Divorce dans le désert
L’aventure de la France au Mali se termine en scène de ménage. En fin janvier, la junte qui règne sur les parties du territoire non contrôlées par les djihadistes a expulsé l’ambassadeur de France, arrivant ainsi au point de rupture avec Paris – qui, rappelons-le, n’avait pas accrédité d’ambassadeur malien sous l’autorité de la junte. Cela a conduit à la décision française de retirer ses troupes, mais la querelle a commencé en décembre, lorsque Choguel Maïga, le jour même où le Mali expulsait le représentant spécial de la Cédéao, avait accusé, à la tribune de l’ONU, la France d’abandonner son pays en plein vol. L’accusation avait déclenché des ondes de choc diplomatiques. Maïga faisait ainsi référence au plan français de « réduction de voilure » de son intervention au Sahel. Dans le cadre de ce processus, la France avait déjà remis aux forces armées maliennes les bases du grand nord malien qu’il était devenu difficile de maintenir, notamment au plan logistique (l’approvisionnement de ces bases par un convoi militaire français, à travers le Burkina et l’ouest du Niger, a causé, on s’en souvient des émeutes dans ces deux pays, entraînant de façon indirecte la chute de Kaboré, sans compter trois morts à Téra). Mais comme le Mali est l’épicentre de la crise sécuritaire, Paris avait l’intention de préserver une présence réduite à Gao et dans les environs, à proximité de cette « zone des trois frontières » qui est, en ce moment, le front djihadiste le plus actif.
Le discours de Maïga aux Nations Unies enragea les Français, d’autant plus qu’il pouvait être interprété comme ouvrant la porte à la coopération militaire avec les Russes. Macron et J-Y Le Drian ripostèrent dans le même registre et accusèrent bruyamment la junte d’être illégale, illégitime et irresponsable. Mais rien n’aurait pu mieux rehausser le crédit de la junte aux yeux de l’opinion publique malienne, et le doigt accusateur de la France ne fit que lui conférer une manière de légitimité – non pas celle du gouvernement élu, certes, mais celle du résistant au néocolonialisme occidental et à l’arrogance gauloise. Les propos querelleurs, alimentés en arrière-plan par les manœuvres de la junte pour marginaliser les Français dans les contacts entre militaires en faveur des Russes, s’accumulèrent, et précipitèrent finalement la décision de Macron de retirer ses troupes, quoique de façon échelonnée sur six mois. La junte gambergea 24 heures puis fit savoir que le retrait français devait se faire « sans délai » et sous supervision de l’armée malienne - exigence pour le moins mesquine vis-à-vis d’une armée qui a tout de même versé son sang pour le Mali. Bref, tous les éléments d’un divorce acrimonieux sont réunis. Comment en est-on arrivé là, et où cela nous mène-t-il ?
La France avait sa vision de la manière dont il fallait régler la crise sécuritaire du Sahel, et cela commençait par régler le « problème Mali ». L’attaque combinée des groups djihadistes et des rebelles touaregs avait été à deux doigts de détruire l’État malien il y a dix ans. L’armée malienne fut vaincue et réagit en renversant le gouvernement élu. Mais les organisations régionales contraignirent rapidement la junte de l’époque à rétablir le gouvernement constitutionnel. Le gouvernement de transition qui fut ensuite mis en place demanda l’aide de la France contre les djihadistes qui, après avoir éjecté les rebelles de la scène, se dirigeaient vers le sud avec armes et bagages. La France mit rapidement en œuvre, grâce à l’extraordinaire réseau de bases subsahariennes hérité de sa vieille politique néocoloniale – notamment en Côte d’Ivoire et au Gabon, encore plus qu’au Tchad – une intervention qui parut un succès complet. À partir de là, les choses étaient simples du point de vue de Paris : le Mali devait retourner au gouvernement démocratique et signer un accord de paix avec les rebelles touaregs – pour qui les Français avaient un point faible – et ensuite, il devait se mobiliser derrière la France pour effectuer ce qui, à l’époque, était considéré comme une simple opération de nettoyage de ce qui restait comme djihadistes.
Mais naturellement, rien ne se produisit comme prévu et tout ce qui pouvait mal tourner tourna mal. S’agissant de la démocratie : le Mali élit des dirigeants dans un cadre démocratique, mais ces derniers s’empressèrent de replonger dans la politique vénale et faite d’intrigues et d’irrégularités qui avait débilité l’État par le passé. De plus, ils échouèrent à empêcher l’expansion du djihadisme au centre du pays tout en s’empêtrant dans des scandales de corruption, illustrés par l’affaire de l’achat d’un avion présidentiel et les frasques du fils du président. En 2020, des irrégularités et manipulations dans la conduite des élections législatives débouchèrent finalement sur une révolte de l’opinion publique. Après un long été de manifestations quasi-quotidiennes – qui ont servi de tremplin notamment à Choguel Maïga – un coup perpétré en août de cette année-là amena au pouvoir la junte actuelle. Quant aux accords avec les rebelles, signés à Alger en 2015 et promouvant une sorte d’autonomie dans le nord, ils furent vécus comme une imposition franco-algérienne à une nation vaincue, une sorte de diktat qui fit d’autant plus mal qu’il venait de l’ancienne puissance coloniale et ravivait ainsi les insécurités de la psyché nationale malienne à l’égard d’une tutelle française. Le Mali fit d’ailleurs un ultime effort pour vaincre les rebelles en 2014, dans le secteur de Kidal, mais fut de nouveau battu et se résigna de ce fait à ce résultat déplaisant. Dans tous les cas, ces accords ne peuvent être appliqués, révisés ou en l’état, que lorsqu’une situation de vie à peu près normale aura pu être rétablie dans le nord et le centre du pays, et on en est bien loin.
Après toutes ces déconfitures, il était difficile de voir quelle direction le Mali pouvait prendre. Restaurer la politique démocratique n’offrait aucun espoir d’un leadership efficace en un temps de crise, et le plan français, qui interdisait aussi le dialogue avec les djihadistes, n’avait suscité aucune réelle adhésion dans le pays. D’un autre côté, la Cédéao prescrit le gouvernement démocratique à ses États membres et était capable de punir sévèrement le pays, comme elle est en train de le faire depuis la mi-janvier de cette année : la plupart des frontières sont closes et le système bancaire est asphyxié. Cela, bien sûr, est le résultat de la décision prise par la junte de revenir sur son engagement à conclure une transition démocratique en mars de cette année – et surtout, des postures peu diplomatiques (litote) adoptées à l’endroit de l’organisation régionale. La junte a à présent l’intention de rester en place pour au moins quatre ans de plus, avec la mission qu’elle s’est elle-même assignée de remettre de l’ordre dans la maison Mali avant de redémarrer la démocratie. La grande corruption de l’ère démocratique est, semble-t-il, finie, et les dirigeants donnent à la nation l’impression qu’elle possède à présent son propre plan : vaincre les djihadistes et trouver des partenaires extérieurs qui respecteraient la souveraineté du Mali et, de façon encore plus importante, l’autorité de la junte. Dans ce contexte, la France devait être écartée en quelque façon, et ce fut la tâche de Choguel Maïga.
La France n’avait aucun intérêt à quitter le Mali, qui est l’épicentre du djihadisme au Sahel. La campagne populiste antifrançaise de Maïga, qui s’étend du discours à l’ONU à la propagation de mensonges ou de « vérités » fabriquées dans l’arène publique malienne, en passant par du sel jeté sur des vieilles blessures, était destinée à amener les Français à partir d’eux-mêmes sans demander officiellement leur départ – au contraire, en les accusant de violer les accords de défense avec le Mali parce qu’ils auraient « unilatéralement » filé à l’anglaise. La junte pourra ainsi travailler ensuite avec ses partenaires favoris, les Russes, c’est-à-dire, officieusement, la force mercenaire Wagner.
Comme dit l’anglais : « What now ? »
Pour le moment, d’un point de vue logique, les premiers gagnants de ce divorce franco-malien sont les djihadistes. D’une part il est possible pour eux d’engager à présent des pourparlers avec Bamako : en effet, ils s’y refusaient tant que les Français seraient présents, et les Français, de leur côté, s’y opposaient catégoriquement. D’autre part, le retrait des troupes françaises pourrait créer un vide sécuritaire (ou plutôt, l’élargir, car ce vide n’était guère comblé par Barkhane), ce qui leur permettrait de marquer assez de points pour être en position de force lors d’éventuelles négociations avec Bamako. Il est difficile de croire que les forces armées maliennes, même avec l’assistance de Wagner et consort, pourraient sécuriser la région au-delà de ce qu’a fait Barkhane. Les retombées pourraient donc être graves pour les régions voisines, au Niger et au Burkina Faso, même si les premiers à pâtir de toute aggravation de la situation seront les habitants de la région de Gao (On ne le dira jamais assez, car ces gens ne sont sur l’horizon ni des médias internationaux, ni même des médias maliens).
Mais cette évolution apparemment logique doit s’analyser en prenant en compte les calculs et actions des divers acteurs, y compris la guerre de territoire que se livrent les djihadistes de l’EIGS et du JNIM, et les intérêts des « groupes armés » du Nord Mali, principalement touaregs. On peut aussi se demander ce que signifie l’idée française de continuer la lutte hors du Mali alors que le centre de la lutte se trouve au Mali.
Dans tous les cas, l’option prise par la junte est celle de la résolution par la force militaire – du moins, c’est l’option qui s’impose à elle. La solution de la crise du Sahel passe par le redéploiement de l’État afin qu’il puisse accompagner l’action militaire, l’action socio-économique (« développement ») et l’action politique (négociations, ralliements, etc.). L’une des raisons clef de l’échec de Barkhane et des stabilisateurs (aide au développement), c’est l’absence de toute prise sur le terrain qui provient de l’absence de structures étatiques capables de coordonner, organiser, informer, surveiller, etc. On ne peut guère agir efficacement dans un désert (en l’occurrence, un désert d’appuis cohérents, organisés et fiables). En se coupant des Franco-européens et peut-être par voie de conséquence du système des Nations Unies, la junte renonce ipso facto à l’action socio-économique (elle cherche à combler le vide en émettant des signaux vers les pays riches non-occidentaux qui pourraient prendre intérêt à la situation malienne : Chine, Qatar, même Iran) ; mais surtout, elle n’a pas les ressources ni peut-être la volonté politique de redéployer l’État (après tout, une telle volonté politique n’existe pas non plus au Niger et n’existait pas au Burkina Faso sous Kaboré) – alors qu’un tel travail de gouvernement pourrait produire des résultats même avec un minimum de ressources matérielles ou d’aide indirecte. Il ne lui reste que la force de frappe (mercenaire), et ce n’est pas une bonne nouvelle.