J’étais en voyage à New York lorsque Bush décida l’invasion de l’Irak. N’ayant pas la force de suivre les nouvelles du martyre de Gaza (l’âge ne rend pas plus insensible!), je copie ici les notes de journal que j’avais alors écrites sur l’invasion de l’Irak. Les sentiments sont les mêmes. La différence est que ceux-ci concernaient alors uniquement le cas américain si je puis dire — alors qu’aujourd’hui, c’est tout l’Occident qui me paraît en état total de banqueroute morale. Je dois émettre un avertissement (en quelque sorte) sur quelque chose qui peut paraître incongru aujourd’hui: à l’époque, je lisais un livre de Renaud Camus, Du Sens; le Renaud Camus du “grand remplacement”! Et je m’en repaissais. Cela me rappelle qu’il fut un temps où il était un être humain décent auprès de qui on pouvait apprendre bien de choses. Les Grecs ont remarqué: “ne disons pas d’un homme qu’il est heureux, tant qu’il vit” Sous-entendu, car tant qu’on est vivant, un grand malheur peut changer toute la perspective que l’on a sur votre vie, peut-être simplement au cours des dernières vingt-quatre heures avant le trépas. En ce qui concerne Renaud Camus, ce grand malheur, la bascule dans l’infamie fasciste, est arrivé il y a longtemps.
Je ne pensais pas tenir mon journal ici, mais voilà, ce jour jeudi 20 mars, comme nous entrons dans le printemps, L’Empire a commencé en fanfare la conquête de l’Irak, entreprise qui, étant donné l’affaiblissement systématique du pays auquel on s’était au préalable livré, ne saurait durer, ni être bien difficile. L’Irak deviendra donc sous peu une colonie américaine, comme les Philippines l’ont été à la fin du XIXème siècle. Ce retour au colonialisme direct me surprend un peu, quoique l’intempérance du capitalisme et du nationalisme américains permet en fait de vite percevoir la logique du fait: ce qui me surprend plus (et qui semble surprendre aussi les Américains), c’est le fait que les États européens ne se soient pas placés automatiquement derrière les Etats-Unis. Il m’avait toujours semblé qu’en fin de compte l’Occident formait un système hégémonique solidaire et irréfragablement uni, en dépit de quelques couacs. Du reste, c’est un peu ce que supposaient les Américains, qui sont ulcérés de ne pas être « allègrement » suivis (comme dit Simon Serfaty) par les pays européens.
Il ne fait pas de doute que les Américains, en tant que masse (c’est-à-dire en retranchant les cosmopolitistes intelligents et libéraux), sont profondément huntingtoniens et ne conçoivent l’Occident qu’en opposition au Tiers-monde (aux peuples de couleur), comme le faisaient les Européens cent ans plus tôt. C’est un peuple conservateur. Du reste, opposition ici ne veut pas forcement dire hostilité : c’est l’idée que ces peuples sont « différents », d’une différence qui leur est préjudiciable, et qu’il faut, non sans bienveillance, les amener à « réduire ». C’est tout à fait le colonialisme de « gauche » d’il y a cent ans (celui de Hugo, de John Stuart Mill, du fardeau ou de la mission civilisatrice). Les Européens, qui sont passés par là, ne comptent pas y revenir. En revanche, les Américains, qui acceptent si aisément l’actuelle monstruosité (sept sur dix, paraît-il), n’ont guère évolué depuis l’époque de Mahan et Theo Roosevelt.
Dans l’avion qui me menait à New York, il y a trois jours, un monsieur s’arrange pour se mettre à côté de moi. Il s’agissait d’un instituteur qui avait pour mission de faire découvrir la grande ville à un groupe de jeunes filles, et il demanda à l’une de ces dernières, qui était installée dans le siège à mon côté, de se mettre auprès de ses camarades – puis il la remplaça et engagea la conversation avec moi. Indéniablement, un bonhomme bienveillant et bien élevé, et sa rondeur physique renforçait l’impression d’amabilité douillette qu’il dégageait. Il me demanda ce qu’on pouvait penser de la prochaine guerre contre l’Irak en Afrique, question dont j’ignorais toutes les réponses – mais j’indiquai en tout cas que les menaces de guerre avaient provoqué une flambée du prix de l’essence en Afrique, ce qui avait conduit à des émeutes à Conakry – « la capitale de l’un des pays africains sur lesquels vous faites pression pour obtenir un soutien au Conseil de sécurité ». « Mais, fit-il, se peut-il que si nous remportons une victoire rapide, remettons les prix du pétrole à un taux plus bas, et que la situation économique s’améliore en Afrique, tout serait ensuite pour le mieux ? » À quoi je répondis que le problème était plus général, et remontait au fait que les Etats-Unis avaient sapé les institutions internationales, notamment la Cour internationale de justice qui aurait permis à des personnes opprimées dans leur pays d’essayer d’obtenir justice à l’étranger (sous entendu sans avoir à faire des vœux pour une invasion de son pays par une puissance étrangère non désintéressée). Cela n’a pas été compris en Afrique, et dans le monde d’une manière générale. « Je m’attendais à cette réponse de votre part », me dit-il tristement. Je ne sais trop ce qu’il pense et ne le lui demandai pas.
C’est un peu l’attitude de mon prof de statistique, W. Un jour, après avoir présenté certaine équation mathématique qui augmenterait la précision de l’estimation d’une trajectoire, il a demandé si nous savions à quoi elle pourrait être utile. Certains avancèrent des idées, mais il ajouta : « Surtout, cela peut servir à réduire les dommages collatéraux », sur quoi il me regarda avec un sourire que j’eus du mal à interpréter, mais qui semblait dire : « C’est vrai, nous allons venir nous occuper de vos problèmes de façon militaire, mais vois, nous faisons tout pour faire le minimum de dégâts. » Etant à présent mieux au fait de la mentalité locale, il me semble clair maintenant que c’était bien là le sens de ce sourire. Son meilleur étudiant était un jeune militaire patriotiste au front étroit, qui pondait dans l’University Daily Kansan des homélies sur le drapeau US.
Je crois en outre que beaucoup d’Américains de masse pensent naïvement (et dangereusement) que leur pays est capable de jouer pour le monde tous les rôles que pourraient jouer les Nations unies, la Cour internationale de justice, etc. En ce sens, ils sont en accord profond avec la doctrine Bush, telle qu’explicitée par les idéologues conservateurs du New American Century et le document sur la sécurité nationale des Etats-Unis : à savoir que le monde doit être désarmé, en face des Etats-Unis armés, qui assureront seuls et pour le bien de tous ( ?) la sécurité des échanges et défendront chacun dans son droit tel que reconnu dans la limite des intérêts américains (car cela ne peut être dans la limite d’un droit général, d’un droit cosmopolitique, contre lequel cette doctrine s’érige dans son principe). Cette idée repose, chez les Américains de masse (mais probablement pas chez les idéologues et politiciens conservateurs, trop madrés pour cela) sur l’idée d’une bonté foncière des Américains, idée qu’on retrouve à tout bout de champ dans les discours en fait extrêmement intelligents (en dépit des moqueries des intellectuels) de George Bush : We are a decent people, ne cesse-t-il de marteler (expression du reste utilisée, de façon extrêmement caractéristique, par John Rawls dans son Law of People pour qualifier les « démocraties libérales » les plus avancées, qui sont visiblement les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, suivant les présupposés habituels de l’idéologie anglo-saxonne).
Deux conséquences en tout cas de la conquête future de l’Irak: accroissement de la puissance matérielle de l’Amérique en tant qu’entreprise de domination du monde (Planet America); accroissement et approfondissement du sentiment anti-américain, qui se généralisera, touchera des domaines plus divers, et atteindra même des régions où il était hésitant et très compensé. La conquête de l’Irak créera aussi un Béhémoth dont, on se rendra vite compte un peu partout, la puissance relative écrasera toutes les forces qui tendaient à équilibrer celle des États-Unis. Du coup, les États les moins faibles devront mettre en oeuvre des stratégies pour maintenir leur indépendance. Ça sera très difficile, cependant. Au niveau individuel, les Américains qui voyagent dans le monde seront confrontés aux résultats immédiats du crime politique perpétré en ce moment par le Hitler au petit pied de la Maison Blanche. Ils souffriront du sentiment anti-américain pour un temps indéterminé, sous des formes variées.
Sur le plan de l’histoire générale du monde, la conquête de l’Irak s’inscrira de manière inattendue (mais l’histoire est une source inépuisable de surprises) dans le cycle occidental des guerres nationalitaires pour la domination du monde qui a commencé avec la guerre de 1756-1763 (guerre de 7 ans, ou en fait première guerre mondiale). Je pensais, à tort, que ce cycle s’était éteint avec la guerre hitlérienne, en 1945. En fait, il ne s’est éteint qu’en Europe, et les Etats-Unis ne semblent plus assimilables à la trajectoire du monde européen per se.
________________________________________________________
Hier soir, dîner avec St et Wt. Je devais retrouver St sur Broadway, mais en émergeant de la bouche de métro, Mrl, qui me servait de guide, et moi, nous rendons tout de suite compte qu’il y a quelque chose dans l’air. Cela avait commencé dans le métro même, où des clameurs bruyantes rompirent le silence affairé des foules en transit, au moment où nous sortions du train. C’était un groupe de Noirs qui passait en criant des slogans, appelant à la grève générale. Curieusement cela semblait lié à la situation dans le Golfe. Mais lorsque nous approchâmes de Broadway, sous une sorte de pluie vaporisée et froide, nous vîmes aussitôt que cette bande n’était qu’un détachement d’une moutonnante armée de manifestants qui occupait toute l’avenue, d’aussi loin qu’on pouvait voir. En dépit du froid, de la pluie, de l’heure bleue. Un dernier baroud d’honneur de la conscience new-yorkaise contre la guerre contre l’Irak. Nous essayâmes de mesurer l’ampleur de la manifestation, supposant qu’elle devait être assez mince – mais dûmes nous détromper. Au bout d’un moment, crainte de rater le rendez-vous, nous quittâmes Broadway et descendîmes une rue adjacente, jusqu’au coin d’une boutique Verizon, d’où nous appelâmes St pour le dérouter.
Jeudi 27
Daily News, diabolisation grossière mais sans doute efficace des Irakiens, traités à la une de sauvages et présentés comme des insectes ou une foule de créatures non humaines animées par une sorte de pulsion du mal (photos d’un Irakien, jeune moustachu pas mal du tout, devant des cadavres américains, et sous titre : Un Irakien ricane cruellement, etc.) Titre fier en immenses caractères, hier Mercredi 26 : les Gis tuent 300 soldats Irakiens sans perdre un seul homme. Les Américains tirent des missiles sur Bagdad et déclarent qu’ils n’ont tué aucun civil contrairement aux allégations des Irakiens. Ils ont choisi depuis longtemps de se passer de toute apparence de crédibilité et leurs rapports sur la guerre ressemblent à des comptines racistes que la population accepte apparemment sans problème.
Contraste avec la presse non anglophone. La une, en anglais, d’un journal en grec, titre sous une photo des deux B, Bush et Blair : Serial Killers. Un journal en espagnol trouve les droïdes de l’armée américaines sin piedad, impitoyables.
Lundi 31
Guerre contre l’Irak. J’évite de regarder les nouvelles comme j’éviterais de regarder un film triste à unhappy end. C’est encore plus déprimant du reste, étant donné que c’est la réalité… Bien entendu, pas question, même au cas où, de regarder la télévision américaine qui est omne propaganda.
Passé la journée à me promener dans Harlem. C’est tout à fait le tiers monde, bien plus, parfois, que je ne m’y attends. Ces jeunes garçons aux habits sales, à la face maculée, en quoi sont-ils différents de nos gamins des rues ?
Signe émouvant de la dissidence américaine (noire?) : dans le métro, venant de Harlem, quelqu’un a remplacé les autocollants demandant aux usagers de ne pas retenir les portes (Do Not Hold Doors) par des autocollants exactement semblables proclamant : « Do not bomb Irak », « Reduce numbers of cops », etc. N’était le fait que j’avais posé un regard claqué sur tout ce qui pouvait se lire autour de moi, je n’aurais pas remarqué ce petit cadeau du jour.
De retour ici, je me plonge dans Du Sens, où je pioche : « A la conception littéraire du sens, libérale, feuilletée et tout-enveloppante, s’est substituée une conception militante, univoque, impliquant la police et la propriété – la police parce que la propriété. » Du Sens, P.O.L, 2002, p. 41. (à propos du « politiquement correct ») Je me demande si le mot « propriété » n’est pas ici une coquille. Je crois que Camus a dû écrire « propreté ». En tout cas ceci exprime parfaitement le malaise que je ressens au contact du politiquement correct.
Et encore : « Tel qui écrit son journal, c’est Bouvard et Pécuchet à lui tout seul. Il n’en finit pas d’explorer la bêtise, à commencer par la plus disponible : la sienne. » p. 42. On ne peut mieux !
« Pascal, le malheureux, n’a presque aucune bêtise. Heureusement la foi remplit chez lui, par chance, cet office très nécessaire, au moins à nos yeux. » p. 43.
Mardi 1er avril.
Reçu un email de IBP, qui se trouve depuis quelques temps à Ouaga et à qui j’avais demandé quel était le sentiment général à propos de la crise ivoirienne au Burkina. Son analyse recoupe la mienne…
Il parle aussi de l’Irak, et me fait – très discrètement – le reproche d’avoir été pro-américain lors de la guerre du Golfe, en 91. J’avais oublié que c’était ainsi que j’étais vu à l’époque – et continue d’être vu par beaucoup aujourd’hui encore. C’est l’inconfort de paraître « occidentaliste » en Afrique (qui se prolonge de celui d’être vu comme tiers-mondiste ici). En fait, lors de cette guerre de 1991, j’étais plus anti-Saddam que pro-Bush. Je me souviens surtout que j’avais été choqué de l’invasion soudaine du Koweït, alors que peu de jours avant, les Koweitiens et les Saoudiens avaient offert onze ou douze milliards de dollars à Saddam Hussein pour l’« apaiser ». On m’expliqua que le Koweït était une province de l’Irak, et qu’au surplus il fallait faire l’unité du monde arabe : seulement, je ne voyais pas pourquoi cette unité ne pourrait pas se faire par le droit, l’amitié, la négociation – si chacun y mettait du sien. Après tout, Napoléon aussi voulait l’unité de l’Europe.
Il est vrai que la guerre me perturbait aussi, parce qu’il me semblait qu’on pouvait repousser Saddam Hussein par la diplomatie : mais ce n’était pas clair, autant que je me souvienne. Il avait de ces rodomontades ! Se dressait sur ses ergots! Enfin, en tout cas j’avais accepté de jouer le rôle de défenseur de l’Amérique, dans les débats, à l’époque, c’est vrai – mais j’en souffrais un peu, car tout semblait bien louche, à commencer par les déclarations d’April Glaspie, l’ambassadeur américain, qui semblait encourager Saddam Hussein… [Résultat d’une recherche Google, qui me fait tomber sur le transcript d’une conversation entre S. Hussein et l’ambassadeur : voici une partie : U.S. Ambassador Glaspie - We have no opinion on your Arab - Arab conflicts, such as your dispute with Kuwait. Secretary (of State James) Baker has directed me to emphasize the instruction, first given to Iraq in the 1960's, that the Kuwait issue is not associated with America. (Saddam smiles). 25 juillet 1990, soit un peu plus d’une semaine avant le 2 août, date de l’invasion du Koweït. Mais la plus connue de ces conversations étranges est celle entre Glaspie, Saddam Hussein et Tarek Aziz, au cours de laquelle des propos similaires ont été tenus par elle et qui a paru dans le numéro du 23 septembre 1990 du New York Times – à l’époque, un journal plutôt respectable (14 avril).]
Ce qui me frappe, c’est que IBP se souvienne encore de tout cela – d’autant qu’il me semblait qu’il était généralement « de mon côté » à cette époque. Moi, je n’en tenais plus du tout compte.
Ma réponse à IBP : « Les Américains qui envahissent l’Irak, je crois qu’on peut les accuser d’un crime semblable – là commis au nom de l’unité, ici au nom de la liberté. Saddam Hussein ne vaut certes pas mieux que les Sabah, mais ne t’en fais pas : je ne suis pas prêt à croire que les Américains vont risquer leurs précieuses vies occidentales pour une idée pure du droit. À la différence cependant de Saddam 1991, personne, hélas ! ne pourra les chasser de l’Irak. »
Mercredi 2 avril
(Griffonné sur un carnet) Aéroport de Dallas Fort Worth. Mauvaise idée de manger un abominable sandwich de bœuf, annoncé à 4 $, et qui se révèle coûter 6 $ après addition des taxes au prix affiché. Sur quoi, fourbu, déçu, toujours vaguement affamé, je m’assoie en face de la grande verrière qui donne sur l’aire de stationnement des appareils d’American Airlines, baignée de lumière – et m’amuse à lire Lucain à voix haute (surtout la partie en latin, dont j’escompte que les vocables sonores et rocailleuses pourraient passer pour de l’arabe) dans le but d’échapper aux radotages bellicistes de CNN, qui accapare les moniteurs TV placés tout autour de moi. C’est une exténuante souffrance morale que d’entendre ces gens – journalistes et experts stipendiés – commenter sans trêve le crime politique que perpètre tranquillement et en toute impunité leur armée, comme s’il s’agissait d’une simple opération d’excavation archéologique. Quand donc finira ce monde de cendre – l’Empire américain ?
Dans l’avion… Je suis rompu, mais la tristesse m’entoure tant que je trouve en fait facile de me plonger dans Du Sens de Renaud Camus, dont l’intelligence est un sédatif extrêmement compétent en l’occurrence. Mes yeux ne quittent ses pages qu’attirés par l’extraordinaire spectacle qu’offre le firmament profané, à travers le hublot. Le ciel se confondant avec la terre, à la ligne d’horizon, mais vu à des milliers de mètres d’altitude – voilà un spectacle singulier, pour ainsi dire dramatique, et qui a échappé aux pinceaux des artistes les plus imaginatifs. La lumière solaire descend en faisceaux rectilignes le long des nuages dont je regarde les flancs, et juste en dessous, mais à une distance presque inconcevable, voici l’immense macule sombre d’une terre vert de gris qui, en se prolongeant, fendue par les reflets brillants, dorés, émaillés, d’une rivière qui sinue, ou d’un lac qui s’éparpille en étangs et en chenaux, semble monter, gravir les marches vaporeuses de l’air – si bien qu’on aperçoit tel amalgame lointain et confus de végétation et d’eaux effleurer l’aile de l’avion, juste après la nue que crève et embrase l’ardeur du soleil couchant.