La kryptonite des salafistes
Un de mes assistants me raconte comment, dans le sud de la région de Tillabéri, des militants djihadistes ont, comme à leur ordinaire, attaqué une école. C’était une école rurale et prolétaire, faite de paille saisonnière. Il ne fut pas difficile de la réduire en cendre. Mais les militants ne s’en tinrent pas à cette déprédation. Ils avaient, dans la communauté, des complices qui leur indiquèrent l’endroit où les fournitures scolaires (manuels et matériel pédagogique) étaient entreposées. Ces objets furent dûment livrés aux flammes. Il fallait tuer l’école.
Cela me rappela les incursions que faisaient les Wahhabites au Mali, dans les années 1950, pour bouter le feu aux sanctuaires du komo, l’ancienne instruction initiatique mandingue. Wa Kamissoko, diali ba (« grand griot ») de Kirina accusa les Wahhabites d’être plus destructeurs de la culture mandingue que le colonisateur français. Dans les deux cas, l’idée est d’empêcher une certaine éducation en vue d’en imposer une autre.
Au Niger, je ne suis en contact qu’avec les étudiants, je n’ai pas idée de ce qui se passe dans les cycles éducatifs intérieurs, qui ont beaucoup changé depuis l’époque où j’étais à l’école. Mais les étudiants ont souvent des instincts pour le moins maraboutiques, au moins du point de vue de qui a connu une autre époque. En d’autres termes, je n’ai pas l’impression que leur passage à l’école ait beaucoup nui à leur islamité – peut-être, bien au contraire. Il y a probablement à présent autant ou plus d’écoles primaires médersa (« franco-arabes ») que d’écoles dites « traditionnelles ». À vue de nez.
Et l’éducation islamique ne se limite pas à l’école, elle s’acquiert à longueur de journée à travers des prêches et sermons radiodiffusés et télédiffusés qui n’avaient aucun cours du temps que je grandissais. De ce fait, la subjectivité des jeunes nigériens m’est en bonne partie inaccessible. Ils sont comme des étrangers pour moi. Ils me rappellent souvent, à présent, les Sénégalais tels que je les ai connus au début des années 1990, et que j’ai trouvé à l’époque indument saturés de religiosité – quoiqu’ils soient arrivés là par le chemin tout différent du soufisme (Je ne l’ai jamais mieux compris que depuis que j’ai lu l’excellent ouvrage de Cheikh Anta Babou sur le mouridisme, Fighting the Greater Jihad).
Mais apparemment, même ceci n’est pas suffisant pour certains, peut-être en vertu de l’adage, « on n’a jamais trop d’une bonne chose » (en l’occurrence, l’instruction religieuse). De ce point de vue, l’éducation non-religieuse, même réduite à la portion congrue, doit être combattue en raison de l’inverse de l’adage, c’est-à-dire du fait qu’on aurait « toujours trop d’une mauvaise chose. »
À mon avis, le fait que les salafistes, wahhabites et autres hyperformatés religieux s’en prennent précisément au domaine éducatif souligne que c’est dans le domaine éducatif qu’ils doivent être combattus, et c’est là qu’ils pourraient être vaincus. Mais il faut comprendre que l’éducation ne se limite pas à l’école. L’école n’est qu’un segment du processus éducatif, celui à travers lequel on passe non pas toujours pour accumuler du savoir que pour valider l’accumulation d’un certain savoir. Étant ce que les Américains appellent un nerd, j’avais souvent l’impression de perdre mon temps à l’école, surtout dans les matières ayant trait aux humanités (littérature, philosophie, histoire). En général, j’avais lu les manuels du début à la fin avant même le premier cours et m’étais persuadé qu’on en apprenait bien plus hors de la salle de classe qu’en classe. C’est tout le domaine culturel qui relève de l’éducation. Les arts et les lettres comme on disait à une lointaine époque.
Les États sahéliens disposent de puissants moyens pour combattre le salafisme, à travers le réseau scolaire et le réseau culturel (je pense aux MJC et à leurs bibliothèques et scène théâtrale par exemple). Mais à l’ère dite démocratique, qui est surtout l’ère du chacun pour soi, ce double réseau de construction d’une identité nationale forte, résistante aux idéologies suprématistes (qu’elles soient de nature ethno-régionale ou confessionnelle), n’est plus vraiment à disposition de l’État : il est à l’abandon. Cela est assez vrai du réseau scolaire, cela est très vrai du réseau culturel.
Déprédations djihadiques au Centre-Nord (Burkina)