On insiste beaucoup sur la jeunesse de la nouvelle équipe gouvernante du Sénégal, mais, vue de loin, elle semble être marquée par cette « sagesse » qu’en Afrique on attribue volontiers aux vieux (pas toujours à juste titre).
Elle est surtout sophistiquée, reflétant, par-là, aussi bien le visage que la position du Sénégal dans le cadre général du Sahel. En schématisant un peu, le Sénégal me rappelle à cet égard ce qu’est la région néerlandaise du Randstad (la conurbation Rotterdam-La Haye-Amsterdam-Utrecht qui donne aux Pays-Bas leur réputation de pays ouvert et libéral) par rapport à l’intérieur du pays, ou encore la côte est des États-Unis par rapport aux « États carrés » de l’Amérique profonde. Plus ouvert au monde et plus conscient de la complexité de son être, il tend moins à ces absolutismes doctrinaux et idéologiques qui font de l’évolution d’une contrée une suite de ruptures abruptes et de simplifications périlleuses de la réalité. Il est vrai qu’il est aussi, objectivement, un « gros pays » dans le contexte ouest-africain, ce qui veut dire simplement qu’il est plus intégré au tissu capitaliste mondial et pilote une économie plus lourde, presqu’aussi importante, dans ce contexte régional, que les grosses économies du Golfe de Guinée (Côte d’Ivoire, Ghana, Nigeria). La politique, dans de tels lieux, est tout à la fois plus violente et moins radicale que dans les pays de l’intérieur sahélien. Elle est plus violente car les luttes électoralistes s’y traduisent fréquemment par un taux de mortalité inacceptable ou des pratiques pour le moins musclées de bagarres politiques, par contraste avec l’intérieur sahélien où de telles choses arrivaient rarement. (L’élection de Mohamed Bazoum a été la première, à ma connaissance, où la violence électorale ait causé mort d’homme – deux personnes – au Niger ; au Mali, on a signalé la mort d’un édile lors des dernières législatives de l’ère démocratique, mais cela était le fait des djihadistes). Mais elle est moins radicale car les intérêts objectifs sont plus robustement constitués et organisés dans ces économies plus avancées, et savent se faire entendre de gouvernants qui ne peuvent donc se conduire – comme ceux du Sahel intérieur – en Pères Ubu. (Les militaires au pouvoir, qui gouvernent à coups de déclarations, sont l’aboutissement caricatural de cette logique ubuiste dans l’intérieur sahélien).
Étant donné tout ce que l’on sait ou croit savoir du Pastef, comme également de la violence électorale qui a caractérisé sa résistible ascension au pouvoir, on pouvait s’attendre à une « rupture » aussi fracassante que celle opérée chez ses voisins sahéliens – en sachant d’ailleurs que ce que j’ai noté ci-dessus sur la réalité sénégalaise ne veut pas dire qu’un tel radicalisme y serait complètement impossible. L’histoire est remplie de personnages qui sont allés contre les exigences structurelles de leur contexte d’activité, quitte à provoquer des drames et des déchirements parfois épouvantables. Quel pays plus lourd, complexe et robustement organisé dans ses intérêts objectifs que les États-Unis : et pourtant, on a l’impression qu’avec Donald Trump, un tel sort lui pend plus ou moins au nez.
Mais il n’y a pas, au fond, à être surpris par le fait que le tandem régnant du Sénégal ne fasse pas, comme les juntes du Sahel, de la rupture pour de la rupture. Une telle attitude aurait été un-Senegalese, « non-sénégalaise ».
Je crois qu’ils ont, à un moment donné, parlé de « souverainisme de gauche ». De gauche – je demande à voir. Mais c’est certainement un souverainisme sophistiqué, et, par cela, plus à même d’apporter un réel changement dans le logiciel sénégalais et ouest-africain que les rodomontades stériles de Bamako, Ouagadougou et Niamey. La rupture est une méthode, parmi d’autres : ce qui importe, c’est la fin, qui est l’autonomie.
Le souverainisme est l’attitude consistant à prendre au sérieux cette problématique de l’autonomie. Les dirigeants ouest-africains ne le faisaient pas, et le fait que les juntes du Sahel aient prétendu le faire est l’explication principale de leur popularité. Seulement, il apparaît que dans leur cas, le pouvoir est la fin, l’autonomie, ou plutôt se revendication, étant une simple méthode. Dans le contexte international actuel, et étant donné la très modique intégration des économies de l’intérieur sahélien dans le tissu capitaliste mondial occidentalocentré, cette revendication peut être performative. C’est-à-dire qu’elle peut paraître joindre l’acte à la parole : par exemple, le gouvernement de la junte de Niamey peut expulser les forces armées américaines sous couleurs de souveraineté. Mais en réalité, cela n’est possible que parce que d’une part les sanctions ne signifient pas grand-chose pour des gens qui sont pratiquement « hors-système » de toute façon ; et d’autre par la junte de Niamey a construit une nouvelle dépendance, par rapport à Moscou, qui équilibre la puissance de Washington, mais limite sa prétendue souveraineté. Car, question : cette junte peut-elle virer les Russes aussi bien que les Américains ?
La problématique de l’autonomie n’est évidemment pas aussi simple que ces juntes le proclament, et le tandem Pastef comprend cela, quoique peut-être pas aussi « mathématiquement » qu’il le devrait.
Le monde des États et des nations est profondément inégalitaire et aucune grande puissance n’est juste : le martyre des Palestiniens et des Ukrainiens est là pour nous le rappeler journellement. Dans cette jungle internationale, comment les « petits » peuvent-ils se tirer d’affaire et préserver leur être, suivant la loi posée par Spinoza, du dur désir de durer qu’éprouve tout ce qui existe ? Telle est la question.
À mon avis – mais ce sera l’objet d’une autre réflexion – ces petites entités doivent monter à l’offensive sur la base de deux facteurs non-monopolisables par les puissants : le droit et le « soft power ». (Ce dernier facteur, que l’on néglige parce que la théorie du « soft power » telle que développée par Joseph Nye, semble en faire un ressort exclusif des grandes puissances, est pourtant particulièrement important en ce qui concerne l’Afrique, surtout l’Afrique noire, dont la richesse, la diversité et le dynamisme culturel étourdissants pourraient en faire le « cool kid » du monde si toutes ces choses étaient promues et valorisées de façon intelligente et systématique). Or l’attitude adoptée est presque purement défensive, d’où le fait de toujours se positionner « contre », « anti ». Un problème dirimant d’un tel positionnement, c’est que ce « contre » quoi on s’affirme ne peut être que l’hégémonie en place, celle de l’Occident, si bien qu’au lieu de s’affirmer réellement – c’est-à-dire positivement – on court le risque de se faire récupérer par les puissances contre-hégémoniques, à savoir la Chine et la Russie, et de subordonner son être à leurs calculs et desseins. Ce qui serait aller de Charybde à Scylla ou, comme le dit plus énergiquement le songhay, sortir de la puanteur pour tomber dans la merdasse.
Le Pastef reste dans cette attitude défensive, mais sans pour autant succomber aux sirènes du contre-hégémonisme, ce qui devrait lui permettre de tracer, pour le Sénégal (et peut-être pour l’Afrique de l’Ouest), la voie d’un non-alignement constructif.
Je parlais de « sagesse » à propos des « jeunes » du Pastef, mais c’est surtout de l’intelligence rationnelle, dans le sens où leur politique est basée sur une doctrine, avec ce que cela implique en termes de calcul des moyens et des fins. C’est important car une doctrine fait le lien entre d’un côté les idées et les sentiments, et d’autre part le réel têtu et rebelle au sein duquel on compte faire prospérer ses idées et sentiments. Contrairement aux juntes du Sahel qui, de façon mélodramatique, ont décidé que la France était l’équivalent politique du Iago de Shakespeare – méchant sans rime ni raison – et que si ses « pantins » ouest-africains ne disparaissaient pas ou ne se soumettaient pas immédiatement à leurs raisons il était impossible de leur parler (voir la junte de Niamey avec le Bénin, celle de Ouagadougou avec la Côte d’Ivoire), Dakar accepte que, précisément, on ne négocie qu’avec qui diverge de vous et que ces autres dirigeants africains ont, en somme, le bien de leurs pays en tête, même si d’une manière qui différerait de la leur. D’une manière générale, affirmer sa souveraineté revient à reconnaître celle des autres, non à la mépriser : mais il est vrai que Bamako, Ouagadougou et Niamey prennent désormais leurs leçons à Moscou.
S’agissant de la France, Ousmane Sonko a profité de la visite de Jean-Luc Mélenchon pour lui adresser un message, lequel englobe l’Occident et est très soupesé.
Pour libérer sa parole, il a affirmé s’exprimer en qualité de chef de parti, non de chef de gouvernement. (Cela justifie également d’être côte à côte avec Mélenchon, qui n’est pas un représentant du gouvernement français). Sa danse rhétorique a donc consisté à griffer la France et l’Occident en tant que tribun du Pastef et à l’assurer de sa coopération dans le respect des prérogatives souveraines en tant que chef de gouvernement. Rapportant ses propos, Le Monde a titré sur ce qui pourrait passer pour l’homophobie de Sonko, mais le contenu de l’article révèle une position plus intéressante et qui rend douteuse l’idée que Sonko serait, personnellement, homophobe. D’abord elle n’est pas, en substance, différente de celle adoptée par Macky Sall face à Barack Obama il y a quelques années de cela : « Nous ne sommes pas intolérants, mais nous avons notre rythme ». Et en filigrane, elle souligne surtout le fait que chacun a son histoire. S’il y a une chose que je trouve énigmatique dans les attitudes françaises, c’est bien cette obsession sans nuance (mais une obsession est rarement capable de nuance) pour « le voile » et d’une manière générale la manière de s’habiller des femmes musulmanes. Non pas que ces manières me paraissent toutes louables – là n’est pas la question (d’autant que ne me paraît pas davantage louable la vêture exhibitionniste à laquelle l’opinion officielle encourage les femmes – particulièrement celles jeunes et correspondant aux canons de beauté en vigueur – dans les pays occidentaux). Elle me paraît plus à voir avec la France qu’avec les femmes musulmanes. J’ai toujours subodoré (je peux me tromper) que cela est lié au passé catholique de la France et à ces populations de moniales et autres religieuses engoncées dans des couches de robes et de voiles qui incarnaient une culture contre laquelle s’est construite l’identité laïque de la république française – avec des racines remontant à l’époque des libertins (libres-penseurs) du XVIIe siècle et au siècle des Lumières. La France, c’est le pays du Tartuffe et des Femmes savantes de Molière, de La Religieuse de Diderot.
Cette histoire n’est pas sans fruit et leçons pour d’autres pays, y compris le Sénégal, car il y a des Tartufes maraboutiques et des dévotes exploitées à travers le Sahel : mais c’est tout de même l’histoire de la France, pas celle du Sénégal.
Si Sonko est un bigot phallocrate et homophobe (chose sur quoi je ne peux me prononcer), alors il revient à la société civile sénégalaise – la partie qui se sent concernée – de se mobiliser pour le combattre. Elle a le droit, ce faisant, de chercher des alliances dans d’autres sociétés civiles, y compris en Occident : mais la coopération entre États ne doit pas faire, de ces questions sociétales, un enjeu, d’autant que cela ne s’applique manifestement que dans le cas d’États faibles, non pas, par exemple, dans celui de l’Arabie saoudite, État mille fois plus répressif et intolérant que le Sénégal.
Sonko n’est cependant pas cohérent lorsqu’il reproche au gouvernement français de ne pas s’être ingéré dans la vie politique intérieure du Sénégal à travers une condamnation des agissements de Macky Sall. D’abord, c’est oublier un peu vite ses propres agissements, qui n’étaient pas toujours sages et licites ; ensuite, je peux le voir d’ici avoir une crise d’apoplexie si, dans quelques années, un gouvernement français le condamnait parce qu’il aurait recouru à des méthodes douteuses face à des opposants, éventualité qu’il ne faut jamais écarter, étant donné le contexte politique sénégalais. C’est un peu le paradoxe des ex-colonies subsahariennes de la France : les gens voudraient tout à la fois que la France s’ingère (lorsque cela est de leur côté) et se tienne à l’écart (lorsque cela est du côté de l’antagoniste).
En somme, sur la base de son action jusqu’à cette heure, le souverainisme du tandem Pastef, bien que pas assez ambitieux à mes yeux (pour le moment), est néanmoins assez sophistiqué et équilibré pour mériter le soutien, à l’inverse de celui des juntes sahéliennes qui ne vise qu’à établir de nouveaux régimes autoritaires. D’ailleurs cela pourrait être la cause de l’échec du tandem Pastef à les retenir dans la Cédéao : ce n’est pas la Cédéao que ces juntes veulent quitter, mais la démocratie. (Le premier ministre de la junte malienne, Choguel Maïga, vient de sortir un livre qui est un réquisitoire contre la démocratie « imposée », adjectif qui révolte beaucoup de Maliens d’âge mûr qui se souviennent des luttes menées pour arracher la démocratie contre le général Moussa Traoré, dans un véritable bain de sang). Le moyen de les retenir serait d’amender le traité de la Cédéao pour en exciser la norme démocratique. Et il n’est même pas sûr que cela marcherait : contrairement aux Sénégalais, les pouvoirs malien, burkinabé et nigérien, les vieux comme les jeunes, manquent aussi bien de sagesse que de doctrine. Il n’y a rien à quoi s’agripper – que du sable.
De nos indignations et frustrations justifiées, qu’est ce que nous faisons, en général? Pas grand chose. Presque rien d’autre, que davantage d’indignation et de frustration.
Fabuleux !
Merci.