Depuis quelques temps, le New York Times publie une série de reportages sur Haïti et les racines passées et présentes de ses exceptionnelles misères. Si bien de ces racines sont locales - Haïti, qui est un pays africain dans le fond, a inauguré la malheureuse tradition africaine de ce que j’appelle “les élites contre la nation” - les pays impérialistes, en l’occurrence la France et les États-Unis, sont également coupables, quoiqu’on en parle moins. Le tribut imposé par la France à Haïti pour payer des réparations aux esclavagistes chassés du pays au début du XIXe siècle est bien connu (en France comme aux États-Unis, une bonne partie de l’opinion publique et de la classe politique pousse des cris d’orfraie dès qu’il s’agit de réclamer des réparations pour l’esclavage et la colonisation, mais la réparation pour les esclavagistes - y compris en Grande-Bretagne - n’a pas soulevé de controverses.) L’histoire de comment une banque française a piégé Haïti pour continuer à lui sucer le sang une fois qu’il s’était pratiquement déchargé de sa “dette” avait été complètement oubliée, jusqu’à ce que ces enquêtes du NYT l’exhument. La banque en question est le Crédit Industriel et Commercial, fondée en 1859 et encore en activité, mais devenue amnésique sur ses activités de pillage financier à Haïti entre 1875, date d’un premier prêt rapace, et les premières années du XXe siècle, où Frédéric Marcelin, auquel j’ai consacré une note dans ce blog, a enfin réussi à détacher la goule de sa proie. Pour ceux qui lisent l’anglais, la triste histoire, qui est un important chaînon dans la généalogie de la chute dans l’abjection où barbote aujourd’hui Haïti, se trouve ici:
How a French Bank Captured Haiti
Frédéric Marcelin a livré sa version de la même histoire dans un livre publié en 1890, et qui est téléchargeable ici:
La Banque nationale d’Haïti: une page d’histoire.
Le début de ce texte de Marcelin fait une sorte de hiérarchie des responsabilités: les élites haïtiennes corrompues n’étaient que comparses dans un jeu de dupes dont les bénéficiaires repus jusqu’au dégorgement (ce que l’article du NYT montre bien au demeurant) se trouvaient à Paris.
J’aimerais croire Marcelin, et que les élites haïtiennes étaient moins coupables. Cette histoire a un équivalent extraordinaire de similitude dans l’Afrique du Sud post-Apartheid, lorsqu’une partie des élites de l’ANC, rassemblées autour de Jacob Zuma, se sont abouchées avec un trio d’hommes d’affaires indiens, les frères Gupta, pour piller les ressources publiques du pays en une entreprise criminelle connue en Afrique du Sud par la formule “capture d’État”. Il n’est pas toujours besoin d’une puissance impérialiste, comme on le voit. Si la CIC n’avait pas proposé ses “services” aux élites haïtiennes, celles-ci n’auraient-elles pas trouvé un autre vampire pour les aider à exploiter le pauvre peuple? Tant que l’on n’a pas une élite patriotique, le piège est sans fin. Une telle élite est possible: Frédéric Marcelin l’a prouvé. Hélas! il était minoritaire.