En dehors d’assurer leur sûreté, il n’y a rien qui fasse vraiment sens dans les actes des juntes du Sahel. Ainsi, il peut paraître curieux que des gens qui ont pris le pouvoir au nom du panafricanisme (entre autres raisons avancées) sabotent le panafricanisme en extrayant leurs pays de la CEDEAO. En dehors peut-être des gauchistes occidentaux et des intelligentsias africaines, qui s’intéressent moins à la réalité du Sahel qu’au romantisme de l’anti-impérialisme-occidental, peu de gens auront pris au sérieux le panafricanisme des juntes sahéliennes. Je ne crois pas qu’elles mêmes l’aient jamais pris au sérieux un seul instant: c’était du théâtre politique.
Ce qui est vraiment sérieux à leur yeux, c’est leur sûreté.
Qu’est-ce que la CEDEAO pour elles? Deux choses: une prétention à les forcer à restaurer le régime démocratique, et un refuge proche pour les seuls opposants qu’ils n’ont pas réussi à réduire au silence ou à mettre en prison. Un double danger, normatif et politique. Une source, en effet, de destabilisation, terme qui leur est cher et qu’ils appliquent à leurs pays alors qu’il se rapporte, en réalité, à leur pouvoir. (Elles se souviennent que c’est en déstabilisant le pouvoir des civils élus qu’elles en sont arrivées là où elles sont).
Lorsqu’on inspecte la chronique des actions des juntes on ne voit que ceci: arrestations et enlèvements des opposants, harcèlement des diplomates et des ONG, fermeture de l’espace public, surveillance et infiltration de la population civile par des délateurs, etc.
(En plus, bien sûr, de la querelle avec les opérateurs miniers, qui entre, elle aussi, dans le cadre de la survie, mais cette fois sur la plan économique.)
Ce sont des régimes en état de siège, et qui frappent aveuglement de gauche et de droite pour se garder de tout danger.
La CEDEAO représente de ce point de vue le danger le plus complexe. Je comprenais leur décision de s’en extraire dans le sens où leur survie au pouvoir est plus importante à leurs yeux que l’intégration régionale ou les intérêts de leurs populations. Mais comme j’ai eu à l’analyser ailleurs, porter atteinte à ces intérêts était tout de même un risque. Les forces extérieures ne cherchent pas à “déstabiliser” les juntes, qui en sont réduites à concocter à ce sujet des histoires à dormir débout, comme des milliards distribués dans des valises aux couleurs pastel; mais elles ne survivraient pas un instant à une agitation populaire à l’intérieur des pays.
La conscience politique sahélienne étant quelque chose de très anecdotique, et le désir d’homme fort et de pouvoir militaire étant bien enraciné dans une frange importante de la population de cette région du monde, ce risque restait minime jusqu’à ce que les juntes l’aggravent en privant ladite population de sa liberté économique dans l’espace CEDEAO — étant entendu que cet espace est la principale soupape de sécurité pour des États qui se sont jusqu’à présent montrés totalement incapables d’organiser le développement et la prospérité de leur économie. S’isoler hors de la CEDEAO était le meilleur moyen de faire sauter cette soupape de sécurité.
Mais rester dans la CEDEAO, c’était s’obliger à subir ses règles et sa diplomatie.
Que faire?
La réponse a été de faire savoir à la CEDEAO que les juntes laissent les frontières ouvertes aux ressortissants de la CEDEAO tout en maintenant leurs pays hors de la CEDEAO. Le bénéfice potentiel est double: la liberté de circulation serait maintenue, et les juntes se réserveraient toutefois le droit de la limiter ou de la restreindre quand cela leur semblera nécessaire à leur survie, intérêt n°1.
Bien sûr, ce plan marcherait si la CEDEAO acceptait la réciprocité.
Pour l’instant, ladite CEDEAO n’a dit ni oui, ni non.
La CEDEAO est objectivement en situation de force vis-à-vis des juntes, mais elle ne raisonne pas à partir de cette situation. Elle pourrait très bien camper sur ses principes, à savoir, accepter les juntes comme autorités de fait et non autorités légales et les pousser à la négociation par (1) des sanctions visant l’économie officielle de leurs pays tout en épargnant l’économie réelle (c’est-à-dire, concrètement, la libre circulation des citoyens sahéliens), et en faisant comprendre aux populations qu’elle est de leur côté par des mesures visant à protéger les activités dans ladite économie réelle, et (2) des concessions, récompenses et garanties aux juntes en échange d’un programme de retour à la légalité démocratique.
Mais les régimes ouest-africains ne pensent pas, comme les juntes, jouer leur survie. L’affaire sahélienne est, pour elle, non pas tant un problème vital à résoudre qu’un désagrément dont il faut se débarrasser avec le moins d’énergie possible.
Et ça, pour le coup, c’est du mauvais panafricanisme.
La construction de l’unité africaine ne passe pas tant par la lutte contre l’étranger (comme l’imaginent les panafricains de droite et d’extrême droite genre Kémi Séba) que par le combat contre ses propres démons intérieurs. L’histoire d’un pays (ou d’un continent en l’occurrence), c’est, comme l’a dit Michelet, “le travail de soi sur soi”. Mais encore faut-il avoir des principes sains pour ce faire. C’est ce dont manque le plus le panafricanisme, et c’est ce que ses intelligentsias obsédées par l’Occident ne songent pas à lui donner. C’est le travail qui aurait dû succéder à celui de la lutte pour l’indépendance, et que les paresseuses générations actuelles ne veulent pas faire, préférant croire qu’elles en sont encore en 1960. (Les juntes sahéliennes ont exploité à fond cette façon de voir des intellectuels de leurs pays, jetant d’ailleurs ensuite l’écorce après avoir bien pressé le jus).
La CEDEAO reflète ces choses. Elle n’a pas de principes directeurs. Seul lui lui reste le réalisme de la soupape de sécurité: tous les présidents savent quelle énorme valeur ajoutée la CEDEAO représente dans ce sens, et même si elle est de fait plus importante pour le Sahel, sa région la plus déshéritée, il vaut mieux éviter de mettre cela en péril d’une manière générale. C’est le principe de réalité.
En somme, la tragicomédie continue, interminable — “Paix sur terre aux hommes de bonne volonté” a dit Luc l’Évangéliste. Et tribulations aux hommes de mauvaise volonté?
Excellente analyse comme d'habitude. 👌🏽
Mille mercis de vos analyses très poussées. Pour un citoyen français comme moi qui ne comprend pas grand chose à la politique en Afrique, vous donnez des clés d'entrée absolument essentielles. Sachez que je vous lis très régèlièrement et regrette que vos publications ne soient pas assez fréquentes
à bientôt
Jean-Pierre AUBERT