Le révisionnisme des BRICS suscite de l’espoir en Afrique, mais est-il assez radical pour justifier cet espoir ?
Je travaille depuis plus d’un an à la rédaction d’un livre sur l’Empire songhay où, à bien des égards, l’histoire de cet État n’est qu’un prétexte pour étudier « le basculement du monde » qui a eu lieu au XVIe siècle, avec l’essor de l’impérialisme colonial, et de ce que j’appelle, dans le livre (écrit en anglais), « the capitalist meridian », le « méridien capitaliste ».
Voici la thèse.
Avant le XVIe siècle, le monde, qui était l’Ancien Monde (le super-continent Eurasiafrique) était lié essentiellement par le commerce, sous les espèces du « trade meridian », ou « méridien des échanges ». Il s’agit d’une géoculture, pour reprendre le concept de Wallerstein, née dans les quatre grands bassins de population dudit Ancien Monde, à savoir la Chine, l’Inde, la Mésopotamie et la Méditerranée : née, je veux dire, pour lier, à travers des échanges, ces quatre bassins. La participation active au méridien des échanges dépendait de la démographie. Sur les marges et confins de ce méridien, se trouvaient des espaces moins densément peuplés, l’Europe et l’Afrique occidentale. Mais c’étaient des marges, non des périphéries. Le méridien des échanges n’avait pas de structure hiérarchique en « centre » et « périphérie ». Il n’était pas vertical, il était horizontal. Certes, il y avait des centres de production intensive de biens à haute valeur commerciale, à savoir l’Inde et la Chine, et le commerce avec ces centres était déficitaire pour tous leurs partenaire. Mais il n’y avait pas de système de dépendance imposé à travers un domaine impérial. L’acteur central du méridien des échanges n’était d’ailleurs pas le souverain impérial, mais le commerçant et le pèlerin, car c’étaient eux qui créaient les échanges de biens tant matériels qu’immatériels. (À ce niveau, je fais une distinction, en anglais, entre « trade », qui concerne uniquement les biens matériels, et « commerce », qui inclut aussi les biens immatériels, comme les savoirs, valeurs, religions, langues, etc. : pendant longtemps, l’Afrique occidentale et l’Europe ont été plus impliqués dans du trade que dans du commerce. Dans le cas de l’Europe, cela a commencé à changer avec l’Empire romain, et dans le cas de l’Afrique, ou du moins de sa partie sahélienne, avec l’avènement du Dar al-Islam). Il y avait des empires, bien sûr, mais ces empires n’étaient pas commerciaux. Ce qu’ils recherchaient, c’était du territoire productif et une abondante population taillable et corvéable. Ils se sont toujours développés dans les bassins de population. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il y a eu une succession d’empires au Sahel-Soudan, région la plus peuplée de l’Afrique occidentale dans la période historique (cultivable et « pastorable », contrairement au Golfe de Guinée où il a fallu d’abord patiemment créer des savanes artificielles pour avoir une assise démographique). La thèse généralement acceptée selon laquelle il y a eu des empires dans la région à cause du commerce transsaharienne est évidemment mise à mal par ma thèse (et donc je la rejette dans mon livre, avec quelques nécessaires nuances). Une preuve de l’importance décisive de ces bassins de population, c’est que très souvent, les conquérants proviennent des marges (voir les Romains, les Arabes, les Mongoles, même, d’un certaine façon, les Songhay), mais doivent asseoir leur empire dans les bassins de population.
Au XVIe siècle, tout cela change, un monde nouveau émerge.
Ce qui change, c’est l’apparition d’empires conçus non pas pour la capture des bassins de population, mais pour celle des espaces de production de marchandises (pas vraiment de subsistance) et des voies de commerce. Ce phénomène a été rendu possible par une invention européenne, plus précisément anglo-hollandaise, la compagnie mercantiliste à charte.
Il y a une préhistoire : l’impérialisme mercantil était pratiqué par les républiques oligarchiques d’Italie et d’Europe du Nord, mais à l’échelle des petites mers entourant l’Europe, à savoir la Méditerranée et la Mer du Nord. Ces républiques ont inventé la plupart des instruments (mais pas tous) que les Anglo-hollandais développeront dans la mise en place de leurs gigantesques compagnie, la VOC (Compagnie Unie des Indes Orientales) et la BEIC (Compagnie Britannique des Indes Orientales), tours géantes dominant une floraison de compagnies similaires, y compris en France et dans l’Europe germano-scandinave. Selon Caroline Elkins écrivant pour la revue Foreign Affairs, « à son apogée, la VOC valait l'équivalent d'environ 7 900 milliards de dollars d'aujourd'hui, un chiffre supérieur aux valorisations actuelles combinées d'Alibaba, Alphabet, Amazon, Apple, AT&T, Bank of America, Berkshire Hathaway, Chevron, ExxonMobil, Facebook, Johnson & Johnson, McDonald's, Netflix, Samsung, Tencent, Visa, Walmart et Wells Fargo ». En somme, ce fut l’entité privée la plus riche de l’histoire de l’humanité, richesse due à la création d’espaces de production en Indonésie et au contrôle ou à l’ouverture des voie de commerce à travers l’Océan Indien et au-delà.
Mais ce qui est intéressant dans cette histoire, comme le montre un livre récent de Philip Stern, Empire, Incorporated: The Corporations That Built British Colonialism, c’est que ces compagnies mercantilistes ont transformé la nature de l’impérialisme en insérant entre le souverain impérial et les sujets conquis l’action de l’entreprise privée.
Les Européens, en particulier les Anglais, ont souvent comparé leur empire à celui des Romains. De façon routinière, on considère que l’Empire britannique est le plus grand empire à avoir jamais existé parce qu’on le place dans la même catégorie que les empires de l’Ancien Monde. Mais les empires européens appartiennent à une autre catégorie et sont une autre espèce d’animal. Ils relèvent du méridien capitaliste. Contrairement au méridien des échanges, le méridien capitaliste est vertical, et il crée un phénomène de centre et périphérie, de métropole où s’accumulent les richesses et de dépendances où sont produites les richesses à fort rendement capitalistique. Afin de créer ce type totalement nouveau de contrôle impérial, les États européens ont dû laisser la libre bride à l’entreprise privée, en la soutenant juridiquement et, lorsqu’il le fallait, par la force des canonnières. Le résultat est complexe.
En général, l’enrichissement des métropoles s’accompagne de l’appauvrissement des dépendances, mais c’est plus compliqué que cela. L’impérialisme capitaliste constitue les dépendances comme des entités économiques, qui doivent être « mises en valeur » afin de devenir exploitables par les compagnies mercantilistes/capitalistes. Cette mise en valeur doit être accomplie sur le rendement fiscal de la dépendance et non à travers un transfert fiscal de la métropole à la dépendance. C’est cela le point important. Le problème n’est pas l’exploitation en tant que telle, mais le fait que, pour décoller, il faut précisément arriver à se rendre suffisamment exploitable pour que le revenu de l’exploitation dépasse les frais de la mise en valeur et dégage des profits qui rémunèrent les capitalistes tout en enrichissant le pays. Ce n’est pas, comme dans les anciens empire, la logique de la négociation permanente, adaptée au contrôle des populations ; c’est la logique du contrat d’affaire, adaptée au contrôle des richesses.
Par exemple : l’Arabie saoudite est exploitée. Mais les coûts de l’exploitation sont tellement faibles (son pétrole est très accessible en abondance), sa marchandise est tellement demandée, et elle en dispose de façon tellement disproportionnée par rapport à ses rivaux, qu’elle pouvait rémunérer les investisseurs et disposer de la part du lion dans le revenu dégagé, jusqu’à ce qu’elle ait pu d’ailleurs se donner le luxe de nationaliser l’investissement. Au Niger par contraste, les coûts d’exploitation de l’uranium sont importants, la marchandise est bien moins demandée que le pétrole et suit une chaîne d’exploitation qui désavantage le producteur (notamment la pérennisation du stockage, qui requiert également des investissements), il ne domine d’ailleurs pas le marché de la production et est surclassé par ses rivaux, si bien que l’essentiel du profit rémunère l’investissement. L’investissement, en Arabie saoudite, était au départ privé ; il est surtout public au Niger (État français), mais en réalité, c’est un investissement public de type privé, i.e., il s’agit d’un contrat et non d’un service de coopération.
Dans ce système, de nombreux pays sont désavantagés de façon inhérente. Le problème de ceux du Sahel n’est pas qu’ils sont trop exploités, mais qu’ils ne sont pas assez exploitables. Déjà se rendre exploitable est une difficulté génératrice de malheur social, comme le montre notamment le primat de la production agricole, destiné à conjurer la hantise des famines et autres crises de subsistance et à fournir une base fiscale à l’État, mais aux dépens des pasteurs, ce qui est l’une des causes des conflits qui déchirent actuellement la région. Et il ne suffit pas d’être exploitable pour être exploité de façon profitable pour soi. Très souvent, ces efforts de mise en valeur induisent en réalité « une course vers le bas », pour reprendre la formule anglaise (race to the bottom), où on s’appauvrit pour pouvoir se développer et où on réussit seulement à produire une forte inégalité sociale et autres déséquilibres dangereux.
Le méridien capitaliste a facilement survécu aux décolonisations parce qu’il ne repose pas sur le contrôle des populations. Si les empires européens avaient été semblables à l’empire romain, la décolonisation aurait dû les consigner aux poubelles de l’histoire, comme ce fut le cas pour Rome après la chute. Mais la phase de création de dépendances (« les colonies ») n’était qu’une contingence. En réalité, elle aurait pu ne pas avoir lieu. Par exemple, l’Amérique du Sud fut une zone d’exploitation du capitalisme britannique puis américain aux XIXe et XXe siècles, alors que les pays latino-américains étaient indépendants (ce n’est pas un hasard si la théorie de la dépendance est apparue là-bas). Mais comme jadis dans les petites républiques italiennes et hanséatiques, les États européens de la fin du XIXe siècle étaient devenus des oligarchies – des oligarchies capitalistes qui ressentirent l’urgence d’ouvrir la terre entière au régime capitaliste, ce qui nécessita le recours à la force des armes, recours grandement facilité par la disproportion, en termes de moyens militaires, entre l’Europe industrialisée et le reste du monde. Cette phase d’occupation coloniale ayant accompli sa mission, les dépendances pouvaient acquérir leur indépendance sans que cela nuise au méridien capitaliste – tout au contraire.
S’agissant des BRICS, leur mythologie renvoie souvent à un monde antérieur à l’érection du méridien capitaliste et qui aurait été dominé plutôt par l’Asie que par l’Europe ou l’Occident. Ce monde a effectivement existé, c’est celui du méridien des échanges – lequel n’était cependant pas dominé par l’Asie, bien qu’il ait, en effet, était largement animé par la production asiatique de biens de type super-crops (épices par exemple) ou super-crafts (soieries, porcelaines, etc.) pour reprendre les expressions de l’historien James Belich.
Un tel monde serait plus favorable à l’Afrique que le monde actuel. Certains, comme Jean-François Bayard, projettent la situation actuelle de l’Afrique, marquée par l’extraversion et la dépendance, sur les profondeurs anciennes de son histoire : ainsi, selon eux, les empires soudanais étaient déjà extravertis vis-à-vis du monde arabo-musulman. Ce n’était pas le cas. L’extraversion et la dépendance sont des conséquences du méridien capitaliste. Au temps du méridien des échanges, la dépendance entre régions du monde était structurellement impossible, même si des dynamiques d’ampleur, qui avaient leur source dans une région, pouvaient avoir un impact parfois radical dans d’autres régions. Dans le livre, je montre que la production soudanaise de l’or a en fait eu plus d’impact dans le monde musulman que dans les zones de production, ayant notamment financé l’avènement du califat fatimide au Caire et donc la destruction irréversible de l’unité califale, il est vrai déjà largement théorique (mais pas plus théorique que celle de la Chrétienté catholique sous égide papale), du Dar al-Islam.
Mais l’intention des BRICS consiste plus à décentraliser ou multipolariser le méridien capitaliste qu’à le détruire. Pour un continent révisionniste comme l’Afrique, cela n’est certainement pas une mauvaise chose à première vue. Mais entre l’intention proclamée et la réalité de la physique politique, il y a mille pas. Dans cette physique politique, le poids et l’attraction gravitationnelle de certains détermine le résultat effectif. Il est possible qu’au final, les BRICS soient à la Chine ce que l’Europe a été pour les États-Unis, une annexe lui servant à cimenter sa domination du méridien capitaliste. De même que la Chine essaie de reproduire certaines stratégies de l’impérialisme capitaliste américain (au lieu de Plan Marshall elle a les Routes de la Soie par exemple) pour arriver aux mêmes fins.
Au final, si le mode de fonctionnement du régime ne change pas, la situation des petits pays ne changera pas. Je comprends, sur le plan psychologique, l’enthousiasme pour les BRICS. Mais pour progresser, il faut aussi savoir les critiquer. On est un peu comme dans ces pays, genre États-Unis, où il n’y a que deux partis capables d’arriver au pouvoir et les deux partagent au fond les mêmes objectifs tout en ayant des styles et discours différents. Si ces objectifs sont problématiques, il faut savoir/pouvoir critiquer les deux partis.
C'est toujours un plaisir de vous lire, vivement la publication de votre livre sur le Songhoy.
On est hâte de lire notre histoire écrit par un de nous.
Très intéressant