Il y a quelques temps, j’ai été invité dans une capitale d’un pays occidental – je ne dirais pas lequel – pour « représenter » en quelque sorte l’Afrique dans un débat sur l’impact de la guerre russe en Ukraine sur « l’ordre international ». La configuration du débat était la suivante : le monde occidental, garant de « l’ordre international » sous leadership américain doit faire de la guerre russe contre l’Ukraine un casus belli géopolitique incluant également la Chine (et l’Iran) et demandant aux pays du Sud, et singulièrement l’Afrique, de prendre position – c’est-à-dire de soutenir la position de l’Occident dans ce moment de forte tension géopolitique internationale.
Si je mets « ordre international » entre guillemets, c’est parce que la formule n’est qu’un cache-sexe conceptuel pour « hégémonie américaine », laquelle hégémonie a été consciemment poursuivie et délibérément organisée sous les auspices de ce qu’on appelle « guerre froide », un peu comme le cardinal de Richelieu appelait ses menées sourdes contre les Habsbourg une « guerre couverte » – c’est-à-dire que dans la formulation, le substantif « guerre », avec tout ce que cela dénote d’agressivité et de violence, est plus important que l’adjectif « froide ». En tant que telle, l’hégémonie américaine, projet lancé donc vers la fin des années 1940, relancé à nouveaux frais au début des années 1990 à la faveur de la victoire dans la guerre froide (et ce fut une vraie victoire, même s’il n’y eut pas parade militaire ni traité de capitulation), et repensée notamment par les théoriciens dits néoconservateurs dans le cadre du New American Century vers la fin de cette décennie-là (ce fut la source idéologique de la guerre américaine contre l’Irak), ne doit pas forcément susciter un sentiment de rejet, à moins qu’on n’éprouve, pour une raison ou une autre, un sentiment d’antipathie à l’endroit des Américains.
L’ordre est chose illusoire, même au niveau restreint d’une société nationale, à plus forte raison à un niveau planétaire. Ce qui existe, ce sont des liens sociaux soumis ou façonnés par des représentations (lesquels dérivent facilement vers l’idéologie), des intérêts (lesquels sont parfois justifiés par un discours idéologique) et des passions ou en tout cas des limites objectives à la rationalité, par exemple l’impossibilité d’une information complète et complètement partagée par tous les acteurs sociaux dans leurs interactions multiples. Le lien social est nécessairement de ce fait un lien conflictuel, quoiqu’il puisse aussi être un lien de coopération, bien entendu. En tout cas il ne génère pas naturellement ou spontanément de l’ordre, c’est-à-dire le consentement harmonieux et effectif à respecter les mêmes règles. Il ne peut le faire qu’à travers deux processus très différents, voire divergents : une délibération permanente impliquant des techniques de persuasion mutuelle et réciproque ; ou la contrainte institutionnalisée, avec toujours, sous les boisseaux, la menace de la violence (y compris une violence irrationnelle, i.e., arbitraire, précisément comme celle des Américains en Irak).
Sur un plan international, où les problèmes inhérents au lien social sont complexes au point d’être chaotiques, cette dernière procédure paraît inévitable tant que nous n’avons pas découvert le secret d’un multilatéralisme total et plénier. Elle repose donc sur l’hégémonie. Dans la mesure où le prétendu ordre international est nécessairement un ordre hégémonique, on ne peut pas plus lui reprocher d’être ce qu’il est que de blâmer le soleil parce qu’il brille.
En revanche, on est en droit, en Afrique, de se demander si tel ordre hégémonique est favorable ou non à nos intérêts légitimes – ceux ayant trait à notre survie et prospérité telles que définies par notre position historique particulière qui est très différente, faut-il le souligner, de celle d’autres régions du monde.
Évidemment, il ne s’agit pas ici d’une question en « oui ou non ». Certains aspects de l’ordre hégémonique américain sont favorables à nos intérêts, d’autres ne le sont pas. Pour se déterminer complètement là-dessus, il faudrait faire une étude analytique aussi intelligente que possible des effets de cet ordre hégémonique américain sur le bien-être de la région sub-saharienne depuis la fin des années 1940, si bien que pour l’instant, il me semble impossible de tirer là-dessus des conclusions affirmatives. Mais je soupçonne que l’incidence nette est négative, pour trois raisons, dont l’une est logique, l’autre empirique et la troisième, qui m’intéresse plus ici, est d’ordre psychologique, disons.
La raison logique tient au fait que l’hégémonie américaine est une itération ultime (sans doute) de l’hégémonie occidentale, laquelle a commencé d’abord avec les empires coloniaux européens : or ces derniers se sont construits contre les pays tropicaux, et en prenant le sceptre des mains de l’Europe, jadis reine de ces pays, l’Amérique n’a pas opéré une rupture radicale avec les structures d’empire qui ont été établies durant cette période. Donc logiquement, il y a une continuité de quelque chose qui fonctionne en gros contre les pays tropicaux.
La raison empirique est que l’Afrique sous magistère américain ne s’est pas « développée ». Il y a là-dessus un « blame game » dans lequel les Occidentaux soulignent la « corruption » des Africains et les Africains accusent le « néo-colonialisme » des Occidentaux. Tous les deux ont raison par un côté, mais il n’en reste pas moins que dans ce rapport historique, ceux qui détiennent le pouvoir, ce sont les Occidentaux. Ils sont donc les responsables ultimes : comme disait le président américain Truman, « The buck stops here ».
La raison psychologique tient au fait que, foncièrement, les Occidentaux n’aiment pas les Africains. Je ne le dis pas de manière subjective, mais de manière objective, et ce n’est donc pas une accusation, mais un constat de fait. Je ne dis pas non plus que les Occidentaux « détestent » les Africains – ce n’est pas de sentiment dont il s’agit, plutôt d’indifférence, d’absence d’empathie et non pas tant de « respect » (comme le clament les nationalistes africains) que, de façon plus humaine et moins politique, de reconnaissance et d’amitié – au sens où Étiemble le note lorsqu’il écrit dans la revue Quatorze Juillet : « L’histoire de chacun se fait à travers le besoin d’être reconnu sans limite ; l’amitié désigne cette capacité infinie de reconnaissance. Imaginer que ce besoin soit constamment celui d’autrui, que l’autre comme nous-mêmes soit livré à cette exigence et acharné à obtenir réponse, qu’il se dévore lui-même et soit comme une bête si la réponse ne vient pas, c’est à quoi l’on devrait s’obliger et c’est l’enfer de la vie quand on y manque (…). Reconnaître autrui est le souverain bien, et non un pis-aller. »
Une telle reconnaissance est compromise par le fait que la première relation sociale des Occidentaux et des Africains a été la colonisation, dont les effets psychologiques ont été abondamment analysés par Albert Memmi dans Portrait du colonisateur, suivi du portrait du colonisé. L’un des effets les plus pervers dépeints par Memmi est le besoin, pour le colonisateur, de maintenir la distance entre lui et le colonisé ; et à l’inverse le besoin, pour le colonisé, d’abolir cette distance. Le colonisateur promet l’assimilation tout en refusant de l’accorder, et le colonisé désire l’assimilation mais ne peut jamais la conquérir. Le résultat est la révolte du colonisé : rejet du colonisateur et renfermement en soi-même à travers notamment la fétichisation de sa culture. Il faut, ici, remplacer « assimilation » par « reconnaissance », en mettant l’accent sur l’absence de réciprocité : le lien social entre Occident et Afrique est dégradé parce que le premier n’a cure d’être « reconnu » par la seconde, alors que celle-ci a soif de l’être par le premier, qui refuse de lui donner satisfaction, en un sens parce qu’il ne peut pas, prisonnier qu’il est des remanences de l’esprit colonial.
Pour en revenir à cette rencontre dont je parlais au-début de ce propos – j’exposai le « cas Afrique », en gros, quelle est sa position historique (un chantier chaotique confronté à des défis inconnus des autres régions du monde) et quels sont ses intérêts légitimes ; et pourquoi le fait de ne pas sentir que ces intérêts sont pris en compte dans le monde de l’hégémonie américaine ouvre l’appétit pour tout ce qui se présenterait comme une alternative, s’agissasse-t-il de quelque chose d’aussi nauséabond que la Russie poutinienne.
C’est compliqué de tenir un tel propos face à des décisionnaires occidentaux : d’une part, la parole de celui qu’on ne reconnaît pas paraît toujours trop forte et dérangeante – ce qui est vrai dans tout contexte social : j’ai eu beau retenir et modérer les mots (je n’ai, par exemple, pas parlé d’hégémonie américaine, mais d’ordre international, sans paraître même mettre des guillemets), je ne pouvais que sonner « radical » de quelque façon ; d’autre part, mes interlocuteurs partaient toujours de cette posture du blame game que j’ai évoquée tantôt, et où l’Afrique ne peut être véritablement prise au sérieux, i.e., reconnue, à cause de sa« corruption ».
Cette rencontre, qui a duré toute la journée, était honorée de la présence d’ambassadeurs de pays importants. Celui des États-Unis a été, dans son jeune temps, peace corps dans un pays africain. Je l’ai approché à un moment donné, lors du cocktail de fin de journée, et l’ai aiguillé sur ce sujet. Il me raconta comment la corruption régnait dans l’école où il intervenait. J’essayai de nuancer sans paraître excuser les travers qu’il avait observé – démarche qui ne fonctionne jamais, et qui l’a seulement alerté au fait qu’il avait commis une faute diplomatique en critiquant un pays africain devant « le représentant de l’Afrique » que j’étais censé être. Lors de son discours de la matinée, il avait filé l’idée selon laquelle le problème dont l’Occident devait avoir conscience par rapport au Sud, c’est que sa population est en révolte permanente par rapport à une corruption endémique, qu’elle fuit en migrant non pas vers la Russie et la Chine, mais vers le même Occident que ses dirigeants taxent de tous les maux. Plus tard, dans la soirée, il y eut un panel auquel j’assistai dans la foule sagement assise. L’un des panélistes expliqua que s’il fallait répondre aux besoins des pays du Sud, il fallait tenir compte du caractère insatiable de leurs demandes et du fait que plus on leur donne, plus ils réclament.
Il y a une vidéo intéressante d’un discours de feu Amadou Toumani Touré que l’on peut regarder ici, en passant par Facebook. ATT y évoque les débuts de la crise sahélienne actuelle. La vision occidentale du cas ATT est la suivante : il présidait sur un régime corrompu, discriminateur à l’égard des « populations du Nord », singulièrement les Touareg, et ces derniers ont eu bien raison de se révolter en 2011, d’autant plus que « l’État malien » les a « massacrés » en 1963 (date et événement qui ressortent toujours, tel un immarcescible péché originel, dès qu’il s’agit des rebellions touarègues du Mali). Les Maliens ont un discours très différent, mais les Occidentaux – en particulier, dans le cas d’espèce, les décisionnaires français, refusent de l’entendre.
Dans ce discours, marqué d’ailleurs par l’humilité et la tolérance, ATT explique, en gros, que le Mali a besoin d’aide, pourquoi il a besoin d’aide, de quelle aide il a besoin, comment l’Occident (« la communauté internationale ») peut l’aider, et pourquoi l’Occident lui doit cette aide aussi bien du point de vue moral – c’est l’Occident qui a allumé le feu aux poudres en détruisant le statu quo libyen – que du point de vue politique – les intérêts de l’Occident sont en jeu.
Ce discours, délivré devant un parterre de représentants occidentaux – dont certains ont sans doute compris son propos et l’ont défendu devant leurs gouvernements – est resté au final inaudible dans les capitales occidentales. Il ne venait pas d’un ami, de quelqu’un dont on pouvait entendre la voix, comprendre intimément les raisons, et, tout en tenant compte de ses défaillances, savoir assez comment les nuancer pour agir efficacement en sa faveur. Cela peut se faire à l’endroit d’un ami véritable : l’Ukraine. Mais le Mali ?
C’est bien sûr tant mieux pour l’Ukraine : elle mérite d’être aidée, et elle l’est parce qu’au-delà du calcul des intérêts qui sont invoqués pour justifier cette aide, elle est « reconnue » par l’Occident, contrairement par exemple à la Tchétchénie que Vladimir Poutine a soumis au même traitement infâme et avec laquelle il est parvenu finalement à ses fins après une débauche de violence inouïe sans que l’Occident lève le petit doigt ou face la moindre protestation véritable et effective. Le Mali, le Sahel, l’Afrique sont comme la Tchétchénie à cet égard. Même lorsqu’ils apparaissent comme des sites d’intérêt stratégique – comme l’est le Sahel – l’aide qui leur est apportée est généralement rachitique et répond non pas à leurs demandes précises et circonstanciées, mais à l’idée que se fait l’Occident de ce dont ils ont besoin : surtout sachant que « plus on leur donne, plus ils réclament ». L’Ukraine, bien sûr, n’obtient pas tout ce qu’elle demande. Mais ce n’est pas parce que ses demandes paraissent inacceptables ou inaudibles : c’est parce que toute acceptation doit être calculée à l’aune de la réaction russe – et aussi parce que, en bon négociateur, le président ukrainien demande en excès de ce qu’il sait pouvoir obtenir, pour l’obtenir dans des meilleurs délais et conditions. Les présidents africains ne peuvent compter sur une telle relation – ils n’ont par exemple jamais obtenu un appui financier réel au G5 Sahel, qui est demeuré une coquille vide bien avant que le Mali ne tire sa révérence.
Il est bien entendu que lorsque je dis « l’Occident ne nous aime pas (i.e., n’est pas notre ami) », je parle en général et au plan des catégories mentales qui servent de pensée aux bureaucraties et aux institutions. Lors de cette rencontre, j’ai pris mon déjeuner avec le monsieur qui avait demandé ma participation. Il comprenait parfaitement ce que je pouvais ressentir, et en étais manifestement frustré. Il se désola de ce qu’il voyait comme un solipsisme occidental et me recommanda chaleureusement la lecture d’une nouvelle théorie des relations internationales présentée par un philosophe chinois, et qui lui semblait faire écho à des choses que j’avais dites – il s’agit de ceci, qui vaut en effet le détour. Je me dis qu’il devait être bien seul, et que, pour l’amitié de lui, je ne refuserai pas de prendre part à ce type de rencontres à l’avenir, bien qu’il s’agisse d’ordalies pour moi, s’il en est l’hôte.
Et bien que je trouve impardonnable l’attitude des Africains pro-russe ou pro-Poutine, je peux du moins comprendre le côté pied de nez à l’Occident, même s’il semble parfois par trop verser dans ce que Memmi appelle « le racisme du colonisé » (Memmi, soit dit en passant, qui dans sa « mise à jour » de ses thèses, publiée en 2004 sous le titre Portrait du décolonisé arabo-musulmans et de quelques autres, est malheureusement passé « de l’autre côté du miroir »).
Les Français disent, « qui m’aime me suive », mais ici, l’axiome est plutôt : « je te suis si tu m’aimes ». Et tu ne m’aimes pas.