Les stagnations trentenaires
Texte écrit il y a quelques mois et que j'avais omis de poster.
Les évènements politiques du Sahel – les putschs suivis de fièvre souverainiste – ne sont pas aussi exclusivement sahéliens qu’on pourrait le penser. Ici se produit de façon plus abrupte, à cause de l’intense crise sécuritaire, un de ces changements sans changements dont l’Afrique est habituée depuis son indépendance. Ces mutations sans progrès s’inscrivent dans une sorte de cycle trentenaire auquel sont soumis les systèmes de gouvernement, dont les principes muent sans que la situation générale se renouvelle. Chacun de ces cycles commence dans l’euphorie ou la fièvre en proposant une théorie du changement, s’essouffle à mi-parcours, et se met bientôt à croupir comme une mare saumâtre où bouillonnent mécontentements et frustrations. Des mouvements sourds se produisent alors dans les sections politisées de la société contre les principes de gouvernement et la théorie du changement en vigueur sans que cela prenne nécessairement une forme élaborée et organisée. Un nouveau cycle se met alors en place, toujours avec le coup de pouce d’un ébranlement de l’ordre international dont la nature joue un rôle important dans la définition des nouveaux principes de gouvernement et de la nouvelle théorie du changement. Le cas des trois pays du Sahel, Burkina Faso, Mali et Niger, qui occupent l’actualité est intéressant parce que les fins de cycle semblent y être toujours nets et tranchés, sans doute en partie parce qu’il s’agit de la région du continent où les théories du changement produisent le moins de résultats effectifs.
Mais avant de tirer des conclusions, voyons les choses de plus près.
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Le premier cycle trentenaire, qui a duré de 1960 à 1980, était fondé sur l’indépendance, le changement originel pour les pays africains.
Au départ, les principes de gouvernement étaient démocratiques, que cela ait été exprimé en termes de système de Westminster pour les anciennes colonies anglaises ou de système républicain pour les ex-colonies françaises. Mais après quelques mois d’indépendance, les régimes en place ont répudié cet héritage métropolitain et mit en place des régimes politiques autoritaires plus adaptés, selon eux, à l’œuvre de développement, c’est-à-dire à la théorie de changement qui justifiait leur pouvoir. Ladite théorie de changement définissait le développement comme une transformation structurelle de l’économie qui la ferait passer de son état d’économie de subsistance, dominée par le secteur primaire, à l’état d’économie de consommation, dominée par les industries et les services. Cette transformation économique devait s’accompagner de changement sociaux et mentaux, sous encadrement d’un État stratège et planificateur.
Ce projet de construction de nations modernes et prospères commença à prendre l’eau dès les années 1970 et, plombé par la crise de la dette et la faillite généralisée de ses plans, il avait perdu toute crédibilité au début des années 1980. Au cours de cette décennie « perdue », les Africains eurent l’impression d’avoir payé très cher, par l’autoritarisme, un bien, le développement, qui leur avait finalement échappé. Durant cette période, il apparut à une partie des élites africaines que la démocratie était la voie à suivre pour atteindre ce graal qu’est le développement.
Cette nouvelle croyance, que l’on peut détecter par exemple dans les débats qui agitaient la revue du Codesria, Afrique et développement, et qui se manifestait dans les contestations auxquels les régimes autoritaires durent faire face de façon toujours plus radicale au long de la décennie, reçut un coup de fouet décisif avec la chute de l’URSS en 1989. À partir de ce moment, les États-Unis et leurs alliés, parmi lesquels l’idéologie régnante associait démocratie et développement par voie de néolibéralisme, n’eurent plus à prendre des gants avec les régimes africains autoritaires. Une ère nouvelle s’ouvrait, où il était devenu possible de promouvoir la démocratie, notamment par la promesse d’une inclusion dans le pacte occidental, devenu d’autant plus alléchant qu’il était désormais, par défaut, le seul disponible.
Bien entendu, les régimes autoritaires n’acceptèrent pas leur arrêt de mort les bras croisés. Ils entrèrent en lutte avec leurs populations, faiblement soutenues par un Occident où leurs aspirations n’étaient guère comprises. Et si dans certains cas ces luttes réussirent à déboulonner les systèmes autoritaires (ce fut le cas notamment au Mali et au Niger), dans bien des cas, lesdits systèmes survécurent au coup de grisou, bien qu’ils aient presque toujours été contraints d’adopter quelques formalités démocratiques. Parfois, d’ailleurs, ces formalités n’étaient pas complètement dépourvues de conséquence : au Burkina Faso, par exemple, elles contraignirent le régime de Blaise Compaoré à s’engager à reculons dans un processus de démocratisation qui ne connut son bref aboutissement qu’en 2014.
Bref, vers 1990, trente ans après les indépendances, un nouveau cycle avait commencé.
Ce cycle, comme le précédent commença avec des belles promesses. Si, en 1960, la libération nationale fructifiée par un régime autoritaire devait mener au progrès et à une économie industrialisée, en 1990, la démocratisation, fructifiée par un régime libéral devait mener au respect des droits humains et à une économie de marché. Dans cette nouvelle phase, le développement était censé découler de l’intégration de l’économie nationale à l’économie mondiale, à qui elle fournirait des produits ou des facteurs (force de travail, terres) dotés d’avantages comparatifs, et de qui elle recevrait le capital nécessaire à l’investissement dans des secteurs capables de réduire la pauvreté et de booster la croissance.
Seulement, les choses ne se passèrent pas ainsi pour l’Afrique. Dans l’économie mondialisée, elle était devenue le continent marginalisé par excellence, celui dont la participation au commerce mondial atteignait à peine les 2% dudit commerce. Dans ce pourcentage déjà insignifiant en lui-même, la fraction qui revenait aux pays du Sahel était infinitésimale, et la déception des Africains et des Sahéliens est donc compréhensible. Après tout, ces pays ont renoncé à leur projet de développement national en espérant y gagner au change à travers l’intégration au commerce mondial, mais se sont, au final, retrouvés le bec dans l’eau. On peut dire, bien sûr, que ledit projet de développement national avait de toute façon échoué, mais cela est discutable, puisqu’il est loisible de dire, aussi, qu’il a été sabordé de façon prématurée par la dette et les nouveaux dogmes économiques imposés par l’Occident, à travers son système de coopération, à des pays trop vulnérables pour opposer la moindre résistance.
Par ailleurs, la démocratie, comme jadis le régime autoritaire, s’est vite essoufflée, et cela sous deux aspects. Premièrement, son échec dans le domaine du développement est devenu patent dès les années 2000, c’est-à-dire dans les mêmes délais – dix à quinze ans – que pour les régimes autoritaires, lors du premier cycle ; deuxièmement, l’échec de son projet politique, celui d’une vie politique stable, libre et respectueuse du droit et des droits a aussi commencé à provoquer déceptions et désappointement à la même époque.
Ce second problème est particulier au régime démocratique. Le régime autoritaire n’a pas d’idéal et ne respecte pas les droits humains. Il ne demande que la discipline, qu’il est prêt à imposer de manière violente et par des voies extrajudiciaires. Mais le régime démocratique promettait pratiquement une nouvelle civilisation. C’est un régime au sens plein du terme, c’est-à-dire associant les institutions politiques à une culture particulière, celle de la société ouverte. Pour qu’un tel régime réussisse à s’implanter, il eût fallu qu’il y ait un véritable mouvement démocratique – c’est-à-dire constitué par des personnes d’esprit libéral et démocratique – assez organisé pour pénétrer le pouvoir d’État et répandre ses idéaux dans la société, à la façon dont l’ont fait, dans les pays du Sahel, et pour des idéaux opposés, les mouvements salafistes. Le fait d’adopter des constitutions et des institutions labellisées démocratiques ne suffit pas à établir un régime démocratique – si les personnes qui y acquièrent le pouvoir ne croient pas en ses idéaux et sont, en réalité, des autoritaires qui, pareils à des caméléons ou à des perroquets, savant prendre les couleurs nécessaires et user des mots qui conviennent. Dans un récent essai pour le Grand Continent, où il est aussi question de cycles, Achille MBembe a parlé à ce sujet de « multipartisme sans démocratie » – on peut dire mieux, ou pis encore : multipartisme sans démocrates.
Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que les Africains ne croient pas en la démocratie. Il y a, bien sûr, un malentendu. Les élites africaines n’ont jamais donné ses chances à la démocratie, mais comme ils ont décoré de ce nom la charade qui leur tenait lieu de système politique, il est normal que les populations rejettent la chose, même si, en réalité, ils n’en ont jamais vraiment joui. Certains effets de la constitution démocratique ont existé et existent encore en Afrique : élections, libertés d’expression et d’association. Cela n’est pas négligeable, mais cela a souvent été douteux (élections) ou précaire (libertés). En Afrique, la démocratie est restée un plat dont les gens ont humé les odeurs sans jamais pouvoir s’en nourrir.
Aujourd’hui, trente ans après, il y a, dans la plupart des pays africains, une convergence d’opinion entre les populations et une partie des élites pour rejeter le programme de 1990, « démocratie et développement ». Aux mouvements démocratistes des années 1980-90 répondent aujourd’hui des mouvements souverainistes ou néonationalistes, dont le discours nous ramène à celui de la libération nationale des années 1960, et dont le régime politique rêvé est un gouvernement culturaliste aux contours mal définis, qui se dit parfois « démocratique à l’africaine », à cause du prestige normatif encore subsistant de l’idée démocratique, mais qui, s’il était mis en œuvre, serait foncièrement autoritaire. Le modèle, ici, pourrait être le régime de Vladimir Poutine, qui retient quelques formalités démocratiques mais repose en fin de compte sur l’arbitraire légalisé, la violence physique et le nationalisme militant. On en voit déjà, aujourd’hui, les relents au Mali, encore plus au Burkina Faso, bientôt, sans doute, au Niger. Mais il existe ailleurs également sur le continent sous des formes moins tonitruantes, notamment en s’immisçant par la bande dans les systèmes qui souscrivent encore, en apparence, à la philosophie libérale-humaniste de la démocratie.
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Bref, un nouveau cycle semble commencer, avec des formes assez précises au Sahel. Il est plus confus que les deux cycles précédents au sujet de ce qu’il veut faire, et n’est clair que dans ce qu’il rejette – c’est-à-dire tout ce qui semble s’opposer à sa prise de pouvoir ou irrite ses obsessions souverainistes. Peut-être ne durera-t-il pas trente ans : il semble plus nettement destiné à la faillite, car moins soucieux des complexités du réel et des périls du monde. Ses premières victimes seront ceux qui le célèbrent le plus en ce moment, les populations du Sahel : il est vrai qu’elles sont accoutumées aux souffrances et que leurs élites sont habituées à leur demander tous les sacrifices.
“En Afrique, la démocratie est restée un plat dont les gens ont humé les odeurs sans jamais pouvoir s’en nourrir.” Formidable. Même dans d'autres démocraties établies, nous ne pouvons voir que la table où nous étions assis autrefois. Un repas inaccessible.
Vraiment un délice de vous lire. Article écrit avec objectivité et sans passion. Vous êtes un vrai intellectuel. Tous mes encouragements