Je m’étais promis de ne plus commenter la mésaventure nigérienne actuelle: c’était sans compter d’insistantes demandes à propos de la situation actuelle du “coup d’État bloqué”. Voici une perspective qu’on peut en avoir.
Pourquoi le coup d’État au Niger est-il bloqué, et comment en sortir ?
Peut-être pour répondre à cette question, il faut aussi examiner comment on en est arrivé là, non pas dans les détails empiriques et théoriques – y compris les théories invérifiées et invérifiables qui circulent en abondance – mais dans les grandes lignes.
D’abord, un coup d’État, au Niger en tout cas, est un échec de la démocratie, non pas au sens où il ferait échouer la démocratie, mais au sens où il répond à un échec de la démocratie. Celui-ci ne fait pas exception à cette règle.
L’échec de la démocratie peut prendre de nombreuses formes. Au Niger, mais aussi au Mali (moins au Burkina Faso où le putsch ayant ouvert le bal dans ce pays-là, celui de Damiba, était peu justifiable et semble bien avoir été une tentative de restaurer l’ancien régime – celui de Traoré est une autre affaire), la forme dangereuse que cela a pris a été celle du partenariat sécuritaire avec les Français et d’autres États occidentaux. Ce partenariat était controversé, pour des bonnes comme pour des mauvaises raisons. Je ne m’étendrai pas sur les mauvaises raisons, mais parmi les bonnes raisons il y avait le fait que son efficacité était limitée parce que (1) au Mali, l’intervention française se confinait au Nord sans inclure le Centre, et une fois l’Opération Barkhane remballée (2) la rupture entre la France et le Mali/BF empêchait l’émergence d’une stratégie de sécurité collective entre le Niger, le Mali et le Burkina Faso.
Sur le point 2, le partenariat du Niger avec les Franco-Occidentaux représentait de fait un obstacle à la guerre contre les djihadistes. Il est exact que ce partenariat permettait au Niger de réduire les dommages sur son territoire, mais il ne permettait pas d’envisager une lutte commune, seule à même de mettre un terme à la crise sécuritaire et donc de mettre complètement fin auxdits dommages.
À ce moment-là, la politique du Niger aurait dû changer, tout autant que celle des Franco-Occidentaux.
D’abord, du point de vue de ces derniers, une évolution s’imposait car entre 2013-15, époque où s’est mis en place ce partenariat et aujourd’hui, la situation a drastiquement changé. En 2013-15, il y avait un intérêt européen urgent et impératif en jeu au Sahel pris dans la crise djihadiste. C’était l’époque d’attentats terroristes multiples en Europe et de la croissance de l’État islamique au Moyen-Orient. Il semblait que les fragiles États du Sahel allaient succomber face aux djihadistes, ce qui, du point de vue alarmiste (à l’époque, justifiable) mettrait l’Europe dans une position d’encerclement depuis la Mauritanie jusqu’à la Syrie, en passant par la Libye et la Somalie des Shebab.
Aujourd’hui, la réalité est toute autre. Il n’y a plus d’attentats terroristes en Europe ; les vestiges de l’État islamique sont un problème plus pour les Talibans que pour l’Occident ; les Shebab sont devenus un problème local ; et les djihadistes du Sahel idem. La présence militaire occidentale ne se justifie plus, dans la région, en termes en tout cas de « boots on the ground », i.e., de bases et de troupes en nombre. Cela, d’autant plus que cette présence n’a pas permis d’enrayer l’expansion de la zone d’opération des djihadistes, en particulier au Burkina Faso.
Comme, au surplus, cette présence représentait un problème politique, elle devait à tout le moins être réévaluée dans les pays concernés. Cela ne s’est pas fait, pour deux raisons essentiellement : le déficit de démocratie, surtout au Mali et au Niger ; et la politique africaine zombie de la France.
La première raison renvoie au fait que les régimes au pouvoir n’ont pas su convaincre les populations du bien-fondé de la présence occidentale, et – au Niger en particulier – ont répondu par la répression aux critiques, lesquelles, il est vrai, étaient rarement raisonnables : mais peut-être étaient-elles d’autant moins raisonnables que le pouvoir était hostile à la critique. Si, dans cette entreprise, le pouvoir s’était rendu compte qu’il ne parvenait pas à convaincre la population, alors il aurait dû en tirer les conséquences et réviser les accords de partenariats : mais les canaux démocratiques pour consulter la population de façon sincère et ouverte avaient été désactivés. Au Niger, le président Bazoum a approché la chose davantage comme un exercice de pédagogie que comme un débat ouvert – un peu à la façon d’Emmanuel Macron d’ailleurs. Un élu local m’a raconté une fois sa déception à la sortie d’une réunion au cours de laquelle Bazoum a méticuleusement expliqué les raisons de sa politique avant de se retirer sans engager de discussion avec des gens qui étaient les représentants des populations sur le plan local. On imagine que ces derniers n’étaient pas encouragés à aller ensuite défendre ladite politique dans leurs circonscriptions. Cela était plus patent dans l’ouest du pays, plus exposé aux attaques djihadistes et fief de l’opposition – ce qui impliquait, de la part de Bazoum, la nécessité d’un plus grand effort de persuasion à l’endroit de ces élus. Peut-être a-t-il essayé: mais manifestement, pas assez, surtout en termes d’écoute.
La politique zombie de la France, quant à elle, relève de ce que la France n’a toujours pas fait un aggiornamento de sa présence en Afrique francophone. Dépourvue des objectifs qu’elle avait à l’époque où sa politique était néo-coloniale, elle garde un état d’esprit marqué par cette période, c’est-à-dire qui la persuade qu’elle possède encore le leadership de ses anciennes colonies. Cela s’est d’abord manifesté au Mali, lorsque, de concert avec l’Algérie, les Français ont voulu imposer aux Maliens une sorte de fédéralisation de leur pays au profit des « Touareg », c’est-à-dire de ceux, parmi les Touareg, qui aspiraient à l’autonomie politique, à défaut d’indépendance.
Il faut dire, par parenthèse, que cette aspiration n’est pas injustifiée : le Mali néglige son Nord, il est mandécentré. Et cela suscite des frustrations même chez les Touareg non-irrédentistes, à juste titre. Mais la solution de ce problème ne pouvait pas venir de l’extérieur, et certainement pas de la France, encore moins de l’Algérie, qui pratique un impérialisme au petit pied dans le sud du Sahara pour des raisons de stratégie sécuritaire. Les accords d’Alger ont été, en partie, une sorte de forum malien, mais ce forum aurait dû être organisé au Mali, et il aurait dû intégrer d’autres populations du Nord en dehors de ceux qui s’étaient insurgés. Mais un forum véritablement national ne correspondait pas à la vision des choses à Paris. (Là-bas, nombre de décideurs en sont restés à l’idée très occidentale que l’Afrique n’est qu’un conglomérat d’ethnies, le sentiment national n’y existerait pas – ils ne se rendent pas compte que l’un n’exclut pas l’autre et que c’est justement cela qui donne aux problèmes africains une complexité particulièrement… pimentée).
Au Niger, le bras de fer « indiplomatique » (si je puis me permettre ce néologisme) actuellement engagé entre la France et la junte est peut-être une autre manifestation de cette politique zombie bien qu’en cette occurrence, la France est en réalité à la remorque de la Cédéao (et non l’inverse, comme d’aucuns l’imaginent) : si la Cédéao reconnaît la junte sur la base de concessions mutuelles, la France suivra.
Mais la conséquence la plus flagrante de la politique zombie, c’est l’idée que c’est à la France de « sauver » le Sahel, qu’elle a, à cet égard, ce qu’elle appelle des « responsabilités », lesquelles demeurent même lorsque l’intérêt vital mentionné plus haut n’existerait plus. Cela ressemble fortement à de la mégalomanie et conforte ceux qui parlent de néocolonialisme. Mais surtout, cela a représenté un obstacle à ce qui aurait pu être, à un moment donné, la solution idéale.
La solution idéale, celle qui aurait dû être recherchée par Bazoum notamment, aurait été de faire partir les forces occidentales – il semble d’ailleurs que les Américains n’ont plus un besoin pressant de leurs bases du Ténéré – en échange d’un appui logistique et financier intelligent et conséquent, similaire à celui que l’Occident apporte à l’Ukraine dans sa guerre contre l’impérialisme russe. Bazoum était bien placé pour faire accepter cette solution aux juntes malienne et burkinabè, même si, dans le cas de la première, il y avait le problème de la présence des Wagner. Cette solution aurait certainement requis une rupture du contrat avec les Wagner, et aurait donc nécessité un effort diplomatique très difficile, mais pas impossible. L’armée du Niger aurait en tout cas apprécié une telle solution. Et Bazoum pouvait l’imposer aux Français : quoi qu’en disent les idéologues, il n’était pas leur pantin. Du fait de leur vision d’eux-mêmes comme sauveurs du Sahel – vision que Macron a encore répétée lors de son dernier discours sur le sujet – les Français ne pouvaient pas avoir eux-mêmes cette idée. Seuls les Nigériens pouvaient l’avoir : ils ne l’ont pas eue, ou si certains, dans l’armée j’imagine, l’ont eue, elle n’a pas « prospéré », pour parler comme les juristes.
Bref, tout ceci donne au putsch de Niamey, à cet égard, une certaine logique.
Néanmoins, il est problématique, notamment du fait d’un mauvais « timing », mais pas que.
C’est un mauvais timing essentiellement à cause de Bola Tinubu, que les supporters des juntes considèrent en ce moment – signe qui ne trompe pas – comme le diable incarné. Après des années de vacances du leadership nigérian de la Cédéao sous le règne cacochyme de Muhammad Buhari, Tinubu est arrivé aux affaires avec l’ambition de réaffirmer ledit leadership, ce qui doit commencer par un grand ménage politique visant à isoler les juntes sahéliennes et à lancer un véritable processus de normalisation démocratique et constitutionnel dans les pays concernés. Ce n’était pas le moment idéal pour faire un coup d’État aux portes mêmes du pays dont le chef d’État avait une telle ambition.
Bien entendu, on peut reprocher à la Cédéao de ne guère briller par l’exemple dans le domaine de la norme démocratique : mais si cette dernière n’est pas une réalité dans la région, elle est un horizon qui indique la direction du progrès. Un putsch est le signe le plus visible qu’on s’éloigne de cet horizon, même si – nous le savons bien – les choses sont moins simples qu’elles ne paraissent, vues de loin.
En tout cas la réactivité de la Cédéao de Tinubu face aux évènements de Niamey, bien qu’elle ait paru extrême, était naturelle. C’était une réaction moins au putsch de Niamey lui-même qu’à la sorte de laxisme qui était apparu dans la région vis-à-vis des autres juntes, laxisme qui a évidemment encouragé l’aventurisme des militaires nigériens. Les sanctions imposées au Niger sont d’ailleurs, pour la plupart, des conséquences attendues d’un changement non-constitutionnel du pouvoir, d’après les traités de la Cédéao et de l’Uémoa. Qu’on se souvienne que cette dernière organisation, à travers la banque centrale BCEAO, a mis en œuvre les mêmes sanctions contre Laurent Gbagbo en 2011 – lequel a voulu créer, en réponse, une « monnaie ivoirienne de résistance », la Mir – et contre la junte malienne plus récemment. Quoi qu’il en soit, la sévérité des sanctions ne vise pas le Niger en tant que tel, mais toute autre équipe militaire, en zone Cédéao qui, si rien n’était fait au sujet de ce pays, pourrait conclure que le temps des putsch était de nouveau à la mode et que l’on pouvait y aller franco. L’idée est de renverser la vapeur : les juntes de Ouagadougou et Bamako, qui menacent d’entrer en guerre si la Cédéao « agressait » le Niger l’ont bien compris et voudraient en fait se battre pour leur propre survie.
Évidemment, le public, au Niger, ne le comprend pas tout à fait ainsi, et interprète toute l’affaire en termes de souveraineté – de souverainté non pas démocratique, mais décoloniale, d’autant que la Cédéao fait attelage commun avec la France en cette occurrence.
C’est dommage, car la seule souveraineté qui vaille est la démocratique.
Si Bazoum ou Ibrahim Boubacar Keita avaient promu la souveraineté démocratique, c’est-à-dire, en l’occurrence, une prise en compte des demandes nationales vis-à-vis de la présence étrangère, ils auraient assuré leur position : même s’ils avaient maintenu les partenariats indexés, cela n’aurait pas été un problème s’ils l’avaient fait après avoir convaincu leurs opinions nationales du bien-fondé de cette orientation. J’ai vu il y a quelques jours un sujet du JT de France 2 – un journaliste français interviewe une Nigérienne drapée des pieds à la tête du drapeau national dans un stade où la junte a organisé une manifestation de soutien. Au journaliste qui lui demande si elle préfère « des militaires qui prennent le pouvoir par la force plutôt qu’un président élu », la manifestante répond : « Nous préférons un président qui écoute les Nigériens, qui écoute la jeunesse nigérienne, qui écoute toute la population nigérienne, c’est ça un président. »
La réponse était bonne, mais il n’en reste pas moins qu’une junte n’a cure de souveraineté démocratique. Lorsque celle de Niamey annonce une transition de trois ans, il ne peut être question de transition : c’est un mandat qu’elle exige – un mandat que, cependant, elle veut s’arroger sans consulter la population. Le fait de susciter des manifestations populaires ne vaut pas quitus de ce point de vue. Faute d’obtenir la souveraineté démocratique, elle cherche donc à se baser sur la souveraineté décoloniale, ce qui est d’autant plus aisé que la France se prête, en ce moment, “admirablement” au jeu. Mais on ne gouverne pas par l’émotion et la propagande (on peut, toutefois, tyranniser de cette façon).
À ce stade, la junte peut et doit débloquer la situation. En dépit de ses menaces guerrières, la Cédéao aurait du mal à intervenir au Niger dans les conditions actuelles. Seulement, les conditions peuvent changer. Tant que cette menace d’intervention existe, la junte de Niamey encourt le risque que quelque chose se produise qui la rendra réalisable et même aisée. Mais dans les conditions actuelles, la Cédéao préfère la diplomatie et la junte peut donc en profiter et s’engager, après des pourparlers, à une normalisation rapide tout en donnant à Tinubu les gages que Buhari n’a pas voulu demander aux Maliens et aux Burkinabès. Le fait de libérer Bazoum serait un premier pas, le fait de lui donner un rôle important dans le processus de normalisation ne serait pas une mauvaise chose. Le processus de normalisation aboutissant à une reconnaissance de la junte, cette dernière peut ensuite renoncer totalement à ses partenariats occidentaux durant cette période, si elle le souhaite. Comme je l’ai indiqué, une révision qui mettrait fin à l’existence de bases sans rompre la coopération serait préférable pour tous, mais on ne pourra pas empêcher la junte de faire des mauvais calculs pendant son temps au pouvoir. Les liens pourraient être renoués par la suite, sur des bases plus saines.
C’est la seule issue.
Pour l’instant, je suppose que la junte de Niamey calcule que le temps joue en sa faveur. Je ne crois pas que ce soit le cas. À moins d’un changement drastique de volonté politique à Abuja, le temps ne joue pas en sa faveur. Dans cette affaire, elle est l’acteur qui a fait un pari. Plus le pari tarde à se concrétiser, plus les risques d’un échec augmentent. Or le blocage actuel est justement un empêchement opposé au succès de ce pari.
Il y a autre chose : quelqu’un a dit qu’il ne faut jamais gaspiller une crise. Une négociation avec la Cédéao pourrait être une occasion pour obtenir un appui accru de l’organisation ou du Nigeria à la lutte contre les groupes djihadistes, de manière directe ou indirecte, peut-être la mise en place de véritables mécanismes de sécurité collective à l’échelle de la région – un acte, enfin !, de gouvernement et non pas seulement de cette vide souveraineté dont les pays africains ont le secret. Mais il en serait ainsi si le but de la junte était vraiment de résoudre ce problème.
Car cette situation ne doit pas faire oublier l’essentiel : les souffrances qu’endurent les populations au Niger et ailleurs, le risque croissant d’un renforcement des forces armées djihadistes qui ne chôment pas et le fait que la solution à ce péril – au nom duquel le putsch a été fait – se trouve de plus en plus remise aux calendes grecques. Tant que ce blocage durera ainsi, je ne peux qu’en conclure que la junte, à l’instar de ses collègues des pays voisins, place ses préférences politiques visibles et invisibles au-dessus de la quête sincère de solutions pour le bien-être effectif et la sécurité des populations dont elle prétend, elle aussi, être le sauveur.
Waouh