La mésaventure trumpienne des États-Unis a paru, aux yeux de beaucoup, comme un signe de la fragilité de la démocratie, dont elle a apparemment terni l’image en révélant ses limites et contradictions. Pourtant, à mon avis, et y compris du point de vue africain, elle a bien plutôt révélé et souligné la signification et la valeur réelles de la démocratie (choses qui ne sont, en fait, abordées que de façon tangentielle dans le discours commun ou médiatique) en offrant, sur les enjeux vitaux de la question démocratique, une leçon rendue plus nette – si du moins l’on sait regarder – par l’ampleur et la profondeur de la grande scène américaine.
D’un curieux désir de démocratie en Afrique
Avant d’aller plus loin, quelques mots sur la raison pour laquelle j’ai noté, d’un point de vue africain. Il m’apparaît que, de toutes les populations non-occidentales, les Africains sont les plus portés vers le projet démocratique moderne. Ce projet a été historiquement élaboré en Occident, mais il a acquis la dimension d’un attachement authentique parmi les Africains, même s’il s’agit d’un attachement entaché de confusion.
Ce propos peut paraître surprenant au vu du fait que le régime démocratique fonctionne rarement en Afrique suivant les normes logiques qui le fondent. Il fait souvent l’objet de critiques sévères dans l’opinion publique africaine, parfois nostalgiques de ou aspirant à une autorité plus disciplinaire. Mais ces détails doivent être contrastés avec le fait qu’en dépit de ses dysfonctionnements, il n’existe pas, en Afrique, de mouvement sérieux vers une alternative – en dehors peut-être des djihadistes du Sahel, de la Corne de l’Afrique et d’Afrique de l’Est, d’ailleurs inspirés, à travers la communauté de foi, par des pensées et des dynamiques extra-africaines (moyen-orientales). Et les critiques n’empêchent nullement les professions de foi pro-démocratie. Les sondages réalisés par Afrobaromètre enregistrent d’ailleurs toujours une adhésion massive au régime démocratique en Afrique. S’il ne faut certes pas en tirer des conclusions définitives, de tels résultats n’indiquent pas un rejet de la démocratie, c’est le moins qu’on puisse dire. On peut également comparer l’Afrique à l’Asie et au monde arabe : de ces trois régions non-occidentales, l’Afrique est clairement celle dont l’attachement au régime démocratique est le plus marqué.
Je ne suis pas le seul à l’avoir remarqué. Voici un échange intéressant entre des journalistes du New African (version francophone) et Nicolas Normand, qui est l’observateur français le plus fin de la scène africaine à l’heure actuelle :
Journalistes : Pourtant la question mérite d’être posée : partout dans le monde, la démocratie est en crise. Peut-on, dès lors, l’imposer aux Africains comme modèle ? D’ailleurs elle ne prend pas du tout…
Normand : Je ne partage pas cet avis. Le continent africain est aujourd’hui la partie du monde où la démocratie se développe le plus. Ce n’est pas un modèle imposé mais une demande sociale qui est forte. C’est le seul continent qui donnerait raison à la thèse de Fukuyama sur « la fin de l’histoire » ! Personne n’impose d’ailleurs un modèle et les néo-despotismes peuvent réussit lorsqu’ils sont éclairés.
Journalistes : On y observe peut-être les règles de la démocratie, mais on l’a vidée de sa substance…
Normand : On assiste à un déferlement des démocraties, commencé par les conférences nationales. Cette tendance est plus marquée en Afrique que partout ailleurs dans le monde, où l’on observe même plutôt une évolution inverse. Certes, il est permis de se demander si certaines « démocraties » ne sont pas en trompe-l’œil. (…) En dépit des obstacles, la démocratie répond à une aspiration majoritaire des populations africaines. Elle n’est pas purement importée, mais trouve aussi ses racines africaines. »
La référence au livre de Fukuyama est intéressante, car j’ai personnellement remarqué à quel point cet ouvrage reste populaire en Afrique alors qu’ailleurs, y compris en Occident, il est devenu pour le moins « has been ».
Hier, j’ai écouté un émouvant entretien sur Radio TV Bonférey (une radio-télévision nigérienne) avec un journaliste du nom de Baba Alpha, déporté du Niger en 2018, bien qu’il soit de nationalité nigérienne. Son histoire est édifiante.
Baba Alpha est né au Niger de parents immigré du Mali (de la région de Gao plus précisément, un secteur qui, pour des raisons de proximité géographique et de communauté ethnolinguistique, se trouve dans l’orbite de l’Ouest nigérien). Son journalisme ne plaisant pas au pouvoir en place à Niamey, ce dernier a décidé qu’il était en fait malien et avait, de façon « criminelle », « usurpé » la nationalité nigérienne. Il fut arrêté, ainsi que son père, un septuagénaire qui ne se mêlait pas de politique mais qui fut accusé de complicité dans cette « usurpation » de nationalité : cruauté destinée à créer de la pression sur Baba Alpha pour l’amener à résipiscence et, selon ses dires, à coopérer avec le pouvoir contre espèces sonnantes et trébuchantes. Après avoir purgé sa Bastille, Baba Alpha en sortit pour se trouver aussitôt dans l’arrière d’un pick-up bourré de policiers en armes. Le véhicule de prendre aussitôt à tombeau ouvert la route du Mali. Le journaliste fut « remis » à une police des frontières malienne éberluée. Il semble que le pouvoir de Niamey n’ait même pas pris la peine d’avertir les autorités maliennes de sa curieuse procédure, ou que ces dernières n’aient pas communiqué à leur police des frontières la surprenante décision prise à Niamey de déporter un journaliste nigérien au Mali. On notera que le père de Baba Alpha, pourtant en théorie coupable du même « crime » que son fils, n’a pas été, quant à lui, déporté (ni les dizaines de milliers de gens de Gao qui vivent à Niamey). En fin de compte, Baba Alpha est devenu un réfugié politique à Bamako. Son entretien avec Bonférey (la radio TV qui l’employait) est intéressant à plusieurs points de vue. Il comporte une défense chaude et bien articulée du régime démocratique et de ses principes fondamentaux qui rappelle la grande voix de Norbert Zongo, journaliste et intellectuel politique burkinabè assassiné par le régime de Blaise Compaoré en décembre 1998. Je reviendrai sur un certain aspect des propos de Baba Alpha à la fin de cet essai – car il faut d’abord examiner « la leçon trumpienne ».
La grande scène américaine
Bien entendu, l’affaire Trump est d’abord et avant tout une affaire américaine. Elle est aussi une affaire occidentale en deuxième lieu. Elle ne « parle » à l’Afrique que de façon plus générale : mais précisément, l’un des chemins les plus valides vers la science, surtout celle de la société et de l’humain, est bien du particulier au général.
Trump est un symptôme des problèmes pratiquement insurmontables auxquels la démocratie fait face aux États-Unis. Je ne parle pas ici du régime démocratique, qui se porte bien dans le pays et qui a réussi à survivre à la présidence Trump sans aucun dommage structurel. Je parle de la démocratie, qui est toute autre chose.
Toute société politique est objectivement hétérogène (en dehors de l’hétérogénéité subjective apportée par les croyances politiques et idéologiques). Elle comprend des hommes et des femmes, des jeunes et des vieux, des riches et des pauvres, des gens de culture, de religion, d’ethnicité différentes. Faire vivre cette variété humaine de façon cohérente dans la même maison en lésant le moins possible chacun d’entre eux, et au contraire, en satisfaisant tout le monde le plus possible, n’a rien d’évident. Cela renvoie à une définition fameuse du problème politique premier : décider qui reçoit quoi, quand et de quelle manière (H. Laswell). La réponse de la démocratie est : « il faut que le plus grand nombre possible reçoive autant de tout ce qu’il y a à avoir, de la manière la plus équitable qui soit faisable, et au moment où chacun en a besoin ». C’est une réponse très ambitieuse qui contraste avec la réponse qui a généralement prévalu à travers l’histoire : la caste supérieure, ou ceux qui sont au pouvoir (mais s’ils restent au pouvoir de cette façon inéquitable pendant plus d’une génération, ils deviennent forcément une caste) reçoit tout, tout le temps, et de façon imprescriptible ; les autres reçoivent des croûtes, lorsqu’ils le peuvent.
De ce point de vue, l’antagoniste de la démocratie n’est pas la dictature ou l’autoritarisme – qui peuvent tout au plus être les antagonistes du régime démocratique. En Afrique, le régime de Thomas Sankara n’était pas démocratique, mais il a bel et bien organisé une démocratie, ce qui ne peut pas être dit des régimes démocratiques actuels du continent, même ceux qui fonctionnent normalement (comme par exemple celui du Burkina Faso, qui fonctionne plus normalement que tous les régimes démocratiques de la bande sahélienne). Le grand auteur de l’Histoire romaine, Theodor Mommsen, présente le dictateur Jules César comme « l’homme de la démocratie », parce que l’œuvre politique de César tendait effectivement à briser les barrières de caste de la société politique romaine, ce qui lui valut la haine de la caste supérieure et un assassinat à 23 coups de couteaux, très semblable à celui de Sankara, car commis par ses amis et collègues.
L’antagoniste réel de la démocratie est une forme de société politique à laquelle on peut donner le nom générique de « société de caste ». Il est possible et pertinent de résumer toute l’histoire politique de l’humanité comme la lutte entre la démocratie et la société de caste. C’est par exemple le propos de la série éditoriale des People’s History de la New Press. Dans cette lutte, la première (la démocratie) n’est jamais parachevée, car la seconde (la société de caste) n’est jamais vaincue. Si le mot « démocratie » est grec, l’aspiration à une société de liberté et d’inclusion est universelle et a pris des formes diverses et variées à travers les époques et les pays. Il ne faut donc pas se laisser arrêter par le mot, notamment, comme le font certains en Afrique, en arguant que la démocratie serait un « concept occidental ». D’autres mots sont possibles d’ailleurs et parfois plus pertinents (je pense au mot latin coetus dont Cicéron s’est servi pour caractériser la société politique romaine : une association pour vivre ensemble dans le droit de chacun et autour du bien commun, de la res publica).
Les États-Unis ont été fondés contre cette aspiration. Les fondateurs des États-Unis avaient certes rompu avec la société de caste européenne, dominée par la noblesse seigneuriale, et leur fondation mérite bien, de ce point de vue, le titre de révolution. Mais ce n’était pas une révolution démocratique, car ils se sont ensuite empressés d’établir une nouvelle société de caste, dominée, cette fois, par la bourgeoisie, une force sociale née en Europe occidentale mais qui, dans sa terre natale, était encore contrainte et comprimée par le poids pesant de la noblesse seigneuriale. Par ailleurs, à cause de ses connexions fatales avec la traite négrière (elle-même une invention monstrueuse de la bourgeoisie marchande européenne), cette caste sociale fondatrice des États-Unis était aussi une caste raciale.
Les fondateurs des États-Unis ont été très explicites sur leur rejet de la démocratie, qu’ils ont dénigré comme étant le règne des foules (mob) et des pauvres. Cette accusation est pertinente du point de vue bourgeois, mais elle est aussi révélatrice, a contrario, de la nature profonde de la démocratie, qui est bien d’inclure la diversité (les foules) et les désavantagés socio-économiques, à côté et à hauteur des puissants. Les États-Unis ont été fondés comme une « république », c’est-à-dire un État constitutionnel libéral, incarnant ainsi l’aboutissement de la culture politique particulière de la bourgeoisie telle qu’elle a tendu à se manifester de façon de plus en plus prononcée en Europe occidentale (en Angleterre, aux Pays-Bas et en France) – région d’où sont originaires les théories philosophiques, économiques et juridiques qui ont inspiré la fondation du pays.
Les accidents de la Révolution française ont davantage confirmé les élites américaines (et britanniques) dans leur préférence pour un régime tout à la fois bourgeois et raciste. Si, au début, cette révolution a paru réaliser en France, de façon rassurante, l’avènement politique de la bourgeoisie et du libéralisme, les aspirations de la foule, des pauvres et mêmes des esclaves noirs, ont profité de l’effondrement brutal de la monarchie pour se donner libre cours, balayant impétueusement les résistances effarées de la bourgeoisie et affrontant les armes à main les sociétés de caste du continent européen, y compris à Haïti. Les Réflexions sur la Révolution de France d’Edmund Burke, représentant le plus éminent de la pensée bourgeoise libérale anglo-saxonne du temps, sont un long cri d’effroi en provenance du monde des possédants face à cette turbulente montée des foules, des pauvres et des esclaves. De façon révélatrice, Burke assimila les foules révolutionnaires de Paris aux sauvages d’Amérique et d’Afrique, ennemis de « la civilisation », incarnée à ses yeux par les vertus de religieuse docilité et de modération sociale à travers lesquelles les castes inférieures et esclavagisées doivent signaler leur soumission (Burke était par ailleurs un admirateur fervent de la société de caste paradigmatique, celle de l’Inde : voir ce billet que je lui ai consacré dans un autre endroit). Par contraste, la virulence démocratique de la Révolution française s’est manifestée par le fait que pratiquement toutes les idéologies de l’inclusion connues par la politique moderne y sont d’apparues sous la forme que nous leur connaissons aujourd’hui : féminisme (Olympe de Gouges), communisme (Babeuf), émancipation raciale (Révolution haïtienne, rendue possible et nécessaire par la révolution en France), droits des homosexuels (décriminalisation de cette orientation sexuelle), émancipation confessionnelle (des Juifs et des protestants notamment). Certains des gains démocratiques (en particulier ceux des femmes et des Noirs) de la période seront annulés sous le règne de Napoléon Bonaparte, dont l’œuvre politique consista en grande partie à moderniser, non à supprimer, la vieille société de caste – notamment en réalisant une alliance entre la noblesse seigneuriale (d’Ancien régime) et la noblesse d’État mise en place par lui et largement tirée des rangs de la bourgeoisie française. Gains, recul ; gains, recul.
Aux États-Unis, le fait que le pays ne connaissait pas une congélation traditionnelle de la société de caste telle qu’elle existait en Europe depuis le Moyen-Âge (notamment de façon formelle en tant que « société d’ordres ») a d’entrée de jeu fait de la bourgeoisie une caste dominante mais ouverte, puisque accessible par l’argent. Cela a donné la fausse impression que le pays, contrairement à l’Europe, était un pays de liberté sociale pure, sans classes sociales et a fortiori, sans castes (Isabel Wilkerson distingue la caste de la classe en expliquant que la caste est l’ossature, la classe n’étant que le vêtement extérieur, l’habit qui peut faire le moine). Mais cela donna une importance centrale à la question raciale, les esclaves d’origine africaine devenant le signe et le témoin le plus irrécusable du caractère non-démocratique de la société américaine, ceux autour desquels devait s’organiser la lutte pour la démocratie.
En considérant ce qu’est devenu de nos jours le Parti Républicain, il est curieux de songer qu’il a été fondé dans les années 1850 précisément pour prendre en charge cette aspiration démocratique et anti-caste. De ce fait, ce parti avait à l’origine mauvaise réputation auprès d’un establishment politique dominé par le Parti Démocrate (contrôlé par les propriétaires esclavagistes), parti de la caste par excellence, et des conservateurs et nativistes (Parti Américain, « Know-Nothing ») qui militaient pour une inclusion socio-économique étroitement limitée aux Blancs protestants désavantagés. Selon l’historien William Gienapp, le Parti Républicain doit son ascension rapide de la fin des années 1850, qui culmina avec l’arrivée de Abraham Lincoln à la Maison Blanche, à un incident survenu au Capitole, la terrible bastonnade que le sénateur démocrate Preston Brooks a infligée, à l’aide d’une solide canne en gutta-percha, au sénateur républicain Charles Sumner, coincé derrière son bureau. Ce dernier avait eu le front de délivrer un discours ardent contre l’esclavagisme, en prenant nommément à partie des politiciens démocrates, dont un parent de Brooks. La bastonnade fut tellement sévère que Sumner tomba dans le coma et les séquelles l’empêchèrent de reprendre son siège au Sénat pendant quatre ans – en dépit du fait que les citoyens du Massachussetts, choqués et indignés par l’affront, l’avaient réélu massivement. Le Parti Républicain sut exploiter l’incident pour monter en puissance, divisant au passage la scène politique américaine autour de la question de l’esclavage, et préparant ainsi (involontairement) le chemin vers la guerre civile.
Le cas de Sumner est intéressant, car son adhésion aux thèses républicaines provient en partie d’une expérience personnelle qui lui a révélé le caractère de société de caste des États-Unis. En 1837, tout jeune homme, il avait entrepris un voyage sur le continent européen, en commençant par la France. Dans le journal qu’il tint à cette occasion, il note à la date du 20 Janvier 1838, à propos de cours suivis à la Sorbonne, que l’un des enseignants « avait une audience fort importante, au sein de laquelle je remarquais deux ou trois Noirs, ou plutôt mulâtres – aux deux-tiers noirs peut-être – vêtus fort à la mode et ayant l’apparence chic et décontractée de jeunes gens dans le vent ». À la fin du cours, ils furent, nota-t-il, « bien reçus » par les autres étudiants : « Ils se retrouvèrent dans un groupe de jeunes gens qui ne semblèrent avoir aucun problème avec leur couleur de peau. J’étais heureux de ce spectacle, bien qu’avec mes impressions américaines, il m’ait paru très étrange. Cela voudrait donc dire que la distance entre les Noirs libres et les Blancs, qui existe parmi nous, est un résultat de l’éducation et ne tient pas à la nature des choses. » (Cité par David McCullough, The Greater Journey: Americans in Paris, Simon & Schuster, 2011, p. 131).
La lutte du Parti Républicain pour la démocratie a abouti à la Guerre civile et à la Reconstruction, la période qui a suivi la guerre et au cours de laquelle des tentatives ont été faites pour inclure les Noirs dans la société politique américaine. Pour le grand historien de ces évènements, Eric Foner, la Guerre civile et la Reconstruction furent une sorte de prolongement de la Révolution américaine de 1776. Si cette première révolution fut bourgeoise et libérale, fondant ainsi une société de caste sous la bannière d’un régime « républicain », la Guerre civile et la Reconstruction ouvraient enfin l’opportunité de construire la démocratie aux États-Unis. À l’époque, Thaddeus Stevens, l’un des chefs radicaux du Parti Républicain, a soutenu avec insistance que pour mettre un terme définitif au problème sudiste, il fallait traiter la Reconstruction comme une « révolution radicale » et transformer le Sud avec « l’ardeur qui a inspiré la Révolution française ». C’est faire ainsi référence à un événement qui a jadis effarouché les élites anglo-américaines par ses pulsions démocratiques. Mais la Reconstruction avorta, puisque la réaction blanche instaura au Sud le régime de la Ségrégation à travers une collusion entre le racisme militant des Blancs du Sud et le racisme plus froid et l’indifférence de ceux du Nord.
Les effets pathologiques de cet avortement sur la société politique américaine comprennent notamment le fait que l’impératif de la solidarité raciale (la race étant définie de façon fluctuante, mais toujours par opposition au point fixe qu’offrent les Noirs, l’étalon psychologique d’un concept sans fondement) joue en faveur non pas de la notion d’inclusion, mais de la notion antidémocratique de privilège. Sur le modèle de l’exclusion des Noirs, des barrières légales et politiques ont tendu à exclure les Européens originaires de la Méditerranée et les Irlandais (considérés comme des espèces de nègres), les Asiatiques, les Juifs, les catholiques – ce qui avait l’avantage, du point de vue des possédants, de reléguer dans l’obscurité des questions non-politiques la problématique de l’exclusion socio-économique qui frappait aussi les Blancs pauvres des cités industrielles et des terroirs agricoles. Ces derniers, au moins, pouvaient prétendre au privilège immatériel d’être des Blancs, privilège qui se réduisait, bien souvent, au droit de consentir à sa propre oppression.
Au fil des décennies, toutes ces catégories exclues ont reçu graduellement leur ticket d’entrée dans la société politique américaine, à l’exception cependant des Noirs, dont le rôle de ciment de la société de caste restait utile aux yeux de la caste la plus dominante, la ploutocratie blanche. En fin de compte, au cours des années 1960, les Noirs se sont révoltés, pacifiquement (Martin Luther King Jr.) ou plus violemment (Malcolm X, Black Panthers). Ils ont reçu les « droits civils », c’est-à-dire leur droit d’entrée dans la société politique américaine, cent ans après la fin de l’esclavage. Mais un résultat immédiat de cette évolution fut que les tenants de la société de caste se sont mobilisés pour résister à ce qui, à leurs yeux, représentait une périlleuse avancée de la démocratie.
Il faut noter, entre parenthèses, que dans le discours de la société de caste américaine, le concept désignant l’ennemi n’est pas « démocratie ». En effet, depuis l’époque des fondateurs, qui avaient effectivement désigné la démocratie comme étant l’ennemi, le concept a changé de sens dans le discours public américain et est devenu au fil du temps un marqueur positif de l’identité du pays. Au cours de la brève période de la Reconstruction, le terme dangereux et inquiétant était plutôt « radicalisme ». Mais il a rapidement été supplanté dans ce rôle par « socialisme », qui perdure encore de nos jours. Dans le discours public américain « de droite » d’aujourd’hui, toute mesure d’inclusion est taxée non pas de démocratique, mais de socialiste. Dans les années 1960, les adversaires de l’inclusion démocratique taxèrent ainsi le mouvement des droits civils d’être un mouvement socialiste et l’appareil d’État régalien prit ou fit semblant de prendre cette notion au sérieux. Puisque le socialisme était l’idéologie directrice du grand ennemi de l’heure, l’URSS, le prétexte était commode pour que les leaders noirs, jusque et y compris MLK, fussent soumis à l’espionnage et au harcèlement du FBI.
Au cours des années 1960-70, et en réaction au mouvement des droits civils, le Parti Républicain évolua vers son incarnation actuelle. Sous l’égide de politiciens comme Barry Goldwater et Richard Nixon continués plus tard avec brio par Ronald Reagan, le Parti Républicain mit en œuvre ce que les analystes américains appellent « la Southern Strategy », la création d’un puissant bassin d’électeurs dans le Sud à travers la mobilisation contre les droits civils des Noirs. Il en fut ainsi parce que le Parti Républicain était devenu le parti de la caste supérieure, la ploutocratie blanche. Nixon et Reagan se sont servis de l’idéologie vulgaire de la suprématie blanche pour garantir les positions de la ploutocratie blanche. Dans l’excellent documentaire récent The Reagans, on découvre que la famille de Ronald Reagan a été sauvée d’une détresse économique désespérée par les programmes sociaux du « New Deal » de Franklin Delano Roosevelt (années 1930). Mais au long de ses mandats, Ronald Reagan est devenu le fossoyeur de tels programmes, réussissant à susciter une large approbation du public américain en expliquant que le « welfare » était une forme nocive de charité favorisant la paresse et le parasitisme dans la population américaine. Il prit soin de communiquer son message de façon à bien faire comprendre que la population dont il s’agissait plus particulièrement étaient les Noirs, sans toutefois le dire ouvertement (technique dite du dog whistle). Cette attaque contre les programmes sociaux avait pour but d’huiler les gonds pour l’agenda principal de la présidence Reagan, à savoir la mise en place de mécanismes de redistribution de la richesse nationale en direction des castes supérieures et la restauration d’une société de castes. (À noter que Reagan avait donné à cet agenda le label « Make America Great Again », récupéré par Trump en 2016). En diabolisant les Noirs, il était plus facile de faire accepter les contraintes et exclusions qui en résultaient à la population générale (des tactiques similaires ont été appliquées en Europe par rapport aux populations immigrées).
Il y a, dans le rejet de la démocratie, un dangereux élément d’antihumanisme qui, s’il n’est pas la vision principale de la plupart des soutiens et adhérents du Parti Républicain, est inséparable de la stratégie du parti et explique la cruauté avec laquelle sont traités les défavorisés. Le Parti Républicain se lave les mains de leur sort en arguant que « la charité » ne relève pas de la politique mais de la religion et de la philanthropie. C’est une manière d’avoir les mains libres pour mettre en œuvre la politique d’exclusion et de privilège, qui requiert (comme l’histoire de l’humanité le montre abondamment) l’antihumanisme de la force. L’exclusion s’obtient plus radicalement par la domination physique des exclus, et parfois même par leur extermination. Et c’est là, qu’à l’époque moderne, on glisse vers le fascisme.
L’ère Trump a souvent été décrite comme un moment sinon fasciste, au moins fascisant, et on a eu droit à de nombreuses comparaisons à divers moments de l’histoire allemande des sombres années 1920-1930, ce qui a d’ailleurs été plutôt contre-productif. Le problème c’est que l’épopée ténébreuse des Nazis est tellement extrême que la conclusion a généralement été que Trump ne représentait tout de même pas un danger comparable à Hitler. Si l’archétype du fascisme est le NSDAP, alors clairement le GOP n’est pas un parti fasciste. [NSDAP : acronyme allemand du parti nazi ; GOP ou Grand Old Party, sobriquet du Parti Républicain]. Mais précisément : l’erreur, ici, a été de comparer l’ère Trump au plus extrême, et donc, en un sens, au moins typique des fascismes. La comparaison la plus pertinente à mes yeux n’est même pas avec Mussolini et le parti fasciste italien, moins extrêmes mais plus flamboyants que leurs collègues teutoniques. La situation américaine doit en fait être rapporté à celle de la France qui, on l’oublie souvent, a basculé dans le fascisme à l’été 1940 sous l’égide du Maréchal Pétain.
En France, Pétain est rarement perçu comme un fasciste, à cause principalement de la manière dont les faiseurs d’opinion français ont réussi à le colorer ici et là de teintes rédemptrices et à l’intégrer au roman national comme étant le « vainqueur de Verdun », ce qui d’après certains historiens, serait d’ailleurs un mythe. Henri Guillemin, le plus implacable de ces historiens, soutient que loin d’être le vainqueur de Verdun, Pétain a, en réalité, essayé, en pleine Première Guerre mondiale, de pousser la France à mettre fin à cette interminable bataille en demandant l’armistice à l’Empire allemand. Ses raisons auraient été politico-idéologiques, car la défaite donnerait l’occasion de mettre fin au régime démocratique qu’il haïssait (j’ai cherché en vain une réfutation convaincante de la thèse et surtout des preuves avancées par Guillemin et reste du coup étonné qu’elles ne semblent pas jouer dans la manière dont la France juge Pétain jusqu’à aujourd’hui, y compris récemment dans des prises de position de Emmanuel Macron.)
Pétain appartenait en tout cas à la mouvance dense et hétéroclite des ennemis de la République, qui faillit d’ailleurs la renverser le 6 février 1934, au cours d’une tentative d’assaut contre le Palais Bourbon (siège de l’Assemblée Nationale française) qui fut bien plus chaude que la récente attaque du Capitole (16 morts et des milliers de blessés).
L’histoire française usuelle souligne aujourd’hui surtout le fait que la manifestation « faisait suite » à des scandales de corruption au sein de la classe politique (Affaire Stavisky et autres), sans insister sur les effets de la propagande anti-démocratie et anti-république (qui comprenait aussi souvent de l’antisémitisme, de l’antimaçonnisme, et du cléricalisme) effrénée et sans relâches des périodiques d’extrême droite à large circulation (Gringoire et ses 600 000 lecteurs ; Candide et ses 300 000 lecteurs ; Je suis partout et ses 100 000 lecteurs) qui ont donné à la critique du parlementarisme et de son instabilité institutionnelle des couleurs sinistres. La manifestation fut d’ailleurs pilotée par des ligues fascisantes : Croix-de-feu, Action française, Jeunesses patriotes, Solidarités françaises (même s’il y eut également, au rendez-vous, un mouvement communiste, l’Association républicaine des anciens combattants).
Pour ces mouvements fascisants, qui avaient toute la sympathie de Pétain, la défaite de 1940 fut vécue comme une défaite de la république plutôt que de la France. Elle offrait, dans tous les cas, une une occasion rêvée et inespérée de « balayer la république » et de restaurer une France patriarcale et à castes analogue à celle qui a existé avent la grande catastrophe historique de 1789 (date aussi haïe des Nazis, outre-Rhin). Dans cette optique, Pétain a demandé l’armistice aux Allemands avec précipitation, au point de requérir (dans le discours où il annonçait sa décision) des dernières unités combattantes de l’armée française qu’elles « cessent le combat » avant même d’avoir reçu la réponse de Berlin (par la suite, le discours a été modifié et rediffusé pour remplacer maladroitement « cesser le combat » par « tenter de cesser le combat »). C’est que le préoccupait avant tout la liquidation de la république et la mise en place de l’État français, un régime fasciste sans éclat mais redoutablement efficace dans la mise en œuvre de l’ordre nouveau. C’est ce projet pétainiste qui explique pourquoi, dans toute l’Europe occupée, la France est le seul pays à avoir demandé l’armistice (alors que son gouvernement aurait pu continuer la guerre avec sa marine et la partie survivante de sa flotte aérienne à partir de l’Algérie, département français) et ensuite mis en place une politique de collaboration d’État avec l’occupant nazi, allant parfois au-delà de ses demandes et souhaitant sincèrement sa victoire. Cette victoire était souhaitable, en tout cas plus souhaitable que celle des Anglo-américains, parce qu’elle se ferait contre 1789 et toutes les « horreurs » (universalisme libéral, féminisme, socialisme, antiracisme, défense des Juifs, acceptation des homosexuels, xénophilie, etc.) qui s’en sont ensuivis.
Le cas de la France pétainiste est plus comparable à ce qui aurait pu se passer aux États-Unis que le cas de l’Allemagne nazie ou de l’Italie fasciste, en dépit d’importantes différences d’orientation idéologique entre ce fascisme passéiste de Vichy et le néofascisme américain.
Comme les États-Unis, et contrairement à l’Allemagne et à l’Italie, la France des années 1930 était une démocratie enracinée. En février 1934, il n’y a eu tant de morts et de blessés sur la Place de la Concorde que parce que la Garde mobile a tenu à défendre le Palais Bourbon jusqu’au bout, ce qui n’aurait certainement pas été le cas à Berlin ou Rome en pareille circonstance. Pétain et ses thuriféraires savaient bien que les tactiques brutales qui avaient amené Hitler et Mussolini au pouvoir dans ces deux capitales ne réussiraient pas à Paris, et qu’il fallait plutôt compter sur une circonstance extraordinaire pour opérer un renversement aussi radical du système. L’effondrement de 1940 offrit la circonstance extraordinaire.
Il existe actuellement aux États-Unis un mouvement fascisant très comparable à celui qui est arrivé au pouvoir en France à la faveur de la défaite de 1940. À Gringoire, à Candide, etc., répondent Fox News, Breitbart, etc. ; aux Croix-de-feu et consort, les Proud Boys et consort. On retrouve certaines des mêmes obsessions pratiquement à l’identique, au point d’ailleurs que les ouvrages des maîtres à penser du néofascisme français (Jean Raspail, Renaud Camus) sont devenus les classiques du néofascisme américain (le « grand remplacement » de R. Camus est devenu une antienne dans ces milieux, outre-Atlantique). Comme en France dans les années 1930, l’enracinement du régime démocratique aux États-Unis représente un obstacle apparemment insurmontable aux désidératas des néofascistes américains. Certes, le Parti Républicain pouvait prendre en charge une portion non négligeable desdits désidératas, puisqu’il est généralement anti-démocratique. Mais en dehors de capitaliser sur la pathologie raciste que les États-Unis ont hérité de leur histoire, le Parti Républicain chercher à ré-instituer ce qu’il imagine être le régime de caste voulu par les fondateurs, à savoir une ploutocratie blanche. Ces derniers temps, il y a d’ailleurs une tentative, au niveau de l’intelligentsia du Parti Républicain, de remettre au goût du jour l’idée que les États-Unis ne seraient pas une démocratie, mais une « république », entendue comme un régime fondé sur des principes oligarchiques. Du point de vue fasciste, cet objectif est plutôt limité, comme le montre d’ailleurs le fait que le Parti Républicain est ouvert à des politiciens incarnant certaines valeurs démocratiques, par exemple au plan du libéralisme sociétal.
Dans ces circonstances, on pourrait pratiquement dire que pour toute la nébuleuse fascisante américaine, Trump s’est présenté comme, toutes proportions gardées, l’événement extraordinaire que fut juin 1940 pour les fascistes français. Du moins, il eût pu l’être s’il avait remporté un second mandat.
Certes, Trump n’est pas fasciste au sens où Pétain l’était. Le fascisme est une idéologie politique et porte donc en lui un souci exacerbé des affaires publiques et de l’intérêt général, aussi pervers que soit le prisme à travers lequel ces choses sont comprises. Or l’intérêt public ou général est une notion étrangère à la vision du monde de Trump, non pas parce qu’il serait indifférent aux intérêts des États-Unis, mais parce qu’il les conçoit comme s’il s’agissait des intérêts d’une entreprise privée.
Cette vision est simple: Pour survivre, l’entreprise privée doit être en expansion constante et écraser la compétition. Elle doit être mobilisée et disciplinée sous la conduite de son patron. La gouvernance d’une entreprise privée est fondamentalement dictatoriale, d’où la phobie des grands patrons pour le syndicalisme, et de ce fait, la gouvernance politique d’un pays peut aussi être soumise à la poigne et en la croyance en soi même d’un président-patron. Par ailleurs, le but de la grande entreprise privée n’est pas de mettre à l’aise les travailleurs (la population générale), mais de rapporter des profits toujours croissants aux actionnaires (les ploutocrates). Une entreprise est, de ce point de vue, une représentation modèle réduit d’une société de caste.
C’est ainsi qu’il faut comprendre, par exemple, l’obsession de Trump pour la Chine.
Pour Trump, le fait que la Chine soit gouvernée par une dictature ne présente aucun problème idéologique (il n’a jamais caché son admiration pour le minautorien Xi Jiping). En revanche, la Chine présente un problème économique, puisque son type de gouvernance veut dire qu’elle est dirigée de la façon appropriée pour une grande entreprise, avec un grand patron (ledit Xi Jiping) qui prend les décisions stratégiques sans état d’âme et mobilise la population pour la production et l’expansion matérielles en écrasant le syndicalisme (en l’occurrence, les mouvements pro-démocratie) capable de contester les décisions de la direction. La Chine est la grande entreprise rivale qu’il faut battre au poteau. Les mesures de rétorsion prises par l’Administration Trump au nom des valeurs démocratiques (question de Hong Kong, question des Ouïgours) ne reposent pas sur une croyance en ces valeurs, mais sur le fait qu’elles peuvent déstabiliser le rival et lui créer des problèmes dont on pourrait tirer profit.
Ce qui rapproche Trump de la doctrine fasciste n’est donc pas une orientation idéologique quelconque. On ne peut même pas dire que Trump serait contre la démocratie, en dépit du fait qu’il est un membre sans conscience ni scrupule de la caste régnante. Être contre quelque chose comme la démocratie requiert trop d’esprit de système pour l’espèce d’incohérence malveillante qui est son habitat particulier. Mais il est de fait qu’il ne croit pas en la démocratie et encore moins au régime démocratique. Le New York Times, je crois, rapporte qu’à quelqu’un qui lui avait dit d’accepter sa défaite afin de soigner son image historique (legacy) il a répondu brusquement qu’il se contrefichait de l’histoire puisqu’il ne serait plus en vie dans le futur. En somme, il ne vit que dans l’action hic et nunc, et n’accepte pas d’être entravé par les obstacles diaphanes (des normes infralégales) qui prétendent réguler la conduite du président des États-Unis. Mais pour l’homme qui ne vit ainsi que dans l’action, rien de plus important que la soumission de tous à sa volonté, les institutions comme les hommes. Toute institution qui prétendrait lui barrer la route, serait-ce le Congrès des États-Unis, mérite d’être violentée (il a donné le nom sinistre de « deep state » à toutes les institutions qui prétendaient préserver leur autonomie légale par rapport au pouvoir présidentiel, c’est-à-dire ce qui fait d’elle des institutions) ; tout individu qui résiste un tant soit peu à sa volonté du moment devient un ennemi, même le vice-président qui lui a servi d’ombre obséquieuse et pâlotte au long de ses années d’extravagance, et que ses adeptes ont appelé à pendre en transportant un gibet en face du Capitole.
Trump ne pouvait trouver le type de loyauté absolue qui lui convient que dans la Mafia (le gangstérisme sans idéal) ou le mouvement fasciste (le gangstérisme à idéal). De façon exaspérante à ses yeux, les milieux libéraux et démocratiques font reposer la loyauté sur la délibération et l’invocation de valeurs qui dépassent la personne du chef. Il n’y a d’ailleurs pas de chef dans la façon libérale et démocratique de faire la politique, puisque le leader, dans ce contexte, sert les objectifs communs dans ce rôle de leader et met au service de ses compagnons son charisme et sa force d’impact. Le chef, lui, demande la soumission, et exige qu’on le suive et qu’on le serve. Le fascisme, avec son goût de la caste et de la tribu, ne peut demander qu’un chef. C’est ainsi que Trump a trouvé la base militante qu’il lui fallait dans cette nébuleuse dont nous avons vu quelques représentants hauts en couleur et parfois inquiétants lors du « siège du capitole ».
Bien entendu, ce n’est pas à dire que les 74 millions d’Américains qui ont voté pour Trump était des fascistes. Ils ne l’étaient pas plus que les 17 millions d’Allemands qui avaient voté pour Adolf Hitler aux élections de mars 1933 n’étaient des nazis. Nombre d’entre eux ont d’ailleurs surtout voté contre le Parti Démocrate, ce qui reflète un des problèmes centraux du système politique américain, le fait qu’il n’offre de viabilité qu’à deux partis politiques. Mais ce n’est que Trump – et nul parmi les politiciens républicains ou démocrates – qui pouvait animer le corps politique tout entier en comptant sur la loyauté personnelle d’un petit peuple de militants prêts à risquer leur liberté, leur sécurité et leur vie pour le servir, la foi chevillée au corps. De tels esprits militants existent dans tout corps politique, dans l’attente d’un rassembleur. Il y en a certainement à la gauche du champ politique également, notamment les fameux « antifas » qui ont constitué un refrain bidon dans la rhétorique comminatoire de Trump. Mais ceux que Trump a rassemblé ce furent bien les fascistes (antifas veut dire antifasciste d’ailleurs), car c’est ce sont de tels antihumanistes qui pouvaient être séduits par sa personnalité et sa vision politique darwinienne.
L’élection de novembre 2020 aurait donc pu être le juin 1940 de la démocratie américaine. Propos excessif ? Pas vraiment. L’idée, ici, n’est pas de dire que les États-Unis se seraient transformés en un État totalitaire semblable à ceux que nous avons connus au XXe siècle. Pétain, non plus, ne visait pas à faire de la France un État totalitaire et sanguinaire à l’image de l’Allemagne nazie : plutôt du Salazar en grand. Pour comprendre comment la démocratie pouvait subir une défaite terminale aux États-Unis, il faut considérer à quel point le Parti Républicain s’était arrimé à Trump. L’unique raison de la soumission veule des Républicains à Trump est qu’il leur est apparu comme une opportunité unique dans leur objectif persistant de faire des États-Unis une sorte de Brésil du nord, un pays fabuleusement riche mais vautré dans des inégalités économiques grotesques, une violence sociale débridée, le cagotisme religieux, et géré par une caste raciale-capitaliste dépourvue de conscience mais prête à user de la violence physique pour calmer les trublions. Des exemples oubliés d’un tel comportement parsèment l’histoire américaine du « Gilded Age » par exemple, cette belle époque de la ploutocratie blanche : c’est là cette « grandeur de l’Amérique » que Trump a voulu restaurer.
Depuis des décennies, les Républicains s’efforcent de renverser la démocratie américaine en exploitant les faiblesses du régime démocratique national. La méthode essentielle est celle de la limitation de la participation électorale et la réduction de l’impact du droit de vote. Cela permet de réduire efficacement l’influence « de la foule et des pauvres ». Le GOP est électoralement minoritaire dans le pays, mais grâce à la manière dont la carte électorale est établie – largement à travers ses manœuvres de « redistricting » -, les mécanismes de représentation qui favorisent les circonscriptions rurales (généralement d’obédience républicaine), et le système bizarre du collège électoral qui rend caduque le principe « une voix, un vote », il parvient à gouverner plus souvent qu’à son tour.
Or Trump, qui est de la petite eau au plan de la gestion politique, ce qui explique largement sa défaite électorale (ses taux de satisfaction sont les plus bas jamais enregistrés pour un président américain), s’est montré en revanche un bateleur de premier ordre pour attirer les électeurs dans le camp républicain, souvent en dépit de tout bon sens (de la part des électeurs s’entend). Ses extravagances n’empêchaient pas les Républicains, menés par leur patron sénatorial Mitch McConnell, de faire avancer leur agenda avec la détermination d’un voilier ayant le vent en poupe – le souffle étant fourni par la baudruche Trump. On l’a vu très clairement avec le bétonnage conservateur de la Cour Suprême, mais il y a foultitude d’autres exemples moins visibles de l’extérieur du pays. Il est presque certain que sans la pandémie Covid-19, et étant donné la vigueur de l’économie américaine pré-pandémie, Trump aurait non seulement été réélu, mais les Républicains auraient consolidé leur mainmise sur le Congrès (ils ont progressé à la Chambre des Représentants et n’ont perdu le Sénat que parce que la voix comptant double du vice-président est celle de Kamala Harris). Dans un tel contexte, avec un Trump libéré par le fait d’en être à son dernier mandat, ayant appris également qu’il pouvait faire pratiquement tout ce qu’il voulait sans que cela tire à conséquence, établi dans la posture de faiseur de roi – puisque tout candidat républicain à sa succession aurait été forcé de faire couchette devant lui, et d’ailleurs il se serait sans doute mis derrière sa fille Ivanka ou son fils Éric - les États-Unis seraient devenus en quelques années une république fascisante contrôlée par le GOP, qui en serait enfin arrivé à ses fins. On imagine l’horreur du monde dominé par une telle superpuissance : le Mordor. Le fait qu’un tel scénario n’ait échoué qu’à cause d’une pandémie fait froid dans le dos.
Défauts de couture et verre à moitié plein
Le régime démocratique, même aussi enraciné et élaboré que celui des États-Unis, n’aurait pas pu empêcher une telle évolution, puisqu’elle s’est déployée à travers ses angles morts et ses points aveugles – non seulement ceux qui ont à voir spécifiquement avec le système politique américain (collège électoral, bipartisme, etc.), mais aussi l’étrange et dangereux pouvoir du président, qui est un héritage contingent de la manière dont le régime s’est construit.
La présidence américaine (pas plus d’ailleurs que la française dans sa facture Ve République) n’est pas une magistrature démocratique, c’est un legs monarchique. Dans la logique constitutionnelle américaine, le régime politique ne devait pas être présidentiel, ce devait être un régime d’assemblée. Le Congrès est, en théorie, le premier pouvoir, ce qui s’entend bien de la part d’une entité qui s’est formée dans une convulsion de passion antimonarchique. De façon similaire, les révolutionnaires français ont essayé de former des régimes d’assemblée (Convention, Conseil des Cinq-Cents) et même de confier le pouvoir exécutif à un comité (le Comité de salut public, le Directoire – le Consulat, avec ses trois magistrats, sort également de cette logique). Aux États-Unis, la présidence a accru ses pouvoirs de proche en proche, en profitant des frontières mal définies de son institution. Pour une bonne part, les contraintes qui pèsent sur elle sont d’ordre normatif, pas légal. Ce qui a souvent stupéfait les commentateurs américains chez Trump, c’est le fait qu’il transgressait les normes présidentielles sans prendre de gants : mais ces normes ne sont que des habitudes teintées d’hypocrisie. Le pouvoir du président américain est en fait exactement celui du souverain anglais sous les Tudors (XVIe siècle) : tout est à sa discrétion et il a le pouvoir d’agir par décrets et de faire passer des lois lorsque le Congrès est contrôlé par son parti. Ce dernier bémol est la seule différence d’avec les rois Tudors, puisque ces derniers, grâce à Henry VIII, avaient réussi à mettre le Parlement au pas. Les rois Stuarts (XVIIe siècle), qui durent affronter la résistance du Parlement, furent même moins puissants que le président américain. Comme l’indique ce passage des Tudors aux Stuarts, le régime britannique a évolué de la prérogative royale à la suprématie du parlement, c’est-à-dire d’un régime monarchique à un régime d’assemblée. Mais lui aussi s’est empressé de créer la position de premier-ministre que certains analystes constitutionnels anglais ont qualifié de dictature électorale – ce, d’autant plus que le parlement, qu’il contrôle, est pratiquement une sorte de pouvoir constituant.
En Afrique, nous avons imité les régimes constitutionnels de nos anciennes métropoles coloniales. Les Anglophones ont pour la plupart d’entre eux accommodé le régime de Westminster, même si le puissant Nigeria a basculé de Londres à Washington en réformant son régime à la mode américaine ; et les Francophones ont uniformément importé le régime de la Ve République française, en le retouchant ici et là, pas toujours de façon saine. Si ces constitutions occidentales sont censées organiser un régime démocratique, on a vu qu’elles ouvrent la porte grande ouverte à l’autoritarisme. Bien entendu, sauf lorsqu’ils se retrouvent, à leur grande surprise, avec un Donald Trump à la tête de l’exécutif, les Occidentaux n’ont pas à craindre que leurs politiciens profitent de la situation. « Pourquoi voulez-vous qu’à 67 ans, je commence une carrière de dictateur ? » répondit Charles de Gaulle à un journaliste qui, devant ses plans de fondation de la Ve République, l’interrogeait sur ce point précis. L’inquiétude était légitime pourtant, puisque la posture royale du président lui donne un contrôle démesuré, ou aux mesures floues (ce qui revient au même) sur l’appareil d’État, avec comme seul rempart potentiel pour les citoyens, l’appareil judiciaire. Mais au moins par comparaison avec l’Afrique, ce rempart fonctionne bien en Occident. Les juges ont souvent mis Donald Trump en échec aux États-Unis, y compris dans son ultime pari d’exécuter un coup de force institutionnel par le renversement des résultats des élections. Et bien entendu, ces présidences monarchiques sont le prix de l’efficacité, puisque les assemblées se sont toujours révélées incapables de gouverner par leur seule impulsion. Dans le cas des États-Unis, cette analyse récente du New York Times appelle, pour cette raison, les politiciens du Parti Démocrate à ne pas rejeter « la présidence impériale » simplement parce qu’ils n’ont pas aimé ce que Trump en a fait. Au reste, quoi qu’on pense des dégâts infligés par Trump à l’ordre institutionnel américain, ils sont peu de choses par rapport à ce qui se produit de façon routinière dans certains de nos pays, même ceux qui, comme le Niger, ont en apparence un climat politique « apaisé ».
Dans l’entretien de la Radio TV Bonférey avec Baba Alpha que j’évoquais au début de cet essai, l’intervieweur a, à plusieurs reprises, sondé le journaliste sur ce qu’il pensait des décisions judiciaires rendues contre lui. La réaction de Baba Alpha est intéressante : à chaque fois, il a refusé de critiquer la justice nigérienne, disant savoir fort bien « dans quelles conditions » elle travaillait. Il voulait dire par là que le système judiciaire nigérien ne dispose pas de la marge d’autonomie qui lui permettrait de fonctionner suivant les normes prévues par le régime démocratique. Ses faillites ne relèvent pas de la responsabilité de ses agents, formés à bien faire, mais de celle de ses maîtres politiques.
Le pouvoir présidentiel crée à la fois l’opportunité de, et l’incitation à la tyrannie. Il est important de manière si disproportionné – certainement plus important que le pouvoir des anciens rois africains, perclus de coutumes et de palabres – qu’il est difficile de ne pas en abuser, surtout lorsque, comme le sont la plupart des politiciens, on a une conscience éthique limitée ou absente ; mais l’abus mène à la crainte du châtiment par la colère populaire ou (dans des pays comme le Niger, habitué du fait) le putsch militaire, ce qui incite à la répression désordonnée (des arrestations de style lettre de cachet en veux-tu, en voilà ; des procédures de harcèlement judiciaire ou administratif ; même, le cas échéant, comme récemment en Côte d’Ivoire et en Guinée, des massacres d’électeurs, etc.) et aux purges (notamment dans les corps armés).
De ce fait, beaucoup de pays africains se trouvent dans une position malheureuse : leur désir de démocratie doit se limiter à lutter toujours pour sauvegarder un régime démocratique (l’outil) perpétuellement assailli par le « pouvoir », au lieu de construire la démocratie (l’objet principal) en tant que telle. Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que les populations lassées en arrivent à aspirer à une dictature – c’est-à-dire, bien entendu, une dictature vertueuse, qu’elles supposent plus capable d’instaurer la démocratie que le régime démocratique.
Rêve dangereux, même si on peut le comprendre dans les conditions actuelles. Lorsque Bonférey a demandé à Baba Alpha qui il tenait pour responsable de sa persécution et de sa proscription, il répondit sans hésiter, « le chef de l’État », ce qui est juste : le pouvoir, c’est son centre. Mais il ajouta aussi qu’il a été persécuté à cause de sa liberté de plume, et parce que le pouvoir de Niamey cherchait à instaurer une pensée unique. Et c’est là que l’on peut voir la complexité de la situation, et pourquoi il ne faut pas renoncer au régime démocratique, même abîmé par les hommes de pouvoir : dans une vraie dictature (au Rwanda par exemple, pays de dictature vertueuse dans l’opinion de nombreux africains), Bonférey n’aurait jamais pu conduire cette interview et il y aurait véritablement une pensée unique. Ce que les critiques africains du régime démocratique ne voient pas, c’est le verre à moitié plein, le fait que les gens au pouvoir sont aussi entravés dans leur volonté d’absolutisme par les opportunités de résistance citoyenne offertes par le régime démocratique. Les dirigeants nigériens ont déporté Baba Alpha : Kagamé l’aurait fait trucider. La déportation était une action stupide, qui n’a pas fait taire sa victime mais lui a, au contraire, donné plus de voix et de légitimité tout en ulcérant tous les esprits libéraux. Mais le Niger se trouve dans une région où la culture politique est marquée par la démocratisation et certaines choses ne passent plus. Blaise Compaoré, qui n’avait pas encore compris, à la fin des années 1990, que les temps avaient changé, avait imprudemment liquidé Norbert Zongo. En fin de compte, c’est pour venger Zongo que les Burkinabès l’ont renversé. La solution aux problèmes du régime démocratique n’est pas de le rejeter, mais de le réparer : c’est d’ailleurs ainsi seulement qu’on en devient digne.
Reste à savoir si, à travers cette quête d’un régime démocratique fonctionnel qui reste, avec tant de persistance, un désir africain, il y a également une aspiration à la démocratie même, telle qu’on la voit à l’œuvre à travers l’histoire des États-Unis par exemple. Mais c’est là une question pour une autre fois.