Il était mort. Mort à jamais ? Qui peut le dire ?
Lettre pour encourager à ouvrir ou rouvrir Proust
À la recherche du temps perdu a quelque chose des Mille et une nuits, dans le sens où Proust l’a écrit dans une sorte de course contre la mort. Mais alors que Shéhérazade n’avait qu’un sultan menaçant à retenir, Proust devait tromper un dieu – le Temps, qui est apparu, dans ses derniers jours et ses dernières nuits, sous la forme étrange, et d’autant plus effrayante qu’elle était étrange, d’une grosse femme en noir, une grosse femme trop horrible pour qu’on puisse la toucher. Peut-être était-ce la moire Atropos, l’Inévitable, celle qui est armée d’un ciseau pour couper le fil de la vie qui fut filé par sa sœur Clotho, et tissé par son autre sœur Lachésis. Les Moires, chez les Romains, étaient les Parques, et Atropos s’appelait simplement, chez eux, Morta – « la fatale ». La Fatale a tranché le fil de la vie de Marcel il y a exactement cent ans aujourd’hui, le 18 novembre 1922. Le titre de ce billet provient d’un passage de La Prisonnière, un des volumes de La Recherche, qui relate la mort d’un écrivain nommé Bergotte, et qui annonce en fait la propre mort de Proust (bien qu’inséré dans un volume intermédiaire, le passage fut l’un des derniers écrits par Proust). J’ai oublié le jour exact où j’ai commencé à lire Proust. Je sais seulement que j’avais seize ans. Je n’ai jamais arrêté de le lire depuis. Je suis entré dans la tribu incroyablement nombreuse et diverse des Proustiens. Hier, je regardais le dernier épisode de la burlesque série animée américaine Family Guy. Stewie, le bébé à tête de ballon de rugby, se cache dans une valise posée sur un trottoir et s’endort. La valise appartient au pilote de ligne Quagmire, qui la prend et l’emporte à Paris. Toutes sortes de péripéties s’ensuivent, mais c’est seulement vers la fin que, tout ému, je comprends que toute cette histoire ne tendait qu’à mener Stewie devant le tombeau de Proust au Père Lachaise, tombeau reproduit tel que dans la réalité (je le sais, j’y ai été, j’ai voulu même y déposer une aubépine, fleur favorite de Proust, mais ce n’était pas la saison). L’épisode était un hommage funéraire totalement inattendu. “Ils” sont partout - les Proustiens.
J’avais commencé un essai sur Proust à poster ici le 18 novembre. Le temps, cependant, n’a pas suffi (car aussi l’essai n’arrêtait pas de s’allonger). Le texte qui suit email envoyé à un ami il y a presque exactement vingt-et-un an, le 20 novembre 2001, pour l’inciter à lire Proust. Je renvoie le même courrier aux lecteurs de ce blog, par delà le temps.
Rendu à moi même, je me suis replongé dans Jean Santeuil, le seul Proust que je n’aie pas lu – et j’essayais depuis le début du semestre, a travers les flots incessants de readings et d’assignments, d’enfin combler cette consternante lacune. Evidemment, le livre est confondant, tout autant que La Recherche, qui ne rend du reste pas sa lecture vaine puisque, avec beaucoup de trésor commun, c’est un livre tout différent, bien plus autobiographique, par exemple, avec quelques qualités très différentes. Il y a ici encore des pages entières que je voudrais citer pour ceux qu’il me semble bon d’encourager à proustifier plus qu’ils ne le font. Mais je crois qu’à toi, j’enverrais seulement, pour réveiller, ton ardeur, ces propos du Billet à Angèle de Gide :
« Mme B… me racontait hier qu’elle avait eu de tout temps la vue faible ; ses parents ne s’en avisèrent pas aussitôt, et ce n’est que vers l’age de douze ans qu’on commença de lui faire porter des lunettes. « Je me souviens si bien de ma joie », me disait-elle, « lorsque, pour la première fois, je distinguai tous les petits cailloux de la cour. » – Lorsque nous lisons Proust, nous commençons de percevoir brusquement du détail ou ne nous apparaissait jusqu’alors qu’une masse. C’est, me direz-vous, ce qu’on appelle : un analyste. Non ; l’analyste sépare avec effort ; il explique ; il s’applique : Proust sent ainsi tout naturellement. Proust est quelqu’un dont le regard est infiniment plus subtil et plus attentif que le nôtre, et qui nous prête ce regard tout le temps que nous le lisons. Et comme les choses qu’il regarde (et si spontanément qu’il n’a jamais l’air d’observer) sont les plus naturelles du monde, il nous semble sans cesse, en le lisant, que c’est en nous qu’il nous permet de voir ; par lui tout le confus de notre être sort du chaos, prend conscience ; et comme les sentiments les plus divers existent en chaque homme à l’état larvaire, à son insu le plus souvent, qui n’attendent parfois qu’un exemple ou qu’une désignation, j’allais dire : qu’une dénonciation, pour s’affirmer, nous nous imaginons, grâce à Proust, avoir éprouvé nous même ce détail, nous le reconnaissons, l’adoptons, et c’est notre propre passé que ce foisonnement vient enrichir. »[1]
Bien sûr, n’est-ce pas ? C’est nous-mêmes qui nous trouvons illuminés dans toute notre mémoire quotidienne, dans ce que Proust lui-même appelle « la substance de la vie », de notre vie. Et l’enchantement que nous retirons à lire son livre vient non seulement de cette inimitable plénitude artistique dont il est pourvu, mais aussi du plaisir intense, personnel, individuel, d’être rendu à nous même par un guide doté d’une sorte d’infaillibilité surnaturelle (M. me fit remarquer un jour que n’étant pas Français, c’est-à-dire n’ayant pas connu certaines choses physiques tels que les quatre saisons, l’atmosphère des maisons bourgeoises ou le goût de la véritable madeleine, je comprenais forcement Proust moins qu’elle. La remarque, tu le vois, est sans intérêt, et ce fut là une des nombreuses fois où je ne consentis pas à discuter avec elle). Gide décrit aussi ainsi le service que rend le livre de Proust : le livre de Proust, reconnaît-il, exige du loisir de la part de son lecteur, mais tout en l’exigeant, parvient à l’obtenir, et que tel, au reste, est son réel bienfait. Il y a plus, et ici je laisse parler Gide :
« Vous me direz que le propre de l’art et de la philosophie est d’échapper précisément a la réclamation de l’heure ; mais le livre de Proust a ceci de particulier qu’il tient compte de chaque instant ; on dirait qu’il a la fuite même du temps pour objet. Echappé de la vie, il ne se détourne pas de la vie ; penché sur elle, il la contemple, ou plutôt il contemple en lui son reflet. Et plus inquiète est l’image, plus calme est le miroir, plus contemplatif le regard. Il est étrange que de tels livres viennent à une heure où l’événement triomphe partout de l’idée, où le temps manque, où l’action moque la pensée, où la contemplation ne semble plus possible, plus permise, où, mal ressuyés de la guerre, nous n’avons plus de considération que pour ce qui peut être utile, servir. Et soudain l’œuvre de Proust, si désintéressée, si gratuite, nous apparaît plus profitable et de plus grand secours que tant d’œuvre dont l’utilité seule est le but. »[2]
Tu sais, toutes les grandes cultures d’Europe, si je peux dire ceci au moins en purs termes d’étendue globale, la culture allemande, l’anglaise et la française, ont produit chacune une tradition intellectuelle et morale précise, qui, me semble-t-il, ne pouvait être portée par un sol différent, qui est généralement ignorée de la masse des Allemands, Anglais, Français, mais qui est bien ce que ces pays peuvent offrir de plus valable a l’universalité des hommes. Chez les Allemands, c’est très visiblement la philosophie idéaliste et toutes ses variétés ; chez les Anglais, c’est apparemment celle des humoristes, perspicaces et sentimentaux ; chez les Français, c’est celle des moralistes – pas des moralisateurs, bien sûr, ce serait plutôt le contraire. Ceux qui décrivent les mœurs et explorent la psychologie par les moyens uniquement du discours rationnel, assisté d’un « art poétique » (ou rhétorique, ou littéraire) destiné à concentrer, par le plaisir esthétique, l’attention du lecteur (en lieu et place de la recherche de l’inférence scientifique pure, encore que certains prétendent que Freud, par exemple, use de l’inférence scientifique comme d’une arme rhétorique, destinée plus à persuader qu’à démontrer…). Au XXeme siècle, Proust est le plus grand représentant de cette tradition, dont l’ancêtre est Montaigne – et Proust est aussi grand que Montaigne, ou plus.
Je soupçonne que cela fait un moment que tu as cessé de me lire vraiment. Sur Proust, j’ai la fâcheuse tendance de pontifier, sans même proustifier. Mais somme toute, je n’efface rien, puisque ce que j’ai dit est exact et devrait t’intéresser. Devrait aussi t’intéresser à rouvrir Proust – si, comme le je suspecte, notre époque pressante t’a obligé de le refermer.
[1] Marcel Proust, André Gide. Autour de La Recherche. Lettres. Editions Complexe, 1988, p. 103.
[2] P.111.