De l'État civil (Écrit du Cap)
Où l'on verra qu'il ne s'agit point de ce que Balzac prétendait concurrenceR
Note: Cette réflexion fut écrite en 2016, en marge de la rédaction de mon livre The Politics of Islam in the Sahel, qui est le livre auquel je fais allusion ici et là dans le texte. J’y développais le concept de “civil state”. Je vivais à l’époque à Johannesburg (bien que ce texte ait été écrit au Cap). D’autres notes sur cette escapade au Cap suivront.
« Quand on utilise le mot "universel" dans l'Occident contemporain, c'est pour adopter exactement le même type de comportement qu'il y a un siècle, lorsqu'on parlait de "civilisation". En fait, universel a remplacé civilisation et tout récemment "mondialisation" a remplacé "impérialisme". Ce sont là plutôt des progrès. Bien entendu, du point de vue occidental (qui reste encore le point de vue dominant), cela veut dire non pas que tel ensemble de valeurs et de savoirs est universel - pourquoi pas? - mais qu'il faut répandre des formes et des manières de les envisager et de les mettre en œuvre typiques, ressortissant en dernier lieu de l'éducation commune occidentale. Autrement dit nous avons là un discours intolérant non pas à l'égard d'un "particulier" (l'insuffisant antonyme de "universel" dans ce contexte), mais d'une "étrangeté"
Tout ce qui est humain est universel, et il est de fait que les droits de l'homme n'ont une valeur universelle que du fait de l'universalité des crimes de l'homme. Ce qui n'est pas universel, ce qui est particulier, ce sont les formes locales de mise en œuvre de ces droits et de ces crimes. L'Occident, persuadé que les formes particulières élaborées par lui au long de son histoire sont les plus convenables - soit qu'il les juge plus efficaces, soit qu'il les estime seules valables - les proclame universelles. Au fond, quand la raison commune occidentale parle d'universalité, elle veut simplement parler d'homogénéité. Son ignorance savante des autres sociétés lui cache le fait que la question qui gît au fond de ce beau mot d'universalité est plutôt celle de l'hétérogénéité et de la multiformité. Comme toute entité humaine puissante ou plutôt "surpuissante", l'Occident a horreur de la contradiction, et la contradiction formelle est celle qui l'agace le plus souverainement. Il faut donc les Droits de l'homme, l'État-nation, la Démocratie, le tout universellement charpenté par le Capitalisme. »
Il y a beaucoup de choses ici – notamment cette notion de « surpuissance », c’est-à-dire de puissance disproportionnée – qui vaudraient que j’y revienne, mais ce qui m’arrête ici, c’est plutôt la notion de démocratie et d’universalité. Pour proclamer l’universalité de la démocratie représentative et libérale, beaucoup de gens aiment se référer au mot de Churchill – le pire des régimes à l’exception de tous les autres. Ce mot m’a toujours gêné. Il me paraît, comme dirait l’anglais, « too clever by half », un peu trop content de ce qu’il dit. Mais surtout, c’est une manière « pragmatique », anglaise en somme, d’imposer quelque chose comme étant universel. Cela fait un peu TINA (Thatcher : « There Is No Alternative » à l’économie de privatisation). Puisque tout autre régime politique est mauvais, le seul choix qui reste est à la démocratie libérale, qui est mauvaise aussi, mais moins que tous les autres régimes. En réalité, c’est une façon faussement modeste de dire que la démocratie libérale est le meilleur des régimes politiques : le pire à l’exception de tous les autres, c’est nécessairement le meilleur. Il y a deux problèmes dans cette manière de penser. Le premier, c’est que comme tout universel imposé, ce dogme éteint l’imagination. Puisqu’il n’y a pas d’alternative, nous devons nous contenter à jamais de la démocratie libérale, quelles que soient nos conditions historiques ou sociales. Le second problème, c’est que cette formulation pose la question du régime politique en termes étroitement binaires. Il y a d’un côté la démocratie libérale et de l’autre « tous les autres », aujourd’hui généralement tous fourrés dans un même sac marqué « dictature » et qui met sur le même pied d’égalité le régime cubain sous Castro et le régime zaïrois sous Mobutu, un malade mental prenant brutalement en otage deux millions de personnes à travers du gangstérisme politique (Yaya Jammeh de Gambie) et un patriote essayant de créer un « Koweit » au cœur du Sahel à travers « la consultation, la concertation et la participation » (Seyni Kountché du Niger, tel que décrit par Michael Horowitz en 1983), l’État sophistiqué et agissant des Chinois et la machine à créer de la bêtise du régime Biya au Cameroun. Cette sorte de binarisme n’est jamais scientifique, elle est toujours idéologique. Les politologues aiment décrire Aristote comme le père grec de leur « science », se référant notamment à l’empirisme avec lequel il a examiné 158 constitutions. Mais le moins qu’on puisse dire est qu’ils ne l’imitent pas ! Je comprends, bien entendu, qu’on puisse avoir une préférence idéologique pour la démocratie libérale, qui est, à bien des égards, un régime politique admirable. Mais au moins quand on fait de la science politique, il convient d’éviter que cette préférence ne colore nos travaux – pour les autres personnes (qui ne font pas de la science politique, je veux dire), une telle exigence ne s’applique pas.
Et à cet égard donc, la rédaction du livre m’a amené à comprendre certaines « vérités effectives », pour parler comme Machiavel (le père italien de la science politique). Et d’abord, la nécessité de distinguer ce que j’ai appelé dans le livre « l’État civil » et la démocratie libérale.
Le principe de l’État, si l’on veut, c’est l’autonomie vis-à-vis de la société, sans quoi il ne saurait agir sur la société. Cette autonomie n’est possible qu’à travers des institutions politiques et administratives dont les règles de fonctionnement et d’organisation échappent au contrôle de ceux qui manient l’État. Il en est ainsi non pas parce que ces derniers respectent nécessairement l’autonomie de l’État, mais parce que, sans cette autonomie, l’État est inopérant. C’est comme une voiture : si par caprice vous décidez d’y mettre de l’eau plutôt que de l’essence, elle ne marchera pas et vous risquez simplement de détruire son moteur. De manière analogue, vous pouvez construire ou reconstruire le moteur suivant certaines spécifications – et c’est à ce niveau que l’adjectif devient utile. Les spécifications font que l’État n’est pas forcément neutre, il peut être, par exemple, civil, religieux, militaire – qui sont les trois adjectifs utilisés dans le livre à cause des réalités que j’y étudiais (mais on peut penser à d’autres). Pour bien faire comprendre ce dont il est question ici, le plus simple est d’utiliser les conceptualisations élaborées autour de ces trois adjectifs, bien que, pour ce billet, je me limite à l’État civil.
Dans le livre, je définis l’État civil comme étant l’État construit de manière à régir une société civile, non pas dans le sens ONG, mais dans le sens étymologique d’État de citoyens. Un prototype historique bien connu d’un tel État, c’est la res publica romaine – qui définit l’État comme étant ce que les citoyens ont en commun, la chose publique (traduction littérale de res publica), le bien commun (commonwealth, dit l’anglais). En ce sens, la définition la plus concisément exacte de l’État civil a été offerte par Jean Bodin dans un texte de 1576, à savoir « le droit gouvernement de plusieurs ménages et de ce qu’ils ont en commun, avec puissance souveraine », où « droit gouvernement » renvoie au gouvernement basé sur le droit, en somme, à ce que l’on appelle aujourd’hui « état de droit », et où la « puissance souveraine » est au principe de l’autonomie de l’État vis-à-vis de la société comme d’autres États. Le texte de Bodin s’inscrit dans un mouvement intellectuel large et hétérogène tendant à ressusciter, en Europe occidentale, l’État civil romain (d’où d’ailleurs le titre de son livre, Les Six livres de la République). À l’époque, le régime de la démocratie libérale n’existait pas, la France étant gouvernée par une monarchie. Mais alors qu’aujourd’hui nous ne pouvons concevoir un État civil (une république) qu’appariée à la démocratie libérale, Bodin ne vit aucune contradiction fondamentale entre la monarchie et la république. Et c’est ici qu’il convient de bien voir la distinction entre État et régime politique.
L’objectif du régime politique est double : répartir les différentes prérogatives politiques (distinctes des mandats techniques dévolus à l’administration et au commandement militaire) et surtout, réglementer la succession. Ce n’est pas une tâche simple, surtout lorsqu’il existe une prérogative politique suprême, comme celle d’un roi ou d’un chef de l’exécutif doté de prérogatives royales (ce qui est le cas des chefs de l’exécutif en démocratie libérale, par exemple, puisqu’ils ont historiquement hérité des prérogatives jadis détenues par les monarques). Les Romains ont voulu tout équilibrer en distribuant au maximum les prérogatives politiques (imperium) à travers de nombreuses magistratures (consuls, censeurs, préteurs, tribuns) et en restreignant la puissance de la magistrature exécutive (consulat) suprême à travers deux mécanismes : d’abord il y avait toujours deux consuls, et puis leur mandat était annuel (même si en cas de crise genre « péril en la demeure », un imperium illimité pouvait être accordé à un dictateur – nom officiel de cette magistrature – pendant six mois, l’équivalent d’un régime d’exception). L’émergence du pouvoir impérial sous Auguste a désactivé ces dispositions constitutionnelles, mais les choses sont plus compliquées que cela. Les analystes du régime politique romain soulignent régulièrement le fait « qu’en théorie » Rome est toujours restée une république (le sénat et les magistratures ont continué à exister jusqu’à la fin) alors « qu’en pratique », elle s’est mise à fonctionner comme une monarchie impériale à partir d’Auguste. Ce n’est pas tout à fait cela. L’État romain est resté un État civil, puisque Rome impériale, contrairement aux monarchies orientales, était une société de citoyens – avec les droits politiques et civils (jus suffragii ou droit de vote, jus militiae ou droit d’intégrer l’armée, jus honorum ou droit d’être élu magistrat, jus census ou droit de propriété, jus sacrorum ou droit de participer aux sacerdoces publics, jus connubii, ou droit au mariage civil, jus provocationis, ou droit de faire appel au peuple contre une décision judiciaire jugée inique, etc., etc.) accordé à tous les habitants de l’Empire en 212 par l’Édit de Caracalla. Mais le régime politique s’est effondré. Le problème des Romains, c’est qu’ils ont accompli un exploit unique dans l’histoire, la transformation d’une cité-État en empire œcuménique. A l’époque il fallait être soit l’un, soit l’autre – i.e., soit une Égypte pharaonique, une Assyrie impériale, gouvernées par des États dynastiques, soit Athènes, Carthage, Sparte, qui avaient tous des États civils comme Rome. Il paraissait impossible que les structures de l’État civil puissent gouverner un empire, comme le montre l’échec d’Athènes (ligue de Délos). Les États civils fondaient des colonies, c’est-à-dire d’autres États civils complètement autonomes (rien à voir avec ce qu’on appelle colonie à l’époque moderne, même si l’Australie, le Canada, la Nouvelle-Zélande, vis-à-vis de la Grande-Bretagne, se rapprochent de ce modèle). Rome a payé cette métamorphose prodigieuse (et monstrueuse) en détraquant son régime politique. Tout en gardant l’armature constitutionnelle ancienne, elle a concentré les prérogatives exécutives entre les mains d’une autorité suprême, bien nommé empereur (imperator) puisqu’il détenait tout l’impérium (c’est ce qu’Auguste a fait en tant que « premier des magistrats », se faisant conférer de façon pérenne les prérogatives des différentes magistratures, y compris l’impérium de tribun de la plèbe, lui dont la « révolution » fut, au final, au service du patriciat). Donc la répartition des prérogatives politiques a été compromise. En même temps, aucune règle de succession n’a été mise en place. Bien qu’il y ait eu des espèces de dynasties impériales (julio-claudiens, flaviens), Rome impériale ne fut pas un État dynastique comme l’Égypte pharaonique (dont les époques historiques mêmes sont numérotées par dynasties) ou comme les royaumes européens d’Ancien régime. Du coup, le régime impérial romain est resté incurablement instable et déréglé – alors même que l’État civil restait fonctionnel grâce à l’existence de magistratures politiques décentralisées au plan politique et d’une administration impériale et sénatoriale au plan technique. D’où le contraste entre des coups d’État incessants et des empereurs psychopathes au niveau du régime politique, sans que l’État ne s’effondre pour autant : curieusement, les empereurs romains ont toujours respecté l’autonomie de l’État, bien plus, par exemple, que ne l’ont fait les Nazis en Allemagne, qui se trouva, dans cette période, dans une situation similaire d’État civil sous la coupe d’un régime politique turbulent et désaxé.
Contrairement au régime politique romain, celui des Français à l’époque de Bodin était réglementé aux deux niveaux essentiels du fonctionnement d’un régime politique, la répartition des prérogatives et la succession. La succession ne posait aucun problème, grâce à la loi de primogéniture mâle – loi qui avait un côté machiste, mais qui avait pour objectif de maintenir la permanence dynastique : de 987 à 1848, la France n’a eu qu’une seule dynastie (les Capétiens) contre neuf en Angleterre, parfois avec des transmissions douteuses ou violentes. La répartition des prérogatives politiques, qui allait se trouver sérieusement déséquilibrée sous Richelieu et Louis XIV, restait encore plus ou moins équilibrée grâce à l’autonomie des différentes cours juridiques et financières qui œuvraient aussi bien au centre de l’État que dans les capitales régionales, sur la base de droits particuliers (« privilèges »). Cet État n’était pas civil, puisque les Français n’étaient pas des citoyens jouissant de droits politiques et civils égaux dérivant du bien commun, mais Bodin et d’autres poussaient à cette évolution, et ne considéraient pas le régime politique de la monarchie comme un obstacle.
Cette distinction analytique entre État et régime politique permet de comprendre bien plus de choses que la simple opposition binaire démocratie/dictature. Historiquement, l’État civil à l’ère moderne a pris forme de façon très graduelle aux 18ème et 19ème siècles, associé à des régimes qui n’étaient pas toujours démocratiques, notamment en Allemagne. Mais le cas le plus intéressant est, bien entendu, l’aventure de cet État civil nouvellement créé en Afrique et en Asie, continents colonisés par des puissances qui possédaient un État civil avancé doté de régimes qui étaient déjà largement des démocraties libérales – la Grande-Bretagne, la France, la Belgique, les Pays-Bas. La situation coloniale a créé des contrastes qui ont mis en relief les caractéristiques de l’État civil, et transformé ces caractéristiques en objets de conflit : qui pouvait être citoyen, qui ne pouvait pas l’être, telle était la question – et les réponses furent bien plus variées et incongrues qu’on ne le pense d’ordinaire. Par exemple, dans ce pays – l’Afrique du Sud – toute la question raciale n’est au fond qu’une question des droits politiques et civils reconnus ou non par l’État civil. Cela est rendu odieux par le fait que la discrimination raciale était basée sur des sentiments de haine et d’égoïsme, mais n’était pas différent, par exemple, de la situation dans l’Empire romain avant l’Édit de Caracalla. Il y avait alors toute une bigarrures de droits de citoyenneté, comprenant le droit de cité romaine qui comprenait toute la panoplie des droits politiques et civils (civitas Romana optimo jure) et diverses citoyennetés en demi-teintes (citoyenneté latine sans vote, droit pérégrin, cas des affranchis, etc.) En Afrique du Sud, les droits civils et politiques disparaissaient à mesure que la couleur de la peau s’assombrissait, ce qui veut dire que les Blancs en avaient plus que les « coloureds » qui en avaient plus que les « Africains ». Tout cela se fit de façon à la fois heurtée et graduelle, à travers la volonté du Parti National (représentant du fondamentalisme culturel Afrikaner) de mettre en place une hiérarchie raciale d’accès aux opportunités et aux ressources. Ailleurs, les colonisateurs jugèrent l’expansion de l’État civil dangereuse et en contradiction avec le régime politique disciplinaire nécessaire au colonialisme d’exploitation, mais ils ne purent empêcher ses principes de voyager avec eux.
Quand on regarde les détails, cela fut souvent accidentel. Au Nigeria, par exemple, les Anglais ne commencèrent la colonisation proprement dite que dans les années 1860. Mais auparavant, ils avaient stationné des forces armées à Lagos pour protéger le développement du « commerce légitime » censé se substituer à la traite négrière, ce qui avait permis aux missionnaires de se répandre dans toute la zone sud et d’y installer des écoles qui importèrent dans ces régions les idées politiques liées au développement de l’État civil anglais (rule of law, habeas corpus, etc.) Lorsque la colonisation s’est finalement étendue dans ces territoires, les Anglais eurent la mauvaise surprise de découvrir qu’ils étaient « infestés » d’indigènes « pervertis » par l’éducation des « mission schools », gens que Lord Lugard – le fondateur du Nigeria – qualifia d’insolents, indisciplinés et déracinés. Il jura que cela n’arriverait pas au nord, et, dans cette partie du Nigeria, les Anglais freinèrent au maximum l’expansion de l’éducation moderne, retardèrent l’adoption de l’anglais dans le système éducatif et promurent le respect des coutumes de déférence et de religiosité populaire qui garantissaient à leurs yeux la production de sujets respectueux, dociles et enracinés dans leurs traditions. En fait, ce furent les émirs, taxés d’autocrates traditionnalistes et intolérants au plan religieux qui réclamèrent avec insistance l’introduction de l’anglais dans l’enseignement, l’éducation des filles et la nomination d’anciens esclaves à des postes honorables, contre la résistance des Anglais – certains allant jusqu’à inviter des missionnaires chrétiens à ouvrir des écoles dans leur circonscription ! Non pas que les émirs rêvaient d’installer l’État civil au Nord, mais alors que les Anglais pensaient que la colonisation allait durer au moins jusqu’en 2050, les Africains voyaient bien qu’il s’agissait d’un processus très dynamique et fragile, et les émirs, vaguement conscients du fait qu’elle prendrait probablement fin durant leur propre vie, craignaient que la Nord ne se retrouve à la traîne dans un Nigeria indépendant, restant arriéré et stagnant, alors que le Sud, grâce à l’éducation moderne, prendrait en main la destinée du pays. En l’occurrence, aujourd’hui encore le Nord Nigeria paraît plus « ancien régime » que le Sud et n’a évité la domination politique et économique qu’en gardant la haute main sur l’armée. Tout cela a contrarié le développement de l’État civil au Nigeria.
Un autre exemple serait le Sénégal. Comme les Anglais au Nigeria, les Français n’avaient, au départ, pas d’autre ambition que de protéger leurs commerçants, ici, à partir de Saint-Louis, qui joua au Sénégal le même rôle que Lagos au Nigeria. Comme Saint-Louis était considéré comme un établissement français, l’État civil y existait autant qu’en France. Les Africains pouvaient accéder à tous les droits politiques et civils dès lors qu’ils pouvaient exciper de cinq ans de résidence dans les lieux. Mais lorsqu’ils commencèrent à occuper l’intérieur – également dans les années 1860 – les Français furent confrontés au même dilemme : si les Africains recevaient des droits de citoyenneté, ils ne pourraient être exploités. L’État civil fut donc requis de limiter ses « faveurs » aux « enfants gâtés » de Saint-Louis, Gorée et autres établissements français. Seulement, moins cohérents que Lord Lugard, les colonisateurs français répandirent leur langue et comme nous le rappelle François Fillon, « partagèrent leur culture ». Soit dit en passant, cela fut apparemment moins doctrinal, au moins à l’origine, qu’on ne le suppose aujourd’hui. Le grand doctrinaire de l’éducation coloniale, Georges Hardy, auteur d’un ouvrage intitulé Une Conquête morale (si le titre donne des frissons, le contenu est en réalité fort bénin), recommanda l’usage des langues africaines dans l’éducation, mais l’administration opta pour l’uniformité du français parce que cela coûtait moins cher. Bien entendu, cela favorisa du coup les vues des ethnocentristes et autres déplaisants personnages, mais la décision initiale fut pragmatique, non doctrinale. Quoi qu’il en soit, tout cela aboutit au fait que les colonisés s’aperçurent de l’existence de l’État civil et le réclamèrent à cor et à cri. En lisant les écrits des politiciens nigériens des années 1950, je suis frappé du fait qu’ils étaient complètement imprégnés de ces principes « républicains » (comme on dit en climat francophone) alors que leurs parents n’en avaient jamais soupçonné l’existence. Cela s’est fait donc très vite.
L’histoire devient ensuite plus bizarre. Restons un peu au Niger, dont on ne comprendrait pas la situation, dans la période post-indépendance, si on s’en tenait simplement au binarisme démocratie/dictature.
Qu’était le régime politique du Niger en 1960-74 ? Il se prétendait, dirions-nous, démocratique et républicain, mais ne l’était pas. C’est plus compliqué que cela. Klaas van Walraven a écrit un ouvrage de 900 pages étudiant la persécution du mouvement Sawaba par le régime de Diori, ouvrage extrêmement empirique qui permet de se rendre compte qu’avec toute la sauvagerie de son appareil répressif, ledit régime devait souvent se conformer aux règles de l’État civil, peut-être pour la raison dite plus haut que si l’autonomie de l’État est trop compromise, il cesse d’être fonctionnel. Les sawabistes, qui ont infiltré le Niger et attaqué les structures et agents de l’État en 1963, ont d’abord été traités avec une brutalité inouïe par le pouvoir, mais très vite, le processus qui leur fut appliqué fut celui du droit. Les procès furent iniques, comme le souligne van Walraven – encore qu’on ne voit pas trop comment un État pouvait traiter autrement des gens qui l’ont attaqué avec la force armée – mais ce furent bien des procès, au cours desquels les sawabistes purent parler. Les peines furent sévères, mais furent graduellement réduites. Les sentences de mort furent commuées en perpétuité (y compris celle de Amadou Diop, l’homme qui jeta une grenade sur Diori le jour de la prière de la tabaski, tuant un enfant de cinq ans), les perpétuités furent réduites en peines de vingt ans de prison, et nombreux furent ce qui furent libérés ou graciés avant terme. Au Damagaram, en 1840, les équivalents des sawabistes auraient été pendus aux branches de ce lugubre tamarinier que James Richardson décrit lors de son passage à Zinder – the « tree of death » – vers la fin des années 1840, et où la justice toute autocratique du sultan faisait passer de vie à trépas ceux qui osaient déplaire à « maï guirma » (haoussa pour « Sa Majesté ») sans autre forme de procès. C’est que les sawabistes, malgré tout, étaient des citoyens de la République du Niger, pas des sujets de Diori. Je sais bien que cela aurait pu n’avoir aucune influence sur les actions de ce dernier, mais le fait intéressant, c’est que cela en a eu.
Dans l’imaginaire politique francophone par ailleurs, la république est une association de l’État civil et de la démocratie – ce qui amena Diori et ses amis à organiser des élections présidentielles et législatives incongrues (puisqu’il n’y avait pas d’opposition) mais perçues comme étant le mécanisme nécessaire de légitimation de ceux qui dirigeaient l’État. Dans ce contexte nigérien des années Diori, marqué par une pulsion totalitaire de la part de gouvernants paranoïaques, pulsion aiguillonnée par l’immixtion permanente de la France néo-colonialiste dans les rouages sécuritaires de l’État, le caractère civil de ce dernier était sujet à caution – mais cela reste largement le cas de nos jours encore. Le cadre politique était inhospitalier, mais le concept d’État civil est resté inviolé.
En 1974, Kountché renverse Diori et suspend la constitution (le régime politique). L’État civil n’est pas désactivé, mais comme, du point de vue dominant alors comme aujourd’hui, il ne saurait fonctionner sans régime démocratique, le Niger n’est plus une république durant cette période. Le nouveau chef d’État s’abstient d’ailleurs de prendre le titre de Président de la République, il est simplement Président du Conseil Militaire Suprême, c’est-à-dire un régime d’exception, comme la dictature romaine, mais qui a duré bien au-delà de ce que la prudence politique aurait jugé adéquat. J’ai grandi dans cette période, et je me rappelle que passant, à Niamey, devant le bâtiment de l’Assemblée Nationale, je le trouvais étrange car ne sachant pas très bien à quoi il servait (je ne savais même pas qu’il y avait eu une assemblée nationale au Niger, à vrai dire). Dans la mesure où le régime d’exception restreignait considérablement les droits citoyens – même si c’était, comme le soulignent les nostalgiques de l’ère Kountché, pour la bonne cause – il handicapait l’État civil, mais ce qui est frappant, c’est qu’il ne l’a pas déraciné. L’État civil apparaît ainsi comme un projet étonnamment résilient, puisqu’il semble exister non pas grâce, mais en dépit des dirigeants.
D’une manière générale, une telle résilience est probablement renforcée par la démocratie libérale, mais elle ne dépend pas d’elle – et s’il est aisé de montrer que des régimes comme celui de Kountché, qui mettent ladite démocratie entre parenthèses, endommagent l’État civil, il n’est pas non plus certain que la démocratie libérale s’ajuste à lui de façon optimale. Les Romains, qui furent plus que tout autre peuple à l’origine du concept d’État civil, ne pratiquaient pas ce régime. Et lorsqu’on part de la distinction entre nature de l’État et nature du régime politique, certaines questions intéressantes deviennent possibles – notamment sur l’état de l’État civil, de la citoyenneté, dans les pays qui pratiquent de façon optimale la démocratie libérale. S’il n’y a pas congruence parfaite entre les deux, on peut imaginer que la démocratie puisse aussi bien servir à châtrer l’État civil que le régime d’exception. En un sens, c’est clairement ce qui s’est passé en Afrique du Sud jusqu’en 1994 (même si, ironiquement, les Sud africains divisent leur histoire en « Colonie », « Apartheid », et « Démocratie », cette dernière depuis 1994), et c’est ce qui continue de se passer en Israël de nos jours. Si Donald Trump met en œuvre certaines de ses idées, on verra renforcée cette tendance aux Etats-Unis, où elle s’était affaiblie au fil des décennies, sans pour autant disparaître.
Bref, bien de choses à creuser ici.