La réaction populaire aux mesures de rétorsion prises contre le Mali par les deux groupements régionaux ouest-africains, la Cédéao et l’Uémoa, en dit long sur la santé démocratique des pays de la sous-région. Si l’on conduisait un sondage dans les pays de la Cédéao, en particulier francophones, et en particulier ceux qui sont voisins du Mali, le résultat ne ferait pas de doute. Une majorité écrasante condamnerait les sanctions. Il en est ainsi parce que, paradoxalement, de tous les pays d’Afrique de l’ouest francophone, le Mali et sa junte sont celui qui se rapproche le plus de la démocratie, au moins dans son aspect « power to the people ». La démocratie est l’expression de deux choses sans lesquelles elle n’existe que très peu : le pouvoir du peuple, où le peuple doit s’entendre à la manière de Rousseau, un peuple constitué et conscient de ses intérêts (et non une multitude inorganique ou une foule banausique courant derrière le pain et les jeux) ; et la lutte pour le bien commun. Ces choses ne se matérialisent jamais complètement. Je ne dis pas, par exemple, que le peuple malien est constitué et conscient de ses intérêts : dans l’ornière où il se débat, les passions l’emportent sur la raison, et il ne délibère pas avec la majesté de la conscience politique mûre, et la sagacité de l’expérience des intérêts et des causes secrètes. Mais il lutte pour exister de cette façon là, en s’égarant certes, mais en démontrant aussi l’entêtement de qui cherche sa raison d’être – fouetté, à un moment psychologique, par la dédaigneuse trahison que lui a infligée une France pétrie d’instincts coloniaux lors de l’affaire de Kidal (basculement de l’euphorie de Serval à l’outrage de Barkhane). Et ce n’est pas que le peuple malien : c’est le peuple ouest-africain d’une manière générale, surtout en Francophonie (cette lutte des Francophones est très peu comprises chez leurs voisins anglophones).
La junte malienne n’a pas été élue : mais quel pouvoir d’Afrique de l’Ouest francophone l’a-t-il vraiment été « fair and square » ? Peut-être celui du Burkina Faso, arrivé aux rênes d’ailleurs – ce n’est nullement un hasard – après qu’un soubresaut du peuple – de l’Étalon qui symbolise le peuple burkinabè – ait fait mordre la poussière à son despote prétendument élu. Partout ailleurs, l’embastillement des opposants, la chicane d’une justice aux ordres, l’usage sans frein et sans décence des privilèges de l’homme en place, surtout, surtout, le manque absolu et grotesque de tact libéral et de sobriété tactique, ont servi de base à des victoires scélérates. Et d’ailleurs il ne faut pas s’en prendre qu’aux hommes au pouvoir. Dans combien de ces pays ces hommes n’étaient-ils pas, il y a cinq ou dix ans, des opposants ? C’est toute la classe politique qui est rance.
Le résultat immédiat de toute démocratisation, dans le terrain du concret, c’est l’émergence d’une classe politique ; et en Afrique, cette classe politique est née au moment le plus malencontreux de notre histoire moderne : dans ces satanées années 1990 où les idées généreuses ont toutes été assassinées par les doigts glacés du Consensus de Washington, grâce au triomphe du « Monde libre » dans la guerre froide. Elle est apparue quand on ne pouvait plus faire la politique des idées et des visions, quand on ne pouvait plus croire au peuple, ni même à la société (« there is no such thing as society »), quand le glissement des grandes conditions historiques favorisa enfin ceux qui n’avaient cure que des intérêts appétitifs. La corruption n’était pas chose nouvelle dans nos républiques cacochymes. Mais entre 1959 et 1989, elle ne se déployait qu’avec gêne, sur un terrain accidenté. Les élites qui voulaient se rouler dans sa fange devait compter avec des illuminés qui commirent leur plus beau coup avec la foudre Thomas Sankara (celui qui fit fuir les capitaux des gros commerçants parasites vers les banques du Togo, un peu comme les capitalistes français, à la même époque, qui, se méprenant quant au socialisme bénin de François Mitterrand, crurent qu’il fallait déménager leurs rentes et leurs profits loin d’un État soudain suspect de souci pour le bien commun). Au Niger voisin, où régnait un homme aux sourcils perpétuellement froncés, Seyni Kountché, j’apprenais à lire sur des grands panneaux qui parsemaient les trottoirs et déclamaient en grandes lettres noires des messages comminatoires : « Halte au népotisme ! », « Halte à la gabegie des agents de l’État ! » Je crois que, j’ai appris le mot « gabegie » avant des termes français plus ordinaires, comme limousine et caviar. À la télé, passaient des courts-métrages lourdement didactiques où des fonctionnaires véreux s’ébattaient dans leurs turpitudes mais étaient immanquablement épinglés à la fin par un « inspecteur d’État » ou quelqu’un avec ce genre de titre justicier. Nombre d’enfants, moi parmi eux, rêvaient plus de devenir un tel inspecteur d’État qu’un cow-boy galopant dans la prairie. Virginia Woolf, autrice anglaise, nota dans un essai publié en 1924 : « En décembre 1910, ou environ cette date-là, la nature humaine changea ». On peut en dire autant pour décembre 1989. Mon père, créature de 59-89, parla un jour des « nouveaux Nigériens » pour décrire les êtres gouvernés par le gain qui s’étaient mis à proliférer par la suite. Mais ce n’était pas qu’il y avait des nouveaux Nigériens : le jeu s’était inversé. Soudain, c’était l’intégrité qui devait faire face à l’adversité, non la corruption. Il y a à cela des raisons objectives dans lesquelles je ne peux pas entrer pour éviter une interminable digression. Mais ce qui est certain, c’est que la démocratie (prétendue) fut un multiplicateur de cette chute dans le matérialisme à tous crins. Dans les régimes précédents, on ne pouvait rêver de s’enrichir par la politique, tout simplement parce qu’il n’était pas possible de s’engager dans une carrière politique. La catégorie « politicien » n’existait pas, et la compétition pour les rentes n’était pas libre.
La démocratie créa des règles du jeu – inventés dans l’Angleterre du XVIIIe siècle, terre natale du capitalisme – où la vie politique était calquée sur la logique du capitalisme. Former un parti politique (entreprise), se coller un patron (PDG), élaborer un produit (programme), le markéter (communication, campagne électorale), tailler des croupières à la concurrence (les autres partis politiques) par tous les moyens licites ou « licitables », flouer le chaland (les électeurs), lancer parfois des OPA hostiles (briser des partis adverses), arriver au pouvoir (profit) et le monopoliser (le monopole est l’objectif ultime des grandes entreprises). Dans cette configuration, je ne dis pas qu’il soit impossible qu’il y ait des partis politiques vertueux : même dans l’économie capitaliste il y a eu des entreprises soucieuses du bien-être de leurs employés et résolus à offrir à la clientèle des produits de qualité. Mais le jeu, en économie comme en politique, marche sur l’ultracompétition, qui force ceux qui s’y engagent à développer des instincts de requin, surtout sur des terrains, comme l’Afrique, où ledit jeu est plaqué sur une culture politique totalement dépourvue de la moralité libérale-humaniste qui imprègne celle des pays occidentaux (ce qu’on peut voir devant l’horreur que ressentent pour elle des personnages glaçants comme Trump ou Zemmour).
Le système né de la rencontre entre ce régime dit démocratie libérale (démocratie néolibérale serait totalement indiqué en Afrique, quoiqu’on peut aussi trouver d’autres noms plus pertinents) et “l’homme nouveau” des années 1990 a produit les actuels gouvernants de notre sous-région – des gens qui ont mis les peuples africains dans le drôle de dilemme de détester la démocratie au nom de la démocratie.
Tout ceci devait être dit pour comprendre le Mali et les Ouest-africains (francophones) : que serait une transition comme celle que la Cédéao exige du Mali ? Cette transition vers la démocratie est une exigence des textes de la Cédéao. La Cédéao a adopté un article, dans les années 1990 (je ne me souviens pas de la date exacte) qui a fait de la démocratie la norme politique de ses États-membres, norme politique dont la violation entraîne des sanctions. Idem pour l’Uémoa. Donc, sur le papier, ces organisations ont raison.
Mais, rétorquent les peuples : oui, si la démocratie, la vraie, celle de la majesté du peuple et du bien commun et partagé était violée. Mais non, quand il s’agit de la tartufferie que vous nous présentez comme étant de la démocratie.
D’ailleurs la vérité est peut-être celle-ci : en laissant la junte s’enraciner à Bamako, les dirigeants « élus », sachant la fragilité de leur position réelle, craindraient de favoriser le retour des putsch et régimes militaires qui les mettraient au chômage tout en les privant de cette ambroisie sans pareil qu’est l’exercice du pouvoir. Déchéance inconcevable.
Rappelez-vous : la Cédéao, en 2015, était prête à laisser le général Diendieré, à Ouagadougou, rester au pouvoir. Je le sais : j’étais à Ouagadougou quand Macky Sall est venu assurer le général putschiste du soutien de l’organisation régionale. J’étais dans le salon d’une amie, à Bilbalogo (un quartier de Ouaga), et nous écoutions Macky Sall, éberlués – et soudain mon amie s’est effondrée en sanglots : « La Cédéao nous a abandonné ».
Oui : parce que le coup de Diendiéré était un coup contre le peuple burkinabè ; un coup qui visait à rétablir le despote « élu » que le peuple avait chassé : mauvais exemple ! Le rétablir, c’était ramener l’ordre des présidents rois, contre le désordre de peuples qui osent aspirer à la démocratie authentique. Les Ouest-africains décrivent les pouvoirs de la région comme un syndicat de chefs d’État. Tout à fait – un peu comme la Sainte Alliance, en Europe, en 1815.
Si la transition, c’est revenir sous cette férule, on comprend que les Maliens n’en veuillent pas. Une junte militaire n’a rien d’idéal : mais ce qu’il y aurait à la place sera de plus mauvaise eau. Trente ans d’expérience m’ont ôté de tout doute là-dessus.
Lisez, après ce billet, une petite preuve littéraire de ce que je décris ici à propos de notre corruption trentenaire.