Gaza est un ghetto – au sens où l’étaient les ghettos juifs dans l’Europe médiévale, mais en pire ; et au sens où le fut le ghetto de Varsovie, en presque aussi épouvantable.
Le ghetto de Varsovie est à l’origine de ma conscience du mal humain – si j’excepte ce jour de ma toute petite enfance où j’assistai, impuissant, à la lapidation d’un chien par une bande de garçonnets dont je faisais partie. J’essayai d’arrêter mes petits camarades, en vain. Ils étaient comme possédés – par l’esprit du mal. Le chien mourut en hurlant acculé contre un tronc d’arbre. Longtemps après, je ne pouvais passer devant cet arbre sans frissonner et réellement trembler, d’autant que le sable garda, un temps, des traces noirâtres là où son cadavre avait commencé à se décomposer avant qu’il ne soit enlevé par je ne sais qui. Cet arbre m’épouvantait.
Quelques années plus tard, lorsque j’avais douze ans, j’allai passer les vacances d’hivernage chez une tante à Niamey, en compagnie d’un gros livre de plus de 600 pages. À cet âge, la lecture est un voyage. Elle vous transporte d’âme et presque de corps dans l’endroit où se déroule l’histoire que vous lisez, et les personnes qui l’habitent deviennent plus réelles, en un sens, que celles de la vie réelle, certainement plus pressantes. Et où me transporta ce gros livre, et avec quelles personnes m’amena-t-il à vivre ? Au ghetto de Varsovie, avec ses habitants. C’était La Muraille, de John Hersey. Je passais donc l’hivernage au ghetto de Varsovie, pour ainsi dire, et cela me rendit pratiquement malade. Je découvrais un secret de l’humanité que bien peu d’entre nous parviennent à détecter ou à admettre, son fond naturel et incoercible de cruauté sadique, et le sens véritable des mots « bien » et « pitié ». Je préférais le lire à l’écart, presque en cachette, car, bien souvent, l’histoire me donnait une irrépressible envie de pleurer à laquelle je ne pouvais céder quand il y avait des gens aux alentours. Ma tante, voyant l’épaisseur du bouquin, me demandait parfois s’il n’allait pas me donner de la migraine et si je ne ferais pas mieux de le déposer pour aller prendre l’air. Il me donnait la migraine en effet, celle que donnent les crises de larme.
Il se produisit une chose intolérable. Lorsque nous repartîmes pour Maradi à la fin des vacances, je n’avais pas encore terminé la lecture du livre, et je pensais le faire « à la maison ». Mais une fois arrivé à destination, je découvris, à ma surprise horrifiée, que j’avais de toute évidence oublié de mettre le livre dans ma valise. De nos jours, cela n’aurait pas été une si grande chose. Un bus de Niamey me l’aurait rapporté vingt-quatre heures plus tard, sous pli. Grâce aux compagnies de transport de passagers, le service des envois de colis est, au Niger, bien plus rapide que dans les pays les plus avancés, en dépit de la taille du pays : Amazon est battu à plate couture. Mais dans les années 1980, un tel service n’existait pas. Il fallait en passer par la poste, ce qui était un embêtement. De plus, à 12 ans, on n’a guère de l’autorité pour faire des réclamations de ce genre auprès des grandes personnes. Je touchai bien un mot du livre à ma mère, mais elle ne crut pas la chose si importante pour « déranger » les gens et observa même, horresco referens, que mon cousin Ab l’avait sans doute déchiqueté dans le but de faire une de ses expérimentations (Ab était une sorte de génie en herbe qui passait son temps à confectionner des machins bidules choses) – imagination gratuite et destinée à mettre fin à mon insistance, mais qui me parut alors plausible.
L’effet qu’eut sur moi La Muraille venait en grande partie du fait de l’âge que j’avais alors, ainsi que de ce qu’il racontait une histoire vraie (je sus plus tard qu’il s’agissait d’un roman, mais le roman d’une histoire vraie racontée par un journaliste virtuose). Je voulais connaître la fin de cette histoire. Je crois que j’espérais qu’à la fin – comme s’il y a jamais une fin – je serai restauré dans le sentiment que le bien et la pitié doivent triompher, redonnant du sens à la vie dans sa vérité profonde, qui n’est pas celle de tous les jours, mais bien celle qu’on rencontre dans les abysses (comme le ghetto de Varsovie), parce que dans les abysses se trouvent aussi les pinacles. Et maintenant, je ne la connaîtrai pas, je ne saurai pas. C’était avant Internet, Google et Wikipédia. Et la bibliothèque municipale ne possédait pas un exemplaire de l’Encyclopaedia Universalis. Il fallut attendre un an, un retour à Niamey, une visite à la bibliothèque, pour que j’aie une réponse à ces questions – la révolte du ghetto de Varsovie a-t-elle réussi ? Le bien a-t-il triomphé ? Pourrais-je être délivré de la pitié ?
La réponse me dévasta.
Benjamin Netanyahou a dit qu’Israël est en guerre. Il le dit comme s’il le découvre – et peut-être le découvre-t-il vraiment. Mais je n’en crois rien. Ceux qui l’ont sans doute découvert en effet, ce sont les victimes des assauts du Hamas. Ils pensaient vivre en paix. Qui ferait une rave party à côté d’un ghetto s’il n’était persuadé de vivre et de se réjouir dans un monde d’ordre et de paix. Les Israéliens d’aujourd’hui ne sont pas les Allemands de 1943. Ils ne peuvent d’ailleurs concevoir de guerre qu’en qualité d’agressés et de victimes : or la perspective de cette guerre particulière s’éloignait, grâce à la croisade diplomatique des États-Unis pour leur assurer, dans leur région, la sécurité de la reconnaissance diplomatique des États les plus puissants (Iran excepté, bien entendu). Les Israéliens ne se considéraient pas en guerre avec la Palestine, car la Palestine était quelque chose qui existait de moins en moins, quelque chose de confiné et caché dans des ghettos, destiné à la mort lente, à l’extinction, à la sortie de l’histoire. Quelque chose qui ne méritait pas la considération que l’on montre à l’ennemi, ou la pitié que l’on ressent pour la victime – juste la gêne que provoque un obstacle qui s’obstine, un problème qui n’a pas encore reçu sa solution terminale (je n’ose dire finale), mais qui, entre-temps, peut être mis indéfiniment entre parenthèse.
Les Israéliens pouvaient s’aveugler à ce sujet, et c’est humain, sans doute, quoique certainement anti-humaniste. Mais l’État israélien, lui, savait qu’il était en guerre avec la Palestine, avec les Palestiniens, avec les civils palestiniens, pas seulement le Hamas.
Il ne s’agit pas d’une guerre conventionnelle. La Palestine me rappelle ce chien que mes camarades ont lapidé : mais au lieu de le lapider, ici, on lui a seulement rompu les pattes, et on lui rationne la vie. Il ne peut à peine s’animer, il grogne parfois, se traîne dans des efforts surhumains pour mordre ses tourmenteurs, y réussit parfois, puis retombe dans son grabat, geignant en silence, les yeux éteints, attendant le prochain regain d’énergie qui ne quitte pas celui qui vit encore. Les passants, pendant ce temps, détournent les yeux.
Deux dictons populaires français m’ont souvent paru résumer la condition palestinienne : « Ils n’ont que leurs yeux pour pleurer » ; « tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir ».
Mais un espoir combattu avec tant de ténacité par un ennemi détenant toutes les cartes, inaccessible à la pitié et bénéficiant de l’appui sans condition de la première puissance de la planète, a presque quelque chose de pathologique. Ce ne peut être qu’un espoir malade. Comme celui des Juifs de Varsovie.
Les Palestiniens ont les mêmes entrailles que nous. Je ne peux me faire le coryphée de leur expérience, mais je la fréquente de près depuis 2001. Jusqu’à cette date, le petit garçon qui avait découvert le mal humain dans le livre de Hersey et plus tard – lorsque je fis mes recherches de bibliothèque – dans cette image célèbre du petit garçon juif (si proche de moi par l’âge que je me sentis être lui) qui leva les mains sous la menace du fusil allemand, restait vivant en moi et m’ordonnait de continuer à excuser Israël, en dépit de la découverte que j’avais faite, avec le temps, de l’injustice de ses fondations. Cette injustice peut-être était remédiable – et je lisais trop la presse française, qui était, dans les années 1990 comme aujourd’hui, anti-palestinienne et pro-israélienne dans sa généralité. Elle renvoyait dos-à-dos Israéliens et Palestiniens, et présentait l’affaire comme étant si complexe et compliquée qu’il était impossible de savoir qui avait tort et qui avait raison dans cette histoire. Suivant un mantra de cette presse (et cela est vrai de la presse occidentale d’une manière générale), la « crise » israélo-palestinienne est le cas d’école des casse-têtes et des embrouilles indénouables de l’histoire.
En 2000, le meurtre du petit Mohammed El-Doura par un tir israélien alors que son père essayait de le protéger me dessilla les yeux d’un seul coup, comme il l’a fait apparemment au moins à travers le Sahel, si j’en crois la statue qu’a consacrée la ville de Bamako à ce malheur. Un conflit dans lequel des soldats se trouvent dans le cas de devoir tirer sur un enfant – ou des enfants se battent avec des cailloux contre des soldats « aux casques lourds » (pour reprendre le mot d’une chanson de Francis Cabrel que j’écoutais à l’époque) est vraiment quelque chose de très simple. Ce n'est pas un casse-tête, ce n’est pas une embrouille, on sait qui est la proie, qui le prédateur ; qui est la brute, qui la victime. Sauf si on ne veut pas le savoir.
L’année d’après, étudiant à l’université du Kansas, je rencontrai une enseignante du nom de Deborah Gerner, décédée depuis, et spécialiste du conflit israélo-palestinien — qui, elle aussi, était arrivée à l’empathie pour les Palestiniens à travers un itinéraire qui avait commencé avec l’empathie pour les Juifs d’Europe. Sous sa houlette, j’écrivis, l’été 2002, un « Summer Paper » qui était une sorte de mini-thèse sur ledit conflit. Aussi surprenant que cela puisse paraître (y compris pour le moi que je suis aujourd’hui) ma principale « découverte » fut que le conflit israélo-palestinien était tout bonnement un conflit colonial – comme la guerre d’Algérie ou les guerres à travers lesquels les Américains anéantirent les grandes confédérations amérindiennes du territoire où ils ont ensuite construit leur pays. Je me souviens d’une phrase de ce Summer Paper : « Un spectre du passé [le colonialisme] qu’on autorise, de façon ahurissante, à hanter cette petite portion du globe ». De façon ahurissante et violente, comme le montrent ces statistiques des Nations Unies.
Mais depuis ce Summer Paper de 2002, j’ai du mal à blâmer Israël, en tout cas de façon isolée. Certains – John Mearsheimer et Stephen Walt pour ne pas les nommer – ont accusé de manière circonstanciée et documentée Israël de contrôler la politique moyen-orientale des États-Unis à travers un « lobby israélien ». Cependant, il est de fait que ce lobby n’est pas israélien (d’ailleurs dans le titre anglais, il est question plutôt de « Israel Lobby »), il est américain. On peut très bien dire qu’une faction politique américaine, celle qui est active dans ce soi-disant lobby, et qui ne comprend pas que des Juifs, ou que des sionistes, force Israël, sous couvert de soutien, d’appui et d’aide, à ne suivre, dans sa région qu’une politique paranoïaque et ethnocentrique, en usant et abusant d’une réalité obsidionale (voir les guerres d’agression subies dans le passé de la part des voisins arabes) devenue l’identité même du pays. Si cette faction américaine n’existait pas, Israël n’aurait pas nécessairement disparu : mais il ne serait pas « l’État juif ». Et cette faction tient à l’existence d’un État juif. Ce qu’elle défend en Israël, ce ne sont pas les valeurs occidentales, sauf à dire que le colonialisme (avec son côté apartheid) et les ghettos correspondent auxdites valeurs – cela fut vrai dans l’histoire mais certainement pas aujourd’hui. Ce qu’elle défend, c’est un État juif, c’est-à-dire l’expression politique de la libération nationale juive.
Personne ne l’a mieux expliqué, à mon sens, que Hannah Arendt, dans cette vidéo (allez au niveau 50 minutes 50 secondes, jusqu’au niveau 55 minutes 30 secondes : l’ancienne humanité des Juifs, celle que leur a conférée leur identité extraordinaire de perpétuels étrangers dans leurs pays, et le charme secret qui en découle d’un peuple sans préjugés de terre et de sang, cette humanité, dit-elle, n’a pas survécu cinq minutes à « la liberté », c’est-à-dire à l’accession à une souveraineté étatique).
Israël peut faire la paix avec les Palestiniens, mais ce sera au prix du rêve national qui, pour cette faction américaine et ses alliés en Israël, ne saurait être qu’ethnique et religieux. Encore une fois, ceux qui sont en Israël et qui ont ce rêve auraient été forcés de composer avec les Palestiniens et de mettre en place une démocratie judéo-arabe, sans les pressions et manipulations de cette faction américaine : la physique politique les y aurait contraint, car ils ne pouvaient pas équilibrer tous seuls le poids des États voisins. En ce sens, ce n’est pas Israël qui contrôle la politique américaine, ce sont les États-Unis qui contrôlent la destinée d’Israël. (Il existe d’ailleurs un cas similaire quoique légèrement différent : celui de Cuba, pays mis de façon absurde sous un embargo multi-décennal à cause d’une faction américaine qui le veut ainsi.)
Israël, c’est aussi une histoire occidentale, un bout d’Occident dans ce voisinage difficile (mais rendu difficile par qui ?), comme le montre, de façon anecdotique, la participation du pays à Eurovision ou à la coupe d’Europe de foot. L’indifférence occidentale aux malheurs des Palestiniens et l’horreur viscérale qui frappe le monde médiatico-politique occidental lorsque la guerre – et en l’occurrence une révolte de ghetto rendue pathologique par le type de guerre sadique mené par Israël contre les habitants du ghetto – atteint les civils israéliens, le montre à suffisance. Le Hamas, c’est l’éternel barbare terroriste musulman : Al Qaeda, Daesh (les Américains évoquent le 11 septembre ; les Français, les attentats du Bataclan et autres) – dont le seul et unique ressort serait la haine et le mal à l’état pur.
Il se trouve qu’au moment où survenaient ces évènements exténuants, j’étais en train de lire, pour mon travail sur l’Empire songhay, un chapitre d’ouvrage qui rapportait les réactions européennes à la chute de Constantinople devant les armées ottomanes de Mehmed II, en mai 1453 (A Social History of Istanbul, par Ebru Boyar et Kate Fleet). Je fus frappé par une sorte d’effet d’écho. Ce qui s’imprime dans la presse généraliste occidentale, ce qui se dit, en un chorus sans faille, par la bouche des pontificateurs des radios et télévisions occidentales, dédoubla soudain à mes yeux ce lointain passé des bruits très actuels du présent. Les Turcs, selon Enea Silvio Piccolimini (futur pape Pie II) étaient « le peuple le plus méprisable qui soit, barbare, lubrique et ignorant, ennemi de la civilisation » dont les déprédations, en cette ère où Twitter, TikTok et Youtube n’existaient pas, furent divulguées par des flots de lettres et missives couvertes de torrents d’éloquence épouvantée et graphique qui montrèrent et firent entendre aux lecteurs transis d’horreur des fleuves de sang qui se répandaient à travers les rues et déversaient dans les égouts comme l’eau de pluie après un orage soudain; des corps qui flottaient vers la mer comme des melons le long d’un canal; les gémissements et les cris des enfants, les hurlements déchirants des mères, les lamentations des pères. 1453 doit à ce choc orbiculaire ressenti en Occident d’être devenue la date iconique qu’elle est encore à nos yeux eurocentriques, à l’instar du 11 septembre, ou de ce qu’on voudrait, j’imagine, que soit le 7 octobre. Ces dates se détachent ainsi seules et singulières dans l’histoire, singulières par la dévastation qu’elles symbolisent, et nimbées d’une sorte d’aura sacrée – et j’utilise ce terme à dessein car les pontificateurs occidentaux réprouvent et interdisent tout débat à leur sujet, comme il sied à ce qui est sacré – par l’idée que cette dévastation n’a pas d’autre cause que le mal et la haine – la barbarie de l’autre, « le Turc », « le Palestinien ».
Or ici, c’est l’Occident qui est barbare. Plus qu’Israël, certainement plus que les Palestiniens. La violence d’Israël, aussi inepte qu’elle soit, peut se comprendre dans la logique de l’état de guerre ; celle des officiels et commentateurs occidentaux qui, dans la sécurité de leurs capitales, applaudissent et encouragent cette violence, après d’ailleurs l’avoir préparée par leur dédain de la détresse des Palestiniens, est l’un des grands crimes des XXe-XXIe siècles. C’est au point où je fais un moratoire sur mes lectures de cette presse, et que j’ai cessé de regarder « Quotidien », la seule émission de la télévision française que je regarde régulièrement, lorsque j’ai vu son chroniqueur Apathie couvrir d’infamie une politicienne qui avait osé faire entendre, humblement d’ailleurs, un son discordant.
L’hystérie policée qui source de ces lieux bien-intentionnés (mais on connaît le lien entre l’enfer et les bonnes intentions) m’inflige une nuance de cette angoisse maladive qui gouvernait mes heures lorsque, à douze ans, mon imagination habitait le ghetto de Varsovie — en ces jours de cendre où cette même imagination m’entraîne dans celui de Gaza.
(Et pour ceux qui comprennent l’anglais, voici un son discordant qui mérite d’être entendu jusqu’au bout — et qui contient d’ailleurs une chute inimitable).
Une perspective plus réaliste de voir ce conflit israélo-palestinien