Le rationalisme et le désenchantement, ou, pour être plus précis, la « démagification » (Entzauberung), les deux processus d’emendatio mentis (« réforme de l’entendement ») qui, aux dires de Max Weber, seraient à l’origine de la culture de la modernité, et notamment de son irrépressible tendance à la sécularisation, sont choses anciennes et presque originelles en Islam, mais choses anciennement étouffées.
Pour résumer jusqu’au schématisme une histoire compliquée, les premiers temps de l’Islam furent un foisonnement de théologies, d’abord issues de la grande division racinaire de la nouvelle religion – celle qui suivit la crise dite fitna maqtal Usman (« troubles du meurtre d’Ousmane », par référence à l’assassinat, en juin 656, du troisième calife, Ousmane ibn Affan, celui-là même qui le premier fit compiler le Coran) – et ensuite liées à l’équilibre doctrinaire de l’islam entre l’humain et le divin, notamment exprimé par des concepts copulaires, din wa dunya (« la religion et le monde »), shar wa aql ( « la loi (ou le dogme) et la raison »). Idéalement, le musulman se doit d’équilibrer sa conduite par rapport à ces dimensions de l’existence, être soucieux de la religion et de la loi, car cela décidera de sa destinée éternelle dans l’au-delà, mais également savoir se conduire dans le monde suivant les exigences de la raison, car cela commandera sa destinée transitoire sur terre. Il existe, de ce fait, quatre cas de figure possible dans la conduite des hommes : celle qui respecte l’équilibre, celle qui penche à l’excès vers la religion (fanatisme, dogmatisme), celle qui exagère du côté de la raison (rationalisme, athéisme), et celle qui ne relève ni de l’une ni de l’autre et se montre à la fois irréligieuse et irrationnelle.
Il existe, ou a existé, une certaine tendance pessimiste de la pensée arabo-islamique qui soupçonne, voire soutient que cette dernière tendance est la plus répandue parmi les hommes. Personne, peut-être, ne l’a mieux exposée que le philosophe maghrébo-andalou du XIIe siècle, Ibn Tufayl, auteur d’un apologue traduit en français sous le titre « Le philosophe sans maître » ou « Le philosophe autodidacte ». C’est l’histoire d’un homme né dans une île déserte sous l’Équateur (zone de l’équilibre et de la tempérance par excellence, selon Ibn Tufayl) par génération spontanée et nourri par une gazelle shakula comme dirait l’hébreu (c’est-à-dire ayant perdu ses petits, comme l’orphelin est celui qui a perdu ses parents), Hayy ibn Yakzan, « le Vivant fils du Vigilant ». Hayy découvre tout seul et sans langage, par la seule puissance de l’intelligence rationnelle (aql) toutes les vérités du monde matériel et immatériel. Arrivé au mitan de la vie, à l’âge de cinquante ans, il est « découvert » par Absal, un homme originaire d’une terre voisine nouvellement acquise à l’islam. Bien qu’ayant adopté cette religion, Absal était désireux de s’isoler de ses coreligionnaires pour approfondir son savoir et méditer sur le sens caché derrière la lettre de la foi, d’où sa retraite sur cette île qu’il croyait déserte. En d’autres termes, Absal était tout autant que Hayy un adepte du libre examen, quoiqu’à travers la religion, là où l’autre l’était purement à travers la raison humaine. Absal rencontre donc Hayy, lui apprend le langage, et découvre qu’il était arrivé, par une voie purement rationnelle et naturelle, au même degré de savoir que lui, jusque et y compris la saisie de l’existence d’un Dieu unique et créateur. Heureux de s’être ainsi assurés de la vérité de leur savoir et sagesse, les deux hommes se rendent au pays d’où était venu Absal, et qui représente pour ainsi dire l’humanité, dans le but de lui apporter cette pure lumière de science religio-rationnelle. Ils se font rejeter avec hostilité par une humanité incapable de la recevoir. Le verdict est sans appel : « Examinant les différentes classes des hommes, [Hayy] vit que chacun plaçait son bonheur dans les choses présentes ; que leurs passions étaient leur dieu ; qu’ils se perdaient en amassant les plus petites choses du monde, que le désir d’amasser de plus en plus les occupait jusqu’au tombeau ; (…) que la dispute avec eux ne servait qu’à les rendre plus obstinés… » C’est au point où, concluant que les hommes dans leur grande majorité étaient en quelque sorte des bêtes brutes gouvernées par les passions mauvaises ou appétitives, il comprit que l’islam lui-même n’était pas en tant que tel la vérité, mais seulement l’espèce de vérité qui convenait à de tels êtres. Vivre suivant les directives de la Sharia était le niveau de sagesse qui pouvait sauver ces individus « traitables mais défectueux ». Ayant reconnu ce fait, Absal et Hayy félicitèrent les hommes d’avoir reçu l’islam et se retirèrent quant à eux dans leur île, manifestement incapables de vivre dans la compagnie d’une telle engeance. On peut se demander à quel point ils étaient, eux-mêmes, musulmans.
Le rationalisme, dont ils étaient évidemment des thuriféraires, amène nécessairement à se poser cette question, qu’il prenne des apparences religieuses, comme dans le cas de la théologie mutazilite, ou des airs librement philosophiques comme chez Ibn Tufayl et son maître Ibn Sina (Avicenne). Par ailleurs, il faut se rappeler que du point de vue de la plupart des philosophes de culture islamique de cette époque ancienne, seule l’âme rationnelle est éternelle, le corps physique et toute sa charge d’appétits et de passions se dissolvant dans la mort. De ce fait, l’enfer et le paradis ne sauraient exister – idée en contravention directe avec la profession de foi musulmane. L’âme rationnelle s’élève simplement vers son principe, Dieu, qui est Pure Raison (encore le concept aql – et on reconnaît l’influence de la métaphysique d’Aristote). À leur trépas, ceux qui étaient dépourvus d’âme rationnelle – la tourbe humaine dépeinte par Ibn Tufayl – cessaient tout bonnement d’exister et il n’y avait pour eux nul au-delà. Seulement, comme l’indique Ibn Tufayl, il est raisonnable de les laisser croire en l’enfer et au paradis, et en d’autres idées et notions dispensées par la religion, sans quoi ils ne pourraient mener une existence décente dans ce qui, en somme, est tout ce qu’ils peuvent jamais avoir : la vie sur terre.
On voit comment, poussé à un certain point, le rationalisme peut aboutir à des pensées antireligieuses, lesquelles sont apparues en Islam dans toute leur acidité subversive des siècles avant Voltaire et ses épigones. C’est le cas, par exemple, de Ibn al Rawandi qui se livra à une attaque en règle de la prophétie et des miracles, se lança (dans un livre intitulé L’Écraseur de cerveau) dans une critique vétilleuse des erreurs et absurdités du Coran, ouvrage d’ailleurs qu’il tenait pour « créé » (comme les Mutazilites, dont il fit partie) et dont le style lui paraissait inférieur à celui de l’ancienne poésie arabe, et qui attribua à un brahmine fictif – un peu à la manière précisément de Voltaire – son Livre de l’émeraude, ainsi dénommé parce que l’émeraude fascine le serpent, image dans laquelle le musulman est le serpent, l’émeraude est le Coran. On y lit, entre autre gracieusetés (citées par ses réfutateurs, car les écrits de Ibn al Rawandi ont été oblitérés) que le Prophète avait « apporté avec lui des choses incompatibles avec la raison, tels que la prière, l’ablution des impuretés majeures, le jet de cailloux [lors du pèlerinage], la marche autour d’un sanctuaire qui n’entend ni ne voit et le fait de courir entre deux collines qui ne peuvent ni secourir ni blesser ». Il rejette la théodicée, et tout en croyant apparemment en Dieu, le voit plus comme un despote que comme une puissance miséricordieuse. Il n’était pas un cas isolé. En dehors du bien connu Abu Isa al-Warraq, qui vécut à la même époque, on peut mentionner leur jeune contemporain Abu Bakr al-Razi, qui présenta une critique tout aussi systématique non seulement de l’islam, mais de toutes les religions connues de lui, les taxant d’être des idéologies communautaires incapables de fonder leur vérité sur des fondements universels (il mentionna en dehors de l’islam, le judaïsme, le christianisme, le manichéisme et le brahmanisme). Il les considérait comme étant de façon inhérente violentes parce que la soumission religieuse dériverait non pas d’une entité divine mais de la domination de guides religieux, qu’il s’agirait d’imiter aveuglement en faisant fi de l’examen empirique et du raisonnement rationnel, sous peine de mort.
Dans certains cas, cette pensée antireligieuse s’exprimait à travers la poésie, ce qui lui donnait des accents particuliers, moins rationalistes et à la fois plus humanistes et spirituelles. Le cas le plus intéressant – quoique pas le plus connu sans doute – est celui du Syrien Al Ma’arri, auteur de deux recueils de poésie dont les titres peuvent se traduire en français, La Nécessité de ce qui n’est pas nécessaire et La Lettre de pardon. Contrairement aux penseurs rationalistes, Al Ma’arri ne s’en prit pas, dans ces œuvres, à Dieu ou au divin, mais il se joignit à eux pour attaquer la religion, entreprise présentée comme purement humaine : « Ô les sots, réveillez-vous ! Les rites que vous tenez pour sacrés/ Ne sont que fraudes conçues par les hommes d’antan/Qui convoitaient la richesse et ont acquis l’objet de leur convoitise/Avant de périr dans la bassesse et leur loi est poussière ». D’accord avec Al-Razi sur le caractère faux de toutes les religions, il écrivit : « L’union de toute l’humanité dans l’erreur, de l’Orient à l’Occident/Est rendue pleine et entière parmi eux par la différence de rite et de croyance », ou en d’autres termes, la diversité des religions était le signe de leur commun égarement.
Le personnage est curieux. Né en 973 dans une famille riche, devenu aveugle à un jeune âge, il était entouré de serviteurs qui lui lisaient les livres et à qui il dictait ses écrits. Après la mort de ses parents bien-aimés, qui fut un choc psychologique majeur pour lui (en particulier le décès de sa mère), il se consacra à l’ascétisme et au célibat pour le restant de ses jours, rejetant notamment l’idée d’avoir des enfants, car la vie n’est que « chagrin et amère souffrance ». Il écrit également à ce sujet : « J’ai donné la paix à mes enfants, car ils se trouvent dans la félicité de la non-existence qui surpasse tous les plaisirs de ce monde. » Pourtant, il n’était pas nihiliste : il écrivit contre la guerre, embrassa et se fit le propagateur du véganisme, le régime alimentaire qui causerait le moins de souffrance à des êtres vivants. Il était fondamentalement un militant de la cause de l’allègement maximal de toute souffrance pour tout être sensible et finit sa vie très âgé (en 1058, à l’âge donc de 85 ans) en odeur de sainteté séculière si l’on peut dire, recevant des étudiants de toute confession attirés par sa sagesse excentrique.
Je pourrais citer d’autres exemples, mais on voit ce que je voulais dire à propos de Weber et du rationalisme. Bien sûr, d’une certaine façon, Weber avait raison (apparemment), dans le sens où ce rationalisme et cet humanisme de culture islamique n’ont jamais pris le dessus dans cette culture, en tout cas pas au point où cela est arrivé dans la culture occidentale quelques siècles plus tard. Et les œuvres de ces auteurs, loin de devenir des classiques, ont été le plus souvent éradiquées de la littérature islamique, ne subsistant généralement que sous la forme de citations dans des écrits de réfutation. Néanmoins, elles montrent que le rationalisme le plus corrosif et l’humanisme le plus intransigeant ne sont pas simplement des fruits du processus historique de la modernité et ont pu fleurir dans un contexte historique en apparence très inhospitalier. Il ne semble pas d’ailleurs que ces auteurs aient été châtiés de leur témérité et des commentateurs d’une époque un peu plus tardive s’étonnent par exemple que Ibn al-Rawandi ait survécu à ses attaques contre le Coran. Il est certainement inconcevable qu’un tel personnage puisse s’exprimer publiquement en 2023. Dans sa Stromate V, Clément d’Alexandrie, l’un des Pères de l’Église (IIe-IIIe siècle) régla ainsi, si l’on peut dire, la question des impertinences du rationalisme au sujet de la religion : « …parmi les questions, certaines n’ont besoin que de la réponse des sens : par exemple le feu est-il chaud ? la neige est-elle blanche ? D’autres ont besoin de réprimande et de blâme, comme dit Aristote, ainsi la demande : faut-il honorer ses parents ? Il en est enfin qui méritent d’être punies, comme de réclamer des preuves de l’existence d’une providence ». C’est un état d’esprit plus vivace aujourd’hui, dans les endroits où vécurent ces auteurs, qu’il ne l’était en leur temps.
En 2009, dans le cadre d’une enquête sur les médersas, j’ai interviewé, à Niamey, un directeur de médersa qui me dit avoir enseigné la philosophie (le programme de style français dans lequel on enseigne la philosophie au lycée s’appliquant aussi dans les médersas dites « franco-arabes ») et se lança dans une défense de ce qu’il appelait « la philosophie française » (peut-être voulait-il dire « occidentale » : les scolaires francophones ont tendance à qualifier de français tout ce qui est européen, y compris Homère et Shakespeare). Elle permettait, me dit-il, de discuter les choses à fond et de présenter des perspectives nouvelles aux esprits. Pour illustrer ce qu’il voulait dire, il usa d’un exemple qui me lança songeur. Selon lui, les intellectuels arabes du Golfe, qui s’en tiennent uniquement aux dogmes religieux, sont toujours battus dans les grands débats par les intellectuels originaires du Maroc, de l’Algérie, de la Tunisie et de l’Égypte, qui n’ont pas rejeté « la culture française » et « savent discuter ». Ils savaient mettre du aql dans leur shar. Vers ce temps, je me souviens avoir dit à un ami nigérian de Katsina qui voulait inscrire son fils dans une école nigérienne afin qu’il devienne francophone – « Oui, mais on lui enseignera aussi la philosophie ». Cela semble l’avoir découragé. Il n’était sans doute pas loin de se faire à ce sujet les mêmes idées que Charles McFarlane, voyageur britannique pétri de christianisme, qui, en goguette à Istanbul en 1850, fut consterné du spectacle d’instruction philosophique à la française qu’il découvrit au Galatasarai Lisesi (« Lycée du Sérail de Galata ») : « Cela fait longtemps que je n’ai vu une telle collection de matérialisme patenté. Un jeune turc, d’une vingtaine d’années apparemment, était assis les jambes croisées dans un coin de la salle, lisant ce manuel d’athéisme, le Système de la nature ! Un autre des étudiants montra sa maîtrise du français et de la philosophie en citant des passages de Jacques le fataliste de Diderot, de ce composé de blasphème et d’obscénité… Le Rapport de physique et de morale de l’homme de Cabanès occupait une place de choix sur les étagères. Je ne m’étonnais plus qu’il soit de commun propos que tout élève qui sortait de Galata Serai après y avoir passé une session entière, en sortait toujours un matérialiste, et généralement un libertin et un fripon. »
Vrai régal d’intelligence, ce texte est une mise au point très bien venue !