Ce billet a été écrit en octobre 2018, lors d’un voyage en Guyane française. Il n’a pas grand chose à voir avec ledit lieu, que je ne mentionne qu’à cause d’une référence qui s’y trouve. Le billet fait écho, de façon complexe, à d’autres notes plus récentes publiées ici.
[Cayenne] Réveillé aux petites heures à cause du jetlag, et commencé à relire, par pur hasard, L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme de Max Weber. Dès l’avant-propos, le livre me tombe des mains. C’est un étalage de l’eurocentrisme le plus immodéré, sur plusieurs pages – et comme entrée en matière d’une étude à prétention scientifique et universelle. Je suis peut-être sensible à cela – je veux dire d’autant plus sensible à cause d’une conversation, avant-hier, avec un jeune médecin malien qui prêche un péché similaire, l’afrocentrisme. Il m’a notamment fait savoir qu’il fut jadis « universaliste », dans le sens où il croyait en l’existence de valeurs et principes universels sur la foi de son instruction scolaire à l’occidentale – et il récuse la science moderne qu’il qualifie de « science occidentale », allant jusqu’à qualifier sa propre vocation médicale d’une forme de traîtrise. Je l’appelle malien, mais il me dit ne pas être malien, ne pas reconnaître l’existence des Etats-nations africains, être uniquement et exclusivement africain. Toutes choses faites pour m’impatienter à cause de l’enfermement idéologique qu’elles supposent – d’ailleurs il est tout à fait impossible de faire valoir quelque fait ou quelque argument que ce soit à son oreille fermée à tout ce qui n’est pas le discours bétonné du nationalisme africain. Le point le plus irritant, c’est que je comprends l’origine de ce discours, ainsi que la colère et la passion qui l’inspirent, mais je suis consterné par l’espèce de stupidité qu’il fomente. Et c’est cette même stupidité que je retrouve, comme en miroir inversé, chez Weber : « À quel enchaînement de circonstances », se demande-t-il dès le premier paragraphe de son avant-propos, « doit-on imputer l’apparition, dans la civilisation occidentale, et uniquement dans celle-ci, de phénomène culturels qui – du moins aimons-nous à le penser – ont revêtu une signification et une valeur universelles ? » L’incise, « du moins aimons-nous à le penser », semble indiquer que Weber lui-même savait qu’il était en train de faire là du bullshitting comme dit l’anglais, ce qui ne l’empêche pas de continuer : « Ce n’est qu’en Occident qu’existe une science dont nous reconnaissons aujourd’hui le développement comme « valable » ». Les guillemets rappellent la conscience du bullshitting, mais tous les paragraphes suivants sont une démonstration spécieuse du caractère exceptionnel de la « civilisation occidentale » (la Grèce et ses descendants spirituels) par rapport à la Chine, l’Inde, l’Islam, civilisations aux efforts certes admirables – insiste Weber – mais toujours et perpétuellement déficientes sur tout ce qui importe – par rapport au progrès rationnel – dans tous les domaines. Tous. Non seulement ceux du savoir, mais même dans un domaine aussi ineffable que la musique, où Weber sort cette fanfaronnade qui, je l’avoue, m’a fait éclater de rire : « D’autres peuples ont eu probablement une oreille musicale plus développée que la nôtre ; à coup sûr, ils ne l’avaient pas moins délicate. Diverses sortes de polyphonies ont été largement répandues dans le monde. On trouve ailleurs que chez nous le déchant, le jeu simultané de plusieurs instruments. Mais la musique rationnellement harmonique – contrepoint et harmonie – ; la formation du matériel sonore à partir des accords parfaits ; notre chromatisme et notre enharmonie, non pas rapportés à un système de distances, mais, depuis la Renaissance, interprétés en termes d’harmonie rationnelle ; notre orchestre groupé autour du quatuor à cordes, avec son ensemble organisé d’instruments à vent et sa basse continue ; notre système de notation, qui a rendu possibles la composition et l’exécution de la musique moderne et en assure l’existence durable ; nos sonates, symphonies, opéras – bien qu’il y eût dans les arts musicaux les plus divers musiques à programme, altérations tonales et chromatisme – et le moyen de les exécuter, c’est-à-dire nos instruments fondamentaux : orgue, piano, violon, etc. –, voilà qui n’existe qu’en Occident. »
De même, nous assure-t-il, pour l’organisation sociale et politique : d’autres humains ont été inutilement ingénieux, seul l’Occident l’a été pour un bénéfice rationnel – et donc universel.
Je me souviens de mes sentiments lors de ma première lecture de ces pages, en un temps où je devais avoir tout au plus vingt-cinq ans : certainement de l’humiliation et de l’humilité (Weber ne mentionne même pas l’Afrique au nombre des civilisations qu’il a choisi de dédaigner avec des précautions d’autant plus irritantes par leur fausse apparence d’honnêteté intellectuelle – l’Afrique, semblait-il, ne méritait même pas son dédain) ; cela nuancé d’un sens historique demi-habile (comme dirait Pascal), du style : oui, mais il écrivait au début du XXe siècle (excuse que je sentais bien vaguement impertinente puisque Weber était néanmoins déifié comme une manière de fons origo par l’université occidentale de la fin du XXe siècle). Dans l’ensemble, je ne pus lui refuser mon assentiment – parce que, comme le Malien, j’étais moi aussi universaliste.
Pour le Malien, l’universalisme s’est effondré face à la réalité du particularisme européen (français), lorsqu’il a poursuivi ses études en France. C’est une expérience vécue par nombre de jeunes africains qui sont partis en France imbus des idées acquises dans nos universités francophones sur la valeur universelle de la science, du droit, de la démocratie, de l’art, etc., et qui se trouvent confrontés, en France, au nationalisme européen (sous ses espèces françaises) tel qu’il se traduit en multiples sentiments de supériorité (culturel, racial, linguistique, artistique, historique, etc.) avec pour résultat un appel impératif à l’assimilation – à la création d’une homogénéité artificielle basée sur l’adhésion à des valeurs et idéaux qui sont en même temps présentés comme étant universels et pourtant particuliers à la nation française, si bien que pour y accéder, l’on se doit de renoncer à des valeurs et idéaux « communautaires », qui sont à rejeter comme étant, littéralement, sans valeur. La violence du procédé aboutit à une violence réactive correspondante que j’avais déjà détectée, en Afrique, chez nos nationalistes maison qui paraissent souvent plus obsédés par la France et l’Occident que par l’Afrique. Ils idéalisent cette dernière mais l’étudient peu et superficiellement – essentiellement en quête de mythes défensifs. D’ailleurs le retour de bâton d’une telle attitude, c’est qu’ils se retrouvent encore plus humiliés lorsqu’ils sont confrontés aux faillites actuelles, non-idéalisables, des Africains (le Malien, ou « non-Malien », dont je parle a trouvé la parade : toutes les impérities actuelles des Africains, la corruption, l’autoritarisme, etc., proviendraient du colonialisme).
En lisant Weber, je revois la raison pour laquelle j’ai toujours excusé par certains côtés les nationalistes africains. Leur discours est strident et souvent risible, mais il est, en réalité, moins radical, moins extrémiste (si tout aussi grotesque) que le discours du nationalisme occidental. Nous ne percevons pas le caractère radical du nationalisme occidental parce qu’il est dominant. Ce qui est dominant paraît toujours naturel à l’œil non averti – on s’en aperçoit bien quand on voit de quelles choses qui nous paraissent aujourd’hui étranges ou intolérables la généralité sociale s’accommodait sans ambages parfois il y a seulement une ou deux décennies, en dépit de quelques voix dissidentes.
J’ai toujours été trop sceptique pour être un vrai-croyant en quoi que ce soit – y compris cette supériorité de l’Occident dont Weber et bien d’autres se sont faits les chantres. Le résultat est que je n’ai jamais, du coup, ressenti le besoin de défendre l’Afrique, puisque je n’ai jamais cru que ce dont on l’accusait était uniformément exact et la place ténébreuse où on prétendait la consigner était méritée. Néanmoins, il est impossible d’y être insensible lorsqu’on n’entend pratiquement que ça, et lorsque – surtout dans la jeunesse – l’on n’est pas armé pour y résister. Si, de ce fait, une certaine phase d’humiliation et de colère par rapport à cela est pratiquement inévitable, au moins lorsqu’on se fait une conscience des choses et du monde, c’est une défaite que de laisser cela se transformer en idéologie. D’ailleurs la raison pour laquelle le nationalisme africain m’irrite est épistémologique – et c’est, au fond, la même raison pour laquelle le nationalisme européen m’irrite aussi. Les assertions de Weber reflètent non pas une vérité scientifique, mais les croyances idéologiques du nationalisme occidental : nous sommes les merveilleux chevaliers de la Raison et du Progrès dans un monde de civilisations stagnantes et de cultures primitives. C’est la prémisse sur laquelle Weber base l’essentiel de sa réflexion dans bien des domaines, pas seulement le capitalisme. Etant donné ce statut de l’Occident, il incarne, plus que d’autres civilisations, l’essence de l’humanité, et ce qui est dit à son sujet devient alors la base de toute vérité universelle et stable (sinon éternelle) sur l’humanité – en d’autres termes, de toute vérité scientifique. Mais si cette prétention me dérange, ce n’est pas seulement ni principalement à cause du mépris pour autrui qu’elle implique, mais à cause du mépris pour la vérité qu’elle contient.
La quête de la vérité requiert toujours du scepticisme, non pas par souci de relativisme généralisé, mais parce que l’adéquation entre notre conscience du réel et le réel n’est jamais complète et le doute doit conduire la curiosité. Par ailleurs, le genre d’affirmations absolutistes de Weber (nuancées par des guillemets et des circonlocutions qui, en réalité, ne font que les accentuer) et d’autres peuvent être contreproductives parce qu’elles choquent tellement l’intelligence ou la sensibilité des uns et des autres qu’ils se fixent là-dessus et ne voient pas ce que toute cette histoire (de l’Occident) a pu avoir d’authentiquement positif et humain dans sa complexité.
C’est pourquoi il ne faut pourtant pas – justement pas – à partir de là, s’en prendre à l’Occident ainsi prédéfini, car ce serait reconnaître alors qu’il constitue une réalité scientifique – alors qu’il n’est (tout comme l’Afrique, l’Islam, etc.) qu’un phénomène historique de nature politique et économique, et dont le caractère de civilisation singulière est avant tout le résultat d’un discours sur ce dit phénomène historique. Weber participe de ce discours, de façon plutôt naïve et grossière, là où quelqu’un comme Foucault y participe de façon consciente. De fait, Foucault aussi développe son épistémologie sur la base du phénomène Occident, mais en disant que c’est là en effet ce qu’il fait, et en limitant, par là même, la portée de la vérité qu’il confère à ce phénomène. En d’autres termes, Foucault n’est pas universaliste et, tout en ne parlant que de l’Europe, il n’est pas eurocentrique. Exploit peu compris et peu réussi depuis.
Il y a d’ailleurs un contre-discours à ce discours de l’Occident, y compris en provenance d’auteurs inclus dans le « canon occidental » : Montaigne d’abord, sur la base du pyrrhonisme (du scepticisme) ; Pascal, en tant qu’héritier chrétien de Montaigne ; Rousseau à partir d’un discours sur l’histoire naturelle de l’homme ; Nietzsche, à partir de sa critique radicale du discours philosophique tel que constitué par ce que Foucault appelait « l’épistémè occidentale », et qui remonte donc à Socrate et Platon.
Ce contre-discours n’a guère inspiré les foules occidentales, ni même souvent les intellectuels ou savants, ce qui en dit long sur notre propension à l’idéologie. Je veux aller au marché de Cayenne avec mon ordi, mon hôte m’en dissuade, car Cayenne serait un coupe-gorge. Cela me paraît exagéré mais j’obtempère tout de même et prend le premier volume d’une trilogie sur le Moyen Âge, éditée en 1982 par Robert Fossier et que j’avais lue avec plaisir dans les années 1990. Sur la Place des Palmistes, je commence à le lire en sirotant une limonade citron sucrée à la cannelle, et l’avant-propos m’apprend ceci : « Mille ans et plus d’histoire font quelque difficulté à qui voudrait les juger d’une phrase. J’y vois cependant durer et s’implanter jusqu’à nous cinq faits, dont chacun suffirait à assurer une belle place à n’importe quelle culture dans l’aventure humaine ». Suivent une série d’éléments qui, comme par hasard, caractérisent cette idée de l’exceptionnalisme de l’Europe/Occident qui a été expertement dénoncée et remise en cause dans un ouvrage publié une dizaine d’années plus tard – 1993 – par James Blaut, The Colonizer’s Model of the World. Geographic Diffusionism and Eurocentric History.
Après quoi Fossier se défend devant un accusateur imaginaire :
« « Quoi ! diront tous les bons esprits du monde, encore l’Europe ! Vous ne voyez que cela. » Eh oui, telle est bien mon opinion, et il est temps de secouer ces pseudo-complexes dont on nous assomme aujourd’hui : le fait principal dans l’histoire de la planète entre 500 et 1500 est l’apparition du primat de l’Europe. Ni la Chine, ni l’Islam, ni l’Afrique ou l’Amérique ne peuvent en rien y prétendre ; et je n’ai pas à savoir si un bon usage en a été fait par la suite. Mais j’affirme hautement ce trait qu’on ne met pas assez en valeur : de toutes les régions habitables du monde, l’Extrême-Occident est de loin le moins bien pourvu par la nature ; ni amples gisements de métaux, ni pétrole – nous ne le savons que trop –, des limons bien meilleurs autre part, un climat incertain, une végétation irrégulière, des cours d’eau médiocres, un compartimentage extrême. Qui ne sait que l’Asie, l’Afrique, l’Amérique regorgent de possibilités très supérieures, etc., etc., et pourtant, etc., etc. »
Bref, un mélange de tout et de rien (le pétrole au Moyen-Age ? L’Afrique mieux pourvue en habitabilité que l’Europe ?) au service d’une thèse qui n’est qu’un sentiment. Une fois l’avant-propos sauté, le livre vaut la peine d’être lu, mais voilà bien ce que je disais. C’était en 1982, mais vous trouverez ceci sous une autre forme en 2018. Les eurocentriques demeurent majoritaires, et continuent de se plaindre – comme Fossier ici – de la voix toujours minoritaire certes, mais trop persistante à leurs oreilles, de ceux qui tiennent l’autre discours.
L’urgence de se défaire de la domination occidentale explique la naissance de cette idéologie nationaliste anti-occidentale qui demeure vivace chez les Africains et leur diaspora (celle, du moins, ancienne comme nouvelle, qui est en contact direct, voir intime, avec le monde occidental). Le discours occidental, tel qu’on le trouve chez Weber et d’autres, tend ou même plutôt, vise (consciemment ou inconsciemment) à légitimer cette domination – d’où l’impression qu’il faut lui opposer un discours africain sous forme d’« ennemi dans le miroir ». Un discours qui part, en fin de compte, des raisons par lesquelles le discours occidental affirme dans la même thèse le caractère exceptionnel et à la fois universel de l’Occident. Soit le nationaliste occidental Occidentus et le nationaliste africain Africanus :
Occidentus : « Je suis le génie inventeur ».
Africanus : « mais nous aussi on a inventé ceci et cela »
Occidentus : « Je suis le génie bâtisseur »
Africanus : « mais les pyramides, c’était pas nous peut-être ? »
Occidentus : « Je suis le génie politique »
Africanus : « la vraie démocratie a existé d’abord en Afrique »
En ce sens, le nationalisme africain (comme tous les nationalismes d’ailleurs) est un sous-produit du nationalisme européen, qu’il imite tout en le contredisant. Du point de vue de la vérité et de l’humanité, les deux constituent une distraction.
Mais, me dira-t-on, on ne peut pourtant reprocher à ceux qui contestent une domination qui les écrase de la contester. Certes non – mais on peut leur reprocher de la combattre sans la connaître, et sans se connaître.
Très intéressant, je crois le sentiment partagé par beaucoup, mais je le trouve ici particulièrement bien explicité.
Merci pour ce billet. Concernant Foucault, j'ai néanmoins récemment écouté un podcast bien plus critique à l'égard de son rapport à "l'orient" qui pourrait vous intéresser: https://newbooksnetwork.com/foucaults-orient