"Le Cadavre de Hitler" (Texte de 2006)
Pour contextualiser ce texte: l’invasion de l’Irak par les États-Unis, en 2003, avait été pour moi un choc de conscience et un moment d’intense tristesse et de rage frustrée (contre les États-Unis) qui a duré des années - jusqu’en 2006, comme on peut le voir ici, et au-delà, d’ailleurs. J’ai de nombreux textes de cette période qui ont été produits par ce choc de conscience. Aujourd’hui, bien sûr, c’est la Russie qui m’inflige un choc de conscience similaire, et si je choisis ce texte particulier, c’est en particulier à cause du rôle central que jouent la figure de Hitler et le nazisme dans la justification de ces guerres iniques, que ce soit côté américain en 2003, ou côté russe aujourd’hui. Par ailleurs, ce texte retrace la généalogie colonialiste oubliée de l’agression américaine, et lie cette généalogie à l’hitlérisme (il faut lire à ce sujet, en termes de production récente, les excellents travaux de l’historien Johann Chapoutot, voir par exemple cet entretien. Le travail de Chapoutot réfute donc ma critique des historiens occidentaux, mais cette critique était généralement juste en 2006). Bien sûr, en ce qui concerne l’Ukraine, il existe une généalogie tout aussi horrifique qui voit cette contrée tour à tour martyrisée par les Allemands et les Russes (voir le livre de Timothy Snider, Bloodlands). Mais cette généalogie colonialisto-hitlérienne de l’agression américaine en Irak est un marqueur d’attitudes occidentales qui contribuent à expliquer pourquoi les intellectuels du Sud rechignent à s’aligner, même au plan éthique, sur les positions préconisées par les capitales occidentales. Ces positions sont justes du point de vue éthique, et c’est une faillite de l’intellectualisme du Sud que de ne vouloir se déterminer à ce sujet que du pur point de vue politique et idéologique. Mais au moins un texte tel que celui-ci, bouteille à la mer en provenance d’une époque qui peut nous paraître révolue, révèle quelques unes des profondeurs subjectives d’où monte cette résistance. NB: j’ai écrit ce texte à une époque où je vivais aux États-Unis.
Il m’arrive de comparer les Etats-Unis à l’Allemagne nazie, ce que d’aucuns trouvent excessif. Parfois je réponds : « Imaginez que ce que fait l’Amérique en Irak en ce moment, elle le fasse, mettons, en Bulgarie. » Mon opinion est que la « communauté internationale » (i.e. le monde occidental) en serait bien plus outragée et consternée, et ne trouverait pas une telle comparaison tout à fait déplacée. Mais il y a une sorte de consensus tacite et plutôt raciste selon quoi l’on peut sans problème faire subir certaines choses à des « terres sauvages de tyrannie, d’esclavage et de guerres tribales » (on verra plus loin pourquoi j’utilise ces termes), généralement situées sous les tropiques.
En tout cas, ici, Hitler revient avec une récurrence fatale dans le discours public. Dès qu’il y a un problème de politique extérieure dans le tiers-monde, on sort de son cercueil mythologique l’horrifique dictateur nazi. Hitler avait ordonné qu’on brûle son corps parce que « je ne veux pas être exhibé sous forme de cadavre embaumé à la cire à Moscou ». Mais il ne pouvait ordonner qu’on oblitère aussi son cadavre mythologique, qui est exhibé, pour ainsi dire, pour un Milosevic qui peine à retenir une Slovénie comme pour un Ahmadinejad qui déblatère contre Israël (ou qu’on laisse déblatérer contre Israël – le véritable maître en Iran n’étant pas cet histrion). Ainsi Newt Gingrich à la télé hier soir encore : « Nous sommes en 1935 et Mahmoud Ahmadinejad est la chose la plus proche de Hitler que nous ayons. Nous savons qui ils sont, le problème est, qui sommes-nous, Baldwin ou Churchill ? » Etc., etc. Il y a soit dit en passant des phrases plus étranges : « Les Iraniens nous font la guerre par intention depuis 1979. » Aha ! Le vrai péché des Iraniens semble être d’avoir chassé le Shah.
Gingrich continue imperturbable à dévider sa logique anti-nazie, ou anti-islamique, c’est pareil (maintenant, même dans des articles de respectables revues de politique internationale écrits par des gens supposément austères et tempérés, on trouve « l’islamisme » comparé à un cancer: donc de Gingrich, qui est un politicien ultraconservateur, on ne doit pas vraiment s’attendre à ce qu’il prenne des gants) : « Je me réveille chaque matin en me disant que nous avons peut-être perdu deux villes par attaque nucléaire – ce matin même. » (D’abord on se demande pourquoi la cléricratie iranienne entreprendrait de cette façon une guerre qui serait la fin de l’Iran, la fin de la Révolution islamique, et d’autre part, on sait bien que l’Iran est techniquement très loin d’avoir même une seule bombe atomique – ce matin même). « Il faut attaquer et occuper l’Iran. Nous devons faire savoir aux Européens qu’il n’y a pas de solution diplomatique à ce problème. » Etc., etc.
Cela me fait hausser les épaules certes. Mais j’ai peut-être tort. Le soutien public à la guerre contre l'Irak ne venait pas par exemple d'une totale crédulité américaine, mais de cette pensée : « Peut-être que le gouvernement nous trompe : mais et s'il avait raison ?? »
Gingrich joue sur cette question : « What if? » « Et si l'Iran allait vraiment oblitérer Seattle et Minneapolis ? Ce n'est pas sûr que l'Iran fera ça, mais mieux vaut ne pas prendre de risques... » Gingrich et autres fauteurs de guerre cherchent donc à laisser cette logique s'infiltrer dans l'esprit des Américains, et bien sûr Ahmadinejad s'y prête admirablement, avec sa rhétorique orientale flamboyante et tout à fait extravagante une fois traduite dans la sobriété ordinaire du discours public anglo-saxon. Très astucieux. Mais aussi, très intéressant propos, en tout cas, car dans tout cela, ce qui joue à plein est moins un système positif de preuves matérielles et logiques sur les possibilités et les intentions de l’Iran, qu'un système psychologique ou rhétorique si l’on veut, dans lequel la référence à Hitler joue une sorte de rôle talismanique qui est assez fascinant.
Je crois qu’il faut admettre que d’une certaine façon, Hitler est le père fondateur de l’hégémonie américaine. D’une certaine façon matérielle, très directement, parce que la plupart des scientifiques (que ce soit en physique ou même en science politique) qui ont créé les bases techniques de cette hégémonie venaient d’Allemagne, soit pour avoir été chassés par les Nazis, soit (pour la majorité d’entre eux) en tant que butin du conquérant. Et d’une façon morale, éthique, la puissance des Etats-Unis est légitimée par sa victoire sur l’Axe, par sa « libération du monde » (de l’Europe occidentale en réalité), libération qui est constamment invoquée depuis lors dès qu’il s’agit de mener quelque douteuse guerre d’agression dans le tiers-monde (car il faut bien se rendre compte que l’Amérique n’entreprendra jamais de libérer les Chinois, par exemple : ce qui qualifie un pays pour un projet de libération, ce n’est pas tant le degré d’oppression de son régime que le degré de faiblesse militaire dudit régime, et concrètement, on est donc vraiment très loin du schéma Allemagne années 40).
Le cadavre de Hitler sert aussi de liant à l’identité occidentale, car l’Allemagne nazie est vue comme l’antagoniste absolue des « démocraties occidentales ». Dès qu’il s’agit de cette période de l’histoire, les historiens occidentaux deviennent intensément moralisateurs et ont une tendance agaçante à jeter par-dessus bord certaines exigences de leur expertise, et notamment celle de tâcher de voir une période donnée suivant les termes dans lesquels elle se voyait. Ils utilisent souvent (pas toujours heureusement) la tactique encore récemment illustrée par les auteurs allemands du film La Chute : dans ce film là, impossible en effet de ressentir une sympathie quelconque pour la figure de Hitler, un maniaque pathétique qui dégoise des insanités racialistes en manipulant des divisions militaires inexistantes. Mais les gens de son entourage, même ceux dont on sait les pires choses, Himmler, Bormann, paraissent par contraste plutôt des personnages ordinaires et raisonnables pris dans les rets du diable. Himmler tient des propos sensés sur la reddition, on voit le docteur Schenk (qui, dans la réalité de sa vie, n’a pas dédaigné de conduire quelques terribles expériences scientifiques sur du « bétail humain »), transformé en « héros » à l’américaine, soigner et secourir au risque de sa vie des Allemands ordinaires qui semblent être plutôt victimes d’une invasion du type « Guerre des mondes » que d’un juste retour des choses, etc. De même que les historiens isolent l’Allemagne nazie dans un cercle d’infamie infrangible (usant à tout bout de champ du trope : « Comment une grande nation industrielle, sophistiquée, civilisée, a-t-elle pu tomber dans un tel abîme de barbarie ? »), les réalisateurs de Untergang isolent Hitler dans le carré du mal – et les deux procédures ont le même résultat de draper les démocraties occidentales dans un manteau de pureté politique et de montrer non pas Hitler, mais le peuple allemand, sous une certaine lumière d’innocence qui lui est précisément refusée par les historiens.
Mais si l’on reprend les références de Gingrich, et si l’on voyage dans ce monde des années 30 pour le voir parler de lui-même en ses termes propres, on verrait ceci : oui, il y avait une certaine vertu des démocraties occidentales, ou plutôt de l’Angleterre, manifestée par le fait, par exemple, que Ramsay McDonald (Baldwin l’homme dénigré par Gingrich, n’était même plus au pouvoir lorsque Hitler a commis son premier pas vers la guerre en annonçant le réarmement de l’Allemagne en violation du traité de Versailles en mars 1935 – Gingrich pensait sans doute à Chamberlain) a tout de suite rencontré Mussolini pour former le Front de Stresa contre Hitler, et Baldwin lui-même avait imposé des sanctions contre Mussolini lorsque ce dernier a ensuite, en octobre 1935, envahi « l’Abyssine » (nom donné parfois à l’Éthiopie à cette époque). Pendant ce temps que disait Churchill, l’homme admiré par Gingrich ? Il faut laisser l’Italie faire, car l’Abyssine est « une terre sauvage de tyrannie, d’esclavage et de guerres tribales » et « personne ne peut raisonnablement prétendre que l’Abyssinie est un membre normal, digne et égal de la ligue des nations civilisées. »
Trois ans plus tard, en 1938, Churchill continuait sa défense du Duce : « Ce serait une dangereuse sottise de la part du peuple britannique de sous-estimer la position durable que Mussolini tiendra dans l’histoire universelle ; ou les qualités stupéfiantes de courage, de compréhension, de self-control, et de persévérance qu’il illustre. »
Il est vrai que Churchill se formera une opinion différente de Hitler. Mais dans le monde des années 30, l’Allemagne et l’Italie n’étaient pas vues comme les antagoniques radicales des démocraties occidentales, mais plutôt comme des membres « normales, dignes et égales de la ligue des nations civilisées ». Cela a peu changé : bien d’analystes politiques aujourd’hui justifient l’intervention américaine en Irak par le fait que ce pays ne tomberait pas dans cette catégorie, mais serait plutôt une terre de tyrannie et de guerres tribales.
Dans les derniers mois de la guerre, Hitler savait qu’il avait perdu, mais tenait coûte que coûte à ce que les Allemands se battent chaque seconde, sans répit, avec tous les moyens possibles, volonté folle qui se manifesta par certaines curieuses réflexions amères. Ainsi, apprenant qu’il y avait des redditions en masse sur le front occidental, à cause de rumeurs de bon traitement par les Occidentaux, il éclata d’une colère bruyante contre les conventions de Genève : « Les soldats du front de l’est se battent bien mieux. La raison pour laquelle les autres se rendent si facilement à l’ouest, c’est cette stupide convention de Genève qui leur promet un bon traitement en tant que prisonniers. Nous devons éliminer cette convention idiote. »[1] (Il faut noter ici que les Allemands avaient défini la guerre à l’est comme une « guerre d’annihilation » dans laquelle par conséquent les prisonniers soviétiques n’étaient pas considérés comme des prisonniers de guerre conventionnels, mais étaient systématiquement torturés et exécutés – et le comportement de l’Armée rouge par la suite apparaît comme une réponse du berger à la bergère).
Il est typique d’entendre aujourd’hui des gens comme Rumsfeld faire des déclarations similaires sur les conventions de Genève en Irak. Et il est ironique de voir l’opinion publique en Europe (du moins une certaine opinion publique démocratique et libérale) s’émouvoir de ce comportement pour le moins en violation des principes qui semblaient avoir triomphé en 1945. Bref, à Hitler, Hitler et demi.
Mais peut-être d’ailleurs la généalogie du propos de Rumsfeld et compagnie est-elle moins hitlérienne que coloniale (ce qui ne veut rien dire, du reste, puisque ce que Hitler disait vouloir faire, c’était la colonisation de l’Ukraine et de la Russie par les Allemands, et une guerre coloniale n’avait pas, à son avis, à respecter des conventions idiotes). Il faut écouter à ce sujet un certain Ardagh, délégué britannique à la conférence organisée, après bien du battage, par les pacifistes à La Haye en 1899, et où une demande des pacifistes était que les armées européennes cessent d’user d’une certaine munition aux effets effroyables, burlesquement nommée « dumdum », et qui violait les conventions sur la guerre. À ceci, Ardagh répliqua avec une ironie digne du doyen Swift (sauf qu’il était en fait très sérieux) : « Dans la guerre contre les sauvages, des hommes perforés de part en part par nos tous derniers modèles de projectile de petit calibre qui font un petit trou bien propre » s’avéraient néanmoins capables de se ruer jusqu’aux positions de l’expédition européenne. « Le soldat civilisé », continue Ardagh, « une fois atteint, reconnaît aussitôt qu’il est blessé et sait que plus tôt il est soigné, plus vite il se rétablira. Il se couche sur son brancard et est emporté du champ de bataille dans son ambulance, où il est vêtu et pansé par son médecin ou sa Croix Rouge nationale, suivant les règles du jeu telles qu’elles ont été établies par la convention de Genève. Votre barbare forcené, blessé de même manière, poursuit sa course avec à la main une sagaie ou un cimeterre, et avant que vous ayez eu le temps de lui représenter que sa conduite est en flagrante contradiction avec l’attitude appropriée que l’on s’attend à voir adoptée par un homme blessé – il vous aura proprement coupé la tête. »[2] Ergo, devant une telle bestialité, il faut les gros trous des dumdum.
Bien sûr, contrairement à Hitler qui considérait les Slaves comme une « race inférieure », une autre espèce humaine de qualité dérisoire, Ardagh et ses amis colonialistes ne considéraient les populations tropicales que comme des « sauvages », possiblement civilisables. Mais le résultat est le même : il n’y a pas de convention de Genève qui tienne lorsqu’on a affaire à eux.
[1][1] Cité par Ian Kershaw, Hitler, 1936-1945. Nemesis, Norton & Co., p. 779, ma traduction.
[2][2] Cité par Barbara Tuchman, The Proud Tower. A Portrait of the World before the War, 1890-1914, Ballantine Books, 1996, p. 306. Ma traduction.