« La leçon la plus importante à tirer de ce qui s’est produit en Ukraine est qu’un pays faible doit obéir à un pays fort. Toute résistance mènera à un résultat désastreux. » C’est le texte du tweet que le consul général de Chine à Osaka a émis au lendemain du jour où Vladimir Poutine a déclenché ce qu’il pensait être une simple expédition impériale sur Kiev. Le consul pensait apparemment que l’expédition allait se conclure rapidement par un succès total, ce que Poutine avait dû assurer à son grand chef, Xi Jiping.
Notre espèce ne change pas. Suivant un consensus des gens qui l’étudient, nous sommes issus d’une variante tardive de homo sapiens, ayant supplanté une première sous-espèce après que cette dernière ait elle-même damé le pion aux autres variétés d’humains qui ont, à un moment donné, frayé leur chemin dans les labyrinthes biscornus de l’évolution des espèces. Notre atout compétitif ? Moins de testostérone. Chez nous, l’équilibre entre la propension au conflit et celle à la collaboration s’est établi en faveur de la seconde, ce qui a favorisé les échanges, l’accumulation et le progrès des passions douces contre lesquelles les premiers homo sapiens testostéroneux étaient peu armés. Mais c’était sans doute un avantage marginal, puisque l’agressivité testostéroneuse reste encore très importante parmi nous, formalisée en particulier par le fait que le leadership politique est resté, à travers l’histoire de l’humanité, de façon prédominante, un attribut des hommes plus que des femmes, et un attribut fondé sur l’institutionnalisation de l’agressivité, à savoir la force armée. Il se peut bien que la seule révolution capable de nous faire évoluer hors de cette ornière soit un leadership politique des femmes plus important que celui des hommes, « à part, bien sûr, Madame Thatcher », comme le chantait Renaud.
Et comme disait un autre baladin, Mark Knopfler,
“Well alas we’ve seen it all before (…)/The same old fears and the same old crimes/We haven’t changed since ancient times”.
Ayant lu le tweet chinois, ces pensées mélancoliques m’avaient visité parce que je travaille actuellement sur un livre dont l’ancrage principal est l’histoire de l’Empire songhay, et que la manière dont cet État nigérien (au sens du fleuve) a été détruit rappelle de façon pour le moins extraordinaire ce qui aurait pu arriver à l’Ukraine – suivant les attentes de ce froid diplomate chinois par exemple – tout en annonçant le chapitre de l’histoire mondiale qui a donné naissance aux expéditions impériales telles que nous les connaissons depuis quatre siècles.
L’Empire songhay a été détruit par une expédition impériale marocaine qui diffère de celle de Poutine en ce qu’elle était mieux préparée, quoique tout aussi pleine d’une arrogante certitude de succès facile (certitude qui, malheureusement, s’est avérée justifiée dans ce cas précis).
L’expédition marocaine a quitté Marrakech, alors capitale d’un empire dirigé par l’ambitieux autocrate Moulay Ahmad Al Mansour, en novembre 1590, et elle a emprunté les routes caravanières bien connues du Sahara occidental, avec la ferme intention de réaliser ce qui allait s’avérer un exploit logistique peu commun.
L’expédition comprenait – suivant un rapport écrit à l’époque par un émissaire espagnol présent à Marrakech – 2000 arquebusiers à pied, d’origine espagnole pour la plupart ; 500 arquebusiers à cheval ou spahis, également espagnols en majorité ; 1500 lanciers arabes, ce qui faisait un total de 4000 combattants soutenus par un convoi logistique qui comprenait 600 sapeurs, 1000 conducteurs de chameaux, 8000 chameaux, 1000 chevaux de bât, 180 tentes, 300 quintaux de poudre, 10 quintaux de pulvérin, 300 quintaux de plomb, plus un approvisionnement considérable de morions (casques de fer), de fer, d’acier, d’étoupe, de poix et résine, de goudron, de cordages, de bêches, pics et autres outils de maçonneries, et une artillerie comprenant six pierriers et plusieurs canons anglais, dont deux faisaient la charge d’un chameau.
À la manière de Poutine, Al Mansour avait décidé que le Songhay n’avait pas le droit d’exister. Il devait, selon lui, être la propriété naturelle du commandeur des croyants qu’il était, en tant que sultan chérifien (descendant prétendu du Prophète). Ses motivations géopolitiques étaient un peu plus mêlées que celles de Poutine. Comme Poutine, Moulay Ahmad pouvait exciper d’une crainte d’encerclement par une entité assez similaire à l’OTAN, l’Empire ottoman. Le sultan ottoman se posait comme le véritable commandeur des croyants, unique superpuissance du monde musulman et il considérait, à la manière dédaigneuse des Américains vis-à-vis de la Russie, que le Maroc n’était qu’une simple « puissance régionale » d’Afrique du Nord. En 1548, Soliman le Magnifique, empereur ottoman, envoya un médiateur au Maroc pour offrir ses bons offices dans un conflit opposant le sultan chérifien avec un autre prince maghrébin. L’envoyé du « Noble État » qualifia le Marocain de « chef de clans arabes ». Piqué, ce dernier décora Soliman, dans sa réplique, du titre de « sultan des pêcheurs et des barques », propos qui trivialisait la puissante marine turque (les chroniqueurs rapportent que cette pointe fut purement orale, ce qui sauvegarda les apparences diplomatiques).
Les Ottomans avaient fini par prendre dans leur filet de pêche tout le Maghreb actuel moins le Maroc, et ils avaient réussi à s’attirer l’allégeance du sultan du Bornou, un État de la région du lac Tchad, allégeance que le Maroc leur disputa longtemps en vain. (Encore en 1898, lorsque la colonne du capitaine français Cazemajou approcha de la ville de Zinder, actuellement dans l’est du Niger, le roi du cru lui envoya un émissaire qui l’avertit du fait que le sultanat de Zinder, en sa qualité d’émanation du Bornou, était un vassal des Ottomans – allégeance dont, à cette époque, ces derniers n’avaient à vrai dire guère connaissance).
S’emparer du Songhay était donc un moyen de « challenger » les Ottomans et de réaffirmer le statut de grande puissance islamique du Maroc.
Mais le Maroc entendait aussi tenir une place dans un autre « grand jeu », celui de l’impérialisme colonial en voie d’invention par ses voisins ibériques.
Al Mansour, dont le surnom veut dire « Le Victorieux », était arrivé au pouvoir en effet à la suite d’une victoire du Maroc, la plus importante que le royaume chérifien ait jamais remportée avec celle de Tondibi (contre le Songhay), celle qui survint à la bataille de Ksar Al Kabir (« La Grande Citadelle), sur les rives du Wadi Makhazin, en août 1578.
Le roi du Portugal, Sébastien Ier, un Don Quichotte couronné (« Il était », écrit un de ses biographes, « en proie à une continuelle surexcitation de corps et d’esprit… Le merveilleux le séduisait facilement »), avait envahi le Maroc en lançant ce qui fut la toute dernière croisade de la Chrétienté. Bien que les Marocains aient, au début, été terrifiés par cette agression, Sébastien fut si complètement vaincu qu’il fut tué sur le champ de bataille, emportant dans la tombe une partie considérable de la noblesse et du clergé portugais. Les survivants furent capturés et les rejetons de famille noble durent acheter leur libération au prix fort. La catastrophe fut totale pour le Portugal, puisqu’avec Sébastien, qui n’avait pas encore d’enfants, la dynastie nationale des Aviz s’éteignait (il avait un oncle cardinal qui régna brièvement après lui). Le Portugal fut incorporé dans le royaume d’Espagne pour plusieurs décennies.
Mais Sébastien ne fut pas le seul monarque à perdre la vie à Ksar al Kabir : le sultan du Maroc, Abou Marwan abd-al Malik périt aussi d’une maladie dont il souffrait avant la bataille et qui fut aggravée par les labeurs militaires. Cela laissa le champ libre à son frère Ahmad, qui arriva donc au pouvoir par cette voie providentielle d’une victoire inespérée, qui, en plus, remplit son trésor à ras bord de la manne de la rançon.
Cela lui ouvrit peut-être davantage les yeux sur les sources transocéaniques de la richesse des Ibériques. Il envoya une ambassade à Londres pour tâcher, en quelque façon, de prendre des parts dans l’espèce de OPA qu’Elizabeth Iere projetait plus ou moins sérieusement sur les possessions américaines des Espagnols. Et puis il se dit qu’après tout, il pouvait avoir son Eldorado à l'autre versant du Sahara, dans ce « pays des Noirs » qui, depuis toujours, regorgeait d’or. Songez à tout ce que l’on pourrait faire avec tout cet or : rabattre leur caquet aux Ottomans, reprendre l’Andalousie, pensionner toute la cléricature musulmane jusqu’au Hidjaz pour en faire ses créatures, et tant et plus.
Il y eut des objections : ces Noirs n’étaient-ils pas musulmans ? Ils ne l’étaient pas tous, et dans la mesure où ils l’étaient, ils refusaient d’obéir au commandeur des croyants (la fable du loup et de l’agneau se joue souvent dans l’univers géopolitique). C’était donc des espèces d’hérétiques (comme les Ukrainiens de Poutine sont des Nazis, en somme).
Ahmad avait fait monter en mayonnaise une querelle qu’il avait avec l’empereur songhay sur des salines situées au nord du Sahara, pas très loin de ses domaines, mais contrôlées par Gao (les salines avaient, au pays des Noirs, où le sel manquait presque totalement, la valeur des épices des Indes pour les Européens de l’époque). Comme le Songhay refusait de lui céder lesdites salines, il en fit un casus belli à soubassements théologiques : ce refus était assimilé à une violation des normes religieuses voulant que les mines appartiennent au calife, non à ses « lieutenants ». Le clergé de Marrakech approuva ces vues tendancieuses. (le Patriarche Kiril les applaudirait sans doute avec l’enthousiasme d’un collègue sachant apprécier les « bons procédés »).
La seconde objection concernait la difficulté de l’entreprise. On rappela à Ahmad que d’autres souverains avant lui en avaient eu l’idée mais avaient reculé devant le caractère pour le moins fantastique d’une telle équipée. Ahmad balaya cette contestation en rappelant que contrairement à ces anciens souverains, dont l’armement était semblable à celui des Noirs (arcs et flèches, lances et sabres), il disposait de fusils et de canons, choses totalement inconnues sur les bords du Niger.
On peut admirer au moins le sens de l’efficacité et de l’opportunité de Ahmad, quoiqu’il ait été mis au service de buts néfastes. Il s’équipa de l’armement nécessaire avec une rigueur rare. Dans la liste que j’ai dressée plus haut, j’ai omis de mentionner même des composantes de petits bateaux, car les envahisseurs s’attendaient à affronter les Songhay sur l’eau (sur les cartes arabes du Soudan occidental, la région des lacs du moyen Niger était qualifiée de « bahar », terme arabe qui s’applique à toute grande étendue d’eau, mais surtout aux mers). Ahmad avait, on l’a vu, recruté des mercenaires espagnols, très habiles avec ce type d’armes, et le type même d’hommes qui ont conquis les empires précolombiens d’Amérique du Sud. Par ailleurs, il entretint des espions à Tombouctou et Gao qui le renseignèrent sur la crise politique chronique, au sommet de l’État, dans laquelle était tombé le Songhay à la fin des années 1580.
Si l’on examine de près les circonstances qui entourèrent la bataille de Tondibi, en avril 1591, il est cependant loisible de dire que ce sont les fusils et canons qui ont donné la victoire aux Marocains, car l’invasion avait reconstitué une sorte d’unité d’urgence autour de l’empereur songhay. J’ai quelques vues sur les raisons de cette union sacrée assez étonnante au vu des bisbilles hautes en couleur qui régnaient auparavant, vues que je ne peux développer ici cependant. L’une d’entre elles se rapporte à une sorte d’esprit d’État très forte dans la monarchie songhay depuis l’époque où elle n’était que le royaume de Gao. Lorsque l’empereur vaincu décida de s’exiler, le Hikoy (« chef des barques », pour ainsi dire, c’est-à-dire le commandant de la flotte fluviale de l’empire et premier personnage de l’État après le monarque) réclama instamment qu’il laisse derrière lui son fils aîné, qui, lui fit-il savoir, appartenait à l’État, non à son père (style « le roi est mort » ou, en l’occurrence « le roi a fui, vive le roi ! »).
Quoiqu’il en soit, les Marocains pouvaient dire, comme l’a déclamé plus tard le poète anglais Hillaire Belloc à propos de la conquête coloniale britannique en Afrique : « Whatever happens we have got the Maxim gun, they have not ! » Ou comme l’a dit le consul chinois à Osaka, en février dernier : « un pays faible doit obéir à un pays fort, sinon c’est le désastre pour lui ».
En somme, l’aventure songhay de Moulay Ahmad était une expédition coloniale. En fait, elle aboutit à la première occupation coloniale d’un territoire subsaharien, et suscita aussi, en réaction, la première guérilla et résistance anticoloniale du continent. On ne le voit pas simplement parce qu’il y a, de nos jours, une sorte de réduction automatique – compréhensible mais infondée – de l’impérialisme colonial à l’Europe ou à l’Occident. Et dans la mesure où la modernité subsaharienne commence avec le colonialisme, son premier acte fut la bataille de Tondibi.
Le Maroc ne gagna pas grand-chose à cette histoire et, en détruisant l’espèce d’ordre maintenu par les Songhay, ne fit que plonger le Soudan occidental (ce qu’on appelle Sahel aujourd’hui) dans le contexte qui généra les affres qu’il vit encore aujourd’hui.