État et djihadisme au Sahel: "Don't Look Straight"
Michael Shurkin a publié une note de réflexion (voir ici) sur la voie suivie par la France au Sahel, et les raisons de son échec, qui peuvent servir d’entrée en matière à cette note sur la question de l’État à laquelle j’ai fait allusion dans le billet précédent. Il serait bon de lire la réflexion de Shurkin, ne serait-ce qu’à l’aide, parfois traîtresse il est vrai, de Google Translate. Mais pour ceux qui ne le voudraient pas, j’en fais un rapide résumé.
Selon Shurkin, la France a perdu le Mali (je ne suis pas sûr de ce que cela veut dire exactement, soit dit en passant) à cause d’un malentendu.
Pour la France, l’opération Barkhane aurait été nécessaire pour combattre les djihadistes, mais non suffisante pour les défaire. Barkhane n’a, ni pouvait avoir l’envergure lui permettant de mettre totalement fin à la menace djihadiste au Sahel. Mais elle permettait de donner le temps aux gouvernements sahéliens de s’organiser pour venir eux-mêmes à bout de cette menace, avec l’assistance de la France et de ses alliés européens. Par contraste, les Sahéliens – leurs gouvernants comme leur opinion publique – auraient cru que la prétention de la France avait été que Barkhane suffirait à les débarrasser des djihadistes, si bien que les gouvernants seraient dispensés de la nécessité de s’occuper eux-mêmes du problème, nécessité qui aurait impliqué la « tâche herculéenne » de se mettre à la hauteur du défi à travers des réformes adéquates du secteur étatique. Or Barkhane ne pouvait réussir que si les gouvernants sahéliens avaient compris ses limites et fait ce qu’il fallait pour profiter des opportunités qu’elle offrait. Seulement, ces derniers, empêtrés dans leurs contradictions, n’ont pas voulu le faire, et les Français eux-mêmes ont commis des erreurs tenant à un mélange de péché d’orgueil (« nous pouvons y arriver ») et d’incapacité à établir non pas seulement une ligne de communication efficace, mais un dialogue véritable avec les dirigeants et le public sahélien. Par ailleurs, par souci d’effectivité à court terme, ils ont fermé les yeux sur les dérapages politiques de leurs alliés sahéliens.
Cette analyse me paraît exacte dans les grandes lignes, et j’ai eu moi-même à la faire récemment vers la fin de mon essai « Mapping the Sahel » récemment publié par la New Left Review. Ce que Shurkin laisse de côté, ce sont les erreurs politiques que les Français ont commises dans ce qui est, après tout, un groupe d’anciennes colonies, parce qu’ils n’ont toujours pas entrepris de décoloniser leur appareil d’État, en particulier la présidence, la défense et – atteintes à un moindre degré – les affaires étrangères.
La présidence française a un legs plus néocolonial que colonial, étant une fondation de Charles de Gaulle, l’artisan de la politique néocoloniale de la France en Afrique ; la défense, naturellement, est l’institution qui a acquis et protégé l’empire colonial, et elle est, pour ainsi dire congénitalement conservatrice ; par contre le Quai d’Orsay n’est colonial que par effet de voisinage, puisque l’État français avait un ministère des colonies distinct de celui des affaires étrangères, ministère qui a ensuite été succédé par le ministère de la coopération, chargé des relations avec les anciennes colonies jusqu’au milieu des années 1990. D’ailleurs, au Mali, les ambassadeurs français étaient souvent en désaccord avec la politique décidée en tandem entre l’Élysée et la défense. On peut se demander quel serait l’impact de la suppression annoncée par Macron du corps de la diplomatie française, dans une quête de rationalisation fonctionnelle à la sauce néolibérale.
Il n’empêche, le problème fondamental reste celui de la réforme et de l’expansion de l’État, afin qu’il puisse acquérir certaines des fonctionnalités justifiant son existence – y compris son pouvoir de contrôle sur les citoyens et son coût.
L’État est, dans l’idéal, un ensemble d’organisations au service de l’intérêt général, et pilotées par une direction politique qui se charge de coordonner leurs actions à cet effet. Il est entendu qu’il s’agit là de l’idéal et qu’aucun État ne fonctionne tout à fait selon l’idéal. Mais il existe au moins deux manières simples de l’amener à se rapprocher dudit idéal : (1) La promotion d’une proximité des services étatiques avec les citoyens – c’est-à-dire l’établissement, au maximum, de rapports horizontaux, en tout cas plus obliques que verticaux, entre services et citoyens, et (2) Le développement de l’autonomie fonctionnelle des organisations d’État – c’est-à-dire de la marge d’autonomie par rapport au pouvoir politique dont elles ont besoin pour remplir leurs missions.
En général, en Afrique, les organisations étatiques entretiennent des rapports très verticaux avec les populations, ce qui fait parfois songer aux temps coloniaux ; et ces organisations sont « molles », c’est-à-dire que les dirigeants politiques les manipulent à peu près à leur guise, compromettant parfois de façon terminale leur autonomie fonctionnelle, et donc les empêchant de remplir leurs missions.
C’est une tentation naturelle des dirigeants politiques de soumettre ce qu’on appelle « les institutions », mais paradoxalement, elle s’est parfois révélée plus forte sous la démocratisation qu’à l’époque de certains régimes despotiques du passé. On entend beaucoup parler au Sahel – que ce soit au Niger, au Burkina ou au Mali – de « relever » ou « redresser l’autorité de l’État ». Les despotismes sahéliens de l’ère 59-89 étaient des despotismes développeurs, à des degrés divers. Quel que soit ce qu’on peut penser de leurs actions dans ce cadre, ils considéraient véritablement l’État comme un outil à utiliser au service d’un intérêt général que l’on conceptualisait alors sous la formule « développement national ». De ce fait, il était important de laisser aux organisations de l’État une bonne dose d’autonomie fonctionnelle. Il y eut également de réelles tentatives d’aménager des rapports horizontaux entre les citoyens et certains services étatiques pertinents : ainsi les organisations d’encadrement certainement par trop disciplinaires du régime de Modibo Keita au Mali, ou encore l’appareillage des coopératives et de l’animation rurale au Niger (sous Diori en particulier) ou des conseils de développement (sous Kountché). La révolution sankariste du Burkina Faso radicalisa ces efforts d’horizontalité. Malheureusement, dans tous ces cas – sauf au Burkina – la verticalité resta de mise dans le domaine régalien (police, justice, fiscalité). Et bien entendu, il s’agissait d’États pauvres – d’où d’ailleurs l’obsession du développement – ce qui implique qu’ils avaient peu de prise sur les territoires où la présence étatique requerrait des grosses dépenses d’infrastructure (routes, télécommunications, avitaillement) et qu’ils n’avaient qu’un nombre réduit de personnel technique ou qualifié.
Tels quels, ces États étaient donc très fragiles, non pas tant du point de vue externe – bien que les incessantes rébellions et insurrections aient fixé l’attention des analystes sur cette vulnérabilité externe, conceptualisée souvent comme un manque de « légitimité » – que du point de vue interne, c’est-à-dire de cette multitude de petits dysfonctionnements qui ne se résument pas à de la corruption ou du clientélisme mais englobent aussi bien l’amateurisme, le je-m’en-foutisme, la lassitude, bref, tout un tas d’enzymes démoralisateurs qui détruisent l’esprit de corps et le sens de ce que l’anglais appelle « purpose » – ingrédients nécessaires à la bonne santé d’une organisation. Sous les régimes despotiques, plus au Niger et au Burkina qu’au Mali, ces vulnérabilités étaient compensées par l’existence d’une volonté politique, au sommet de l’État, pour la sauvegarde de l’intérêt général.
Avec la démocratisation, ces enzymes ont été libérés, notamment parce qu’au sens de l’intérêt général qui doit guider un homme ou une femme d’État s’est d’abord ajouté, puis substitué, l’intérêt de parti et de faction, fruit naturel de l’émergence d’une classe politique et de la mise en œuvre d’une compétition ouverte pour le pouvoir (toutes choses qui n’existaient pas dans la période précédente).
Par ailleurs, si l’ère des despotismes avait une sorte d’idéologie de terrain (distincte des idéologies normatives que sont le socialisme ou le libéralisme), reconnue par tous, y compris au plan international, à savoir « le développement national », l’ère de la démocratie n'a pas d’idéologie de terrain, et encore moins d’idéologie normative. Or, l’être humain étant un être d’opinion, a besoin de telles ressources pour agir de façon collective et organisée – il ne s’agit pas simplement, comme le supposent certains politistes ou économistes, en particulier dans le monde anglo-saxon, de « choix rationnels » et autres purs calculs d’intérêt pratique. Faute de telles choses, il ne reste plus, aux Africains, que le nationalisme, c’est-à-dire la version moderne du tribalisme – qui est d’ailleurs l’inspiration du souverainisme qui soulève les Africains francophones contre une France qui n’en peut mais.
Ce sentiment peut en théorie être mobilisé par les politiciens de l’ère démocratique, mais ils en sont empêchés par la nature du système démocratique mis en place : système essentiellement vénal et concurrentiel, qui ressemble plus à une place de marché qu’à l’agora athénienne, et où le but suprême est de s’emparer de toute la mise et d’exclure les concurrents, quitte à s’aliéner l’essentiel du corps citoyen. Or l’instrument permettant d’aboutir à un tel résultat est l’État, mis au service non pas de l’intérêt général, mais de l’intérêt du parti, de la faction, et des chefs politiques. De ce fait, l’autonomie fonctionnelle des organisations étatiques, en particulier régaliennes, est perçue comme un problème. Si par exemple la justice possédait une telle autonomie fonctionnelle, le pouvoir ne pourrait pas l’utiliser à sa guise pour persécuter les opposants et les contestataires. Il disposerait toujours, en tant que pouvoir, de ressources importantes pour faire triompher sa cause, mais le risque existerait toujours qu’en dépit de telles ressources, l’adversaire en face pourrait l’emporter.
Il faut remarquer ici que l’absence d’autonomie fonctionnelle rend peut-être la justice ou toute autre organisation étatique plus susceptible de corruption, dans la mesure où ce que j’appelle ici « autonomie fonctionnelle » n’est pas autre chose que l’observance réelle, au moins par une masse critique des agents de l’organisation en question et de façon généralisée, des règles et principes reconnus de son existence et de son utilité. Cela expliquerait le fait que l’« amollissement » des organisations étatiques à l’ère démocratique se soit accompagnée d’un accroissement de la corruption. C’est une hypothèse qui reste à vérifier.
Ce que je décris ici est donc une véritable crise de l’État dans les pays du Sahel, et pas seulement une « absence de l’État » comme on dit souvent. Ceci pourrait ne pas avoir de sens aux yeux des analystes étrangers, ou des analystes africains influencés par eux. En effet, en particulier du point de vue occidental, les États africains ne peuvent pas être en crise puisqu’ils n’existent pas vraiment. Ils sont pratiquement des non-entités, des espèces de façade et d’imitation d’États à l’européenne, mais qui sont régis en fait par des « réalités » africaines empreintes de tribalisme, de corruption (souvent présentée comme inhérente à la sociopolitique africaine) et d’autres déficiences insurmontables, si bien que ces objets n’ont pas d’histoire (l’espèce de contraste que j’ai fait entre période de l’État développeur et ère démocratique dans la nature de l’État au Sahel ne ferait pas sens dans cette optique) et donc ne peuvent être réformés. Seul, en effet, est réformable ce qui existe et peut changer.
Je ne vais pas argumenter contre ces théories, mais leur côté radical et (involontairement) pro-élites m’a toujours impressionné : car si elles sont exactes, cela veut dire qu’il faut se contenter, en Afrique, de ce qui, dans le contexte de l’économie politique internationale, est une faiblesse fatale – ne pas être protégé, vis-à-vis des pays à État (en Europe, en Asie, en Amérique) par un État. Par ailleurs, ces théories conviennent aux élites (chefs politique, grands richards), dont les intérêts privés sont généralement importants, voire immenses, et aux yeux de qui les États qui, en tant que défenseurs de l’intérêt général, tendent à protéger les petites gens, sont des obstacles et des sources d’irritation. Songez, dans le contexte occidental, aux milliardaires stratosphériques qui « se goinfrent comme des gorets » (entendu à la télé française), à leur haine de l’impôt, et à leur attachement – pour certains – à la théorie politique libertaire, qui prône la disparition de l’État.
Pour en revenir à la crise du Sahel, le djihadisme ressemble un peu à cette comète qui, dans le récent film américain Don’t Look Up (« Ne regarde pas en haut ») fonce sur la Terre pendant que les dirigeants américains décident de « sit tight and assess » (« Évaluons sans broncher »). En fait, il y a longtemps que les gouvernants du Sahel auraient dû réformer les États pour les rendre capables d’affronter toute une série de crises vitales qui n’arrêtaient pas de s’aggraver sous leurs yeux : crise du modèle agricole (qui a un lien de cause à effet avec la croissance démographique, comme j’ai eu à le démontrer dans une étude commandée par l’USAID), crise du pastoralisme (largement victime de la première crise tout autant que de la marginalisation politique des communautés pastorales), déclin de l’acte de gouvernement (conséquence des politiques d’austérité des années 1980-90, peu compensée par la décentralisation), notamment dans le champ du régalien. Mais ces crises paraissaient « gérables ». Certains experts prédisaient qu’il s’agissait de « bombes à retardement », mais la plupart du temps, les scénarios pressentaient une augmentation de l’exode rural et une aggravation de la criminalité urbaine, qui pouvait devenir incontrôlable et déstabiliser les gouvernements. La littérature grise des années 1980 offre de nombreux exemples de ce genre de prospective. Mais finalement, c’est dans les campagnes que la bombe a explosé, et sous la pression d’une idéologie, qui a donné une flamme organisatrice à des sentiments et des calculs auxquels le simple jeu mécanique des intérêts n’aurait jamais pu donner une telle létalité.
Face à cette bombe, les gouvernants du Sahel se cantonnent dans une attitude qui ressemble fortement à du « sit tight and assess ». J’en discutais avant-hier avec un ami burkinabè consterné par le coup d’État (consterné est un mot tiède : il en est malade), tellement il est légaliste. Il est d’accord avec moi qu’il aurait fallu implacablement réformer l’État régalien pour le rendre fonctionnel et efficace, et il se rend parfaitement compte que cela n’est pas chose facile dans un contexte de gouvernement de partis et de règles vétilleuses ou intéressés. « Kaboré », dit-il, « aurait dû accepter de se suicider en tant que politicien – et il aurait eu les citoyens derrière lui ».
C’est-à-dire que dans un contexte d’urgence, il aurait dû sacrifier les intérêts de son parti et les désidératas de ses amis politiques pour réparer et relancer la machine, dussent-ils y perdre tous des plumes – avec comme résultat, cependant, qu’une telle action l’aurait élevé de la position de chef de parti à celle de chef d’État au sens authentique du terme. Il aurait en effet ainsi substitué l’intérêt général à l’intérêt de parti, et, peut-être, l’allégeance des citoyens au soutien de ses partisans. Seulement, choisir une telle voie requiert un cran et une personnalité qui ne sont pas les siens, ni ceux de ses collègues des pays embarqués dans la même galère.
Peut-être faut-il aussi ajouter qu’en dehors de ce facteur, qui reste le plus important dans l’impuissance des gouvernements sahéliens, il existe d’autres freins qu’il ne faut pas ignorer : la réforme de l’État est très concrètement une réforme de son personnel – la restauration des règles et principes du fonctionnement autonome, l’imposition de l’éthique et de l’intégrité à des gens habitués à s’asseoir dessus, un degré considérable de méritocratie, et de promotion des compétences et du sens du devoir. Arriver à de tels résultats n’est peut-être pas aussi herculéen que le pense Shurkin, mais il s’agit bien d’un nettoyage et curetage des écuries d’Augias qui prendrait un temps assez long à s’accomplir.
Mais la réforme du secteur de la défense, surtout avec l’appui sans détour et avec très peu de réserves des Franco-européens, pouvait (peut) se faire plus rapidement et plus aisément.
Dans Don’t Look Up, lorsque le gouvernement américain se décide finalement à agir contre la comète, il développe aisément un système de missile nucléaire capable de la pulvériser, sans avoir à susciter un régime de coopération internationale d’urgence (mais ne spoilons pas la fin). Ce missile, pour les gouvernants du Sahel, c’est la réforme du secteur de la défense, qui peut se faire avant celle des autres secteurs de l’État régalien. D’ailleurs une armée réformée dans l’optique des règles et principes de sa profession devrait être moins tentée par les putschs qu’une armée qu’on cherche à tenir en laisse comme une bête mal domestiquée.
Mais sur toutes ces choses, le mot d’ordre au Sahel semble bien être, Don’t Look Straight – « ne regardons pas droit ». Ce qui donne un bel avenir au djihadisme, surtout considérant que, s’il s’étend vers le Golfe de Guinée comme il menace de le faire, il rencontrera là-bas les mêmes organisations régaliennes molles et les mêmes dirigeants empêtrés dans la politique « anti-État ».