconde tendance, qui a été complètement éclipsée par l’autre et n’a pas, aujourd’hui, d’héritiers conscients et organisés – bien qu’il y ait de nombreuses personnes qui s’y reconnaîtraient. La différence entre les deux ressemble un peu à celle que certains analystes de l’islam établissent entre le djihad de l’épée et le djihad de l’âme. Dans le premier cas, l’effort est dirigé contre l’ennemi et le monde qu’il domine ; et dans le second, il est dirigé sur soi-même et vise à se transcender soi-même pour renaître nouveau et meilleur. On peut également définir les premiers comme des darwiniens, dans le sens perverti du terme, qui présente la vie comme une lutte sans fin pour la survie ; et les seconds comme des dialecticiens, dans la mesure où ils considèrent qu’un état nouveau sortira du choc des contraires. Enfin, on peut dire que les révolutionnaires darwiniens sont essentiellement des idéologues ; et que les renaissants dialecticiens sont fondamentalement des humanistes.
De qui parle-t-on exactement ? Comme ils sont moins connus, commençons par les dialecticiens ou, comme je crois qu’ils méritent d’être dénommés, les Afro-humanistes.
Les Afro-humanistes étaient des intellectuels qui voulaient établir les moyens de réformer culturellement les nations africaines sur la base d’un rapport productif entre le passé africain et le présent moderne-européanisé. Peut-être à cause des limites de mes champs de recherche, je n’en connais que de francophones. Les plus importants furent Amadou Hampâté Ba (lui qui disait qu’il fallait « mettre le vieux cru dans les outres neuves de la modernité »), Boubou Hama (qui vit « le double d’hier », le passé africain, rencontrer « demain », le futur africain) et Léopold Sédar Senghor.
Le colonialisme leur importait si peu qu’ils n’en avaient pas d’interprétation doctrinale. Hampâté Ba n’en parla guère, sinon sous une forme complexe et concrète (et donc totalement non-doctrinaire) dans ses romans et récits; Boubou Hama en parlait avec irritation (les Français se plaignaient de façon régulière des critiques sans ménagement de ce qu’il appelait « la nuit coloniale ») mais sans qu’elle ne joue un quelconque rôle analytique ou conceptuel dans sa pensée ; et Senghor avait une position qui est bien résumée par un de ses propos dans Liberté 2 : « Replacée dans son contexte, la colonisation nous apparaîtra comme un mal nécessaire – d’une nécessité historique –, d’où doit sortir le bien (…). Si nous sommes pleinement conscients de la portée de l’Avènement, nous cesserons de récriminer : nous serons plus attentifs aux apports qu’aux défauts, aux possibilités de renaissance plus qu’aux morts et aux destructions. (…) Le mal de la colonisation, ce sont moins ces ruptures que la liberté qui nous a été enlevée de choisir parmi les apports de l’Europe, et selon notre génie. » Ce propos est mélancolique. Il a valu à Senghor une volée de bois vert de la part des darwiniens, qui l’ont réduit à ceci, qu’il n’a pas dit : « La colonisation est un mal nécessaire » (Comme les darwiniens dominaient la scène intellectuelle africaine au moment de mon propre éveil intellectuel, c’est sous cette forme falsifiée que j’ai d’abord reçu cette idée de Senghor). En réalité, son propos avait deux intentions : d’abord inciter les Africains à sortir du ressentiment, qui lui paraissait plus un fardeau qu’un stimulant mental ; ensuite regretter le fait qu’étant donné le caractère inexorable de la marche de la modernité – il parle de « nécessité historique » mais dans Consequences of Modernity, Anthony Giddens use de la formule plus frappante de juggernaut, de rouleau compresseur – les Africains n’aient pas eu la possibilité de s’y soumettre librement, à la façon des Japonais par exemple.
D’une certaine façon, ces dialecticiens étaient plus ambitieux que les darwiniens. Comme noté plus haut, je leur donne ce nom ou ce titre parce qu’ils envisageaient la possibilité d’une Afrique nouvelle qui, étant issue du rapport dialectique entre l’Afrique ancienne, précoloniale et l’Afrique moderne, postcoloniale, serait quelque chose de mieux que toutes les deux – et même de mieux que l’Europe. Il en est ainsi parce que l’Afrique des dialecticiens puise à des racines multiples, africaines, islamiques, chrétiennes, modernes-européennes, qui l’enrichissent plus que leur situation mono-racinaire ne peut le faire, par exemple, pour une Europe qui se veut hermétiquement européenne ou un Islam qui reste exclusivement islamique. Ils étaient aussi persuadés que pour que l’Afrique fructifie ce potentiel de diversité, il lui fallait sauvegarder et illustrer son trésor culturel ancien, ses vieilles humanités : d’où l’œuvre profuse de Hampâté Ba et de Boubou Hama, peu scientifique mais très enthousiaste et humaniste (au sens XVIème siècle et « Renaissance » du terme), sur les cultures des espaces africains qui étaient les leurs (le « Soudan occidental »). Senghor et Hama, qui ont eu l’avantage d’être au pouvoir dans leurs pays respectifs, en ont profité pour institutionnaliser ce projet, chacun à sa façon – Hama, qui était plus proche de Hampâté Ba en ce sens, se focalisant sur la collecte des traditions orales et des documents et artefacts culturels anciens,[1]Senghor qui avait un côté « bourgeois français » organisant plutôt des festivals artistiques et une scène culturelle de facture « moderne ».
Le projet afro-humaniste des dialecticiens était de longue haleine, il requerrait un travail à la fois de terrain et de cabinet, des vertus monastiques, un militantisme politique qui n’était pas dirigé contre un ennemi incarné mais, tout au plus, contre un ennemi abstrait (le temps, par exemple, qui, à travers les vieillards qui meurent, brûle des bibliothèques, pour broder sur le mot de Hampâté Ba), et qui tendait surtout à conserver et à construire. L’idée était de donner à l’Africain le sens de la valeur particulière de sa contribution à l’aventure humaine, de le libérer à travers la fierté légitime qu’il en tirera, et qui devra lui donner la force et l’assurance dont il aura besoin pour s’affirmer sans violence ni agressivité, juste à travers le charisme de l’être accompli et le tribut de respect et d’admiration qu’il reçoit de ses égaux. Ce projet n’a pas eu de suite – pour le moment. Ses maîtres d’œuvre ne sont guère connus, et ne sont plus écoutés. Son parangon le plus célèbre, quoiqu’aussi le moins représentatif, Léopold Sédar Senghor, est souvent tenu pour un « modéré », voire un traître et un vendu – caractérisations qu’il doit, on s’en doute, aux intellectuels darwiniens.
Les intellectuels darwiniens se sont moins intéressés que les dialecticiens à l’Afrique en tant que telle qu’aux relations de l’Afrique avec l’Europe ou l’Occident. Le premier à poser clairement le problème qui détermine leur projet et leur aspiration est Du Bois, lorsqu’il annonça, en 1903 (dans The Soul of Black Folks) que « le problème de la distinction de couleur » (« the problem of the color line ») était « le problème du XXème siècle ». Mais pour surprenant qu’une telle affirmation puisse paraître, leur généalogie remonte en réalité au siècle des Lumières et même à certains aspects de la Révolution française.
J’en dirai plus dans la suite de cet écrit.
[1]S’agissant de Boubou Hama, un point assez complet sur ses efforts a été fait par Jérôme Bernussou dans un chapitre de son livre Histoire et mémoire au Niger qui est en libre accès en ligne ici : https://books.openedition.org/pumi/34346?lang=fr