Coincés dans l'histoire
Ou comment les Francophones "ne veulent pas" être indépendants (ce qui s'appelle "vouloir")
Axelle Kabou a publié, en 1991, un livre qui demandait, de façon provocante, “Et si l’Afrique refusait le développement?”
Au sujet de l’Afrique francophone du moins, il m’arrive de me demander, “Et si l’Afrique refusait l’indépendance?”
Il y a un dicton misogyne des criminologues: “Cherchez la femme” (dès qu’il y a un crime). Pour les “intellectuels” francophones, le réflexe, face à tout évènement, est “cherchez la France.” C’est la première explication, parfois la seule.
L’OTAN, c’est la France; la Cédéao, c’est la France; nos gouvernements, c’est la France. La France est omniprésente, apparemment omnipotente — bien que le jour où j’ai osé mentionné, devant un intellectuel burkinabè, que la France était une puissance, il a failli avoir une attaque (je plaisante à peine). Apparemment, elle peut tout, mais elle n’est rien.
Dans les années 1990, je vivais, dans l’immeuble des étudiants nigériens à Dakar, en co-chambrée avec un étudiant pharmacien doux et méditatif qui s’échappa d’une séance de French-bashing, sport déjà favori des “intellectuels” nigériens (j’évitais soigneusement ces séances, étant soucieux de mon équilibre mental) et vint me dire, les yeux écarquillés et la voix molle et hésitante: “Mais… Mais qu’est-ce qu’ils veulent? La France fait partie de notre histoire.”
Justement.
Cette histoire, surtout après l’indépendance, peut se résumer de façon simplifiée, quoique, je l’espère, pas simpliste, ainsi:
1960-1994; 1994, de nos jours.
La première période est celle du néocolonialisme gaullien, qui commença à prendre fin dans les années 1970-80; et de la prétendue Françafrique, surtout la politique de réseaux, qui fut une affaire générationnelle dont les dernières braises s’éteignirent au cours des années 1990.
La mondialisation fut ce qui tua le néocolonialisme, au moins celui lié à la France: par la suite, vint le néocolonialisme tout différent et très froid de Bretton Woods, que les Francophones, obnubilés par la France (le passé) n’ont toujours pas découvert. La dévaluation du Cfa, “trahison” impardonnable de la France (en fait, l’un des signes du déclin du néocolonialisme français), c’est Bretton Woods plutôt que Paris.
Et il y eut une autre trahison de la France: celle de la promesse de La Baule. Démocratisez, nous vous aiderons. Au lieu de quoi, la monnaie fut dévaluée et l’ajustement structurel infligé, pile poil au moment où, démocratisation aidant, les demandes sociales étaient libérées. Après la trahison monétaire, la trahison financière et la trahison politique. Mais là encore, sous l’ombre portée de Bretton Woods.
Et aussi trahison culturelle — car la France cessa progressivement de soutenir et financer la vie culturelle de haut niveau (le cinéma francophone, c’était surtout de l’argent français; l’approvisionnement des bibliothèques aussi) dans ce qu’on appelait alors pittoresquement “les pays du champ,” les pays du ministère de la Coopération. Ce dernier fut d’ailleurs remballé à la fin de la décennie.
Mais ces trahisons auraient dû être une bonne chose — du point de vue de l’indépendance.
Elles signifiaient que la France se désintéressait de l’Afrique, pour plusieurs raisons, dont deux ou trois méritent d’être mentionnées: l’européanisation de la France, qui signifiait aussi le relâchement de ses attaches coloniales; la mondialisation, qui annulait les tactiques et bénéfices de la stratégie des marchés, une approche mercantiliste des grandes entreprises occidentales adaptée aux politiques de développement national qui avaient eu cours jusque-là — cela signifie que le néocolonialisme économique mis en place au début des années 1960 (avec l’attente, d’ailleurs, que les pays africains allaient se développer) n’avait plus lieu d’être; et l’afropessimisme, qui considérait que l’Afrique était condamné au sous-développement et qu’il fallait y limiter ses mises.
Bref, la France s’était détournée de l’Afrique.
Elle ne mit jamais en place une politique de substitution à celle qu’elle avait mis à la poubelle. De ce fait, une forme zombie de l’ancienne politique “néocoloniale” a persisté, ce qui est dû également à une particularité du régime français, le monopole d’une présidence largement irresponsable sur la politique étrangère, dont la “politique africaine” était une section.
En somme, dans les années 1990, la France a fait ce que l’Angleterre a fait trente ans plus tôt. Elle est partie sans laisser d’adresse. Pas complètement, mais largement.
Mais les Francophones, biberonnés à l’antinéocolonialisme, ne l’ont pas vue partir. Ils sont devenus indépendants, mais ne se sentent pas indépendants.
Il y a, ici, un détail qu’il est important de noter. Le problème qui existe aujourd’hui entre la France et les pays francophones n’est pas celui du colonialisme, mais celui de l’inégalité. C’est un problème que ces pays auraient également avec tout autre pays plus riche et puissant. La Russie par exemple. Ou l’Arabie saoudite. Ou la Chine.
C’est exactement le même problème.
Mais il y a l’histoire.
Et cette histoire a laissé des héritages et des fantômes. Elle a créé pendant longtemps un tête à tête entre la France et les pays francophones, et la sensation d’impuissance qui vient de l’inégalité s’est cristallisée, pour ces derniers, dans cette relation avec la France.
Grâce à la puissance culturelle de l’anglais, les pays anglophones ont échappé au tête à tête avec l’Angleterre. Il y a bien d’autres pays anglophones avancés, dont le plus puissant au monde, les USA. Il y a l’Inde, tout un pan de l’Asie, il y a le monde pour ainsi dire. J’ai évolué dans des universités du Nord non francophones (USA, Grande-Bretagne, Pays-Bas): l’Afrique anglophone y attire bien plus de chercheurs, d’étudiants, etc., que l’Afrique francophone, zone marginale, isolée. D’ailleurs l’Afrique anglophone attire les Français mêmes, et parfois, vice-versa. J’étais à Accra récemment: la patronne de l’université Legon est parfaitement francophone; il y a un institut culturel dit “Maison Française” sur le campus (il n’y en a pas dans les pays francophones); dans le quartier où j’avais pris un Airbnb, East Legon, il y a un gigantesque lycée français (“Jacques Prévert”), plus grand que celui de Niamey. Le Ghana s’ouvre peut-être ainsi au français ainsi parce qu’il est encerclé de pays francophones, et il n’a pas le nombrilisme du massif Nigeria.
En fait, la France s’est “mondialisée”. Elle a quitté le pré carré, en dehors des liens hérités qui l’y ramènent périodiquement à travers sa politique zombie (elle a hérité de la dynastie Déby, de la dynastie Bongo, de la dynastie Gnassingbé, et son affaire de politique étrangère élyséenne ne va pas mettre fin de si tôt à ces héritages délétères, en dépit des proclamations rituelles des présidents successifs).
Mais les Francophones sont restés dans ce pré carré déserté par le patron.
Ils y sont restés parce qu’ils croient qu’ils ne peuvent en sortir, que le patron est encore là pour les en empêcher. Encore un exemple burkinabè: ce monsieur qui m’assurait que la France empêchait son pays d’acheter des armes ailleurs qu’en France. Je m’ébahis: “La France ne vous vend pas des armes que je sache!” Il n’était pas sûr de ce fait, mais répéta que, quoi qu’il en soit, elle les empêchait d’acheter des armes ailleurs. Je lui dis que je n’en croyais rien puisque le Niger, qui était (à cette époque) un allié résolu des Français, achetait librement ses armes à gauche et à droite: comment donc la Burkina (de Roch) qui était un allié fort irrésolu pouvait-il en être empêché?
Mais il n’en démordit pas. En fait, il voulait croire ce fait. Il voulait se croire prisonnier du pré carré, colonisé.
De même au Niger, le mouvement M62, qui se nomme par rapport aux soixante-deux ans non pas d’indépendance, mais de lutte pour l’indépendance (ergo, le Niger serait encore une (néo)colonie). Au nom de quoi il a envoyé des gamins se faire tuer à Téra “sous les balles françaises”, titre de gloire s’il en était!
Car cette obsession a des conséquences dans la vie réelle. C’est elle qui a exalté les juntes du Sahel, qui enracinent leur pouvoir en l’exploitant avec une maestria que les politiciens civils, mis sur la touche, ne peuvent qu’envier.
Encore une anecdote du Burkina (celles du Niger, tout aussi consternantes, sinon plus, ne sauraient tarder): quand la junte a exigé le départ d’un ambassadeur un peu trop irrespectueux à ses yeux et à ceux de l’opinion publique, et qu’il n’est pas parti dans les 24h, cela a scandalisé un jeune intellectuel du pays, qui m’a fait part de ses sentiments lors d’une rencontre à Abidjan. “Mais il est parti non?” demandai-je. Et lui: “Oui, mais pas tout de suite.” Je lui expliquai qu’il y avait tout de même des formes dans ces choses.
En fait, ce genre de réactions (et j’en ai un paquet dans mes dossiers) ne sont pas anticoloniales, elles sont anti-inégalitaires. Tant qu’à être en tête à tête, même imaginaire, avec les Français, il faudrait que ce soit sur une base égalitaire. Or la relation n’est pas égalitaire — elle ne peut pas l’être. L’économie française est plus large que celle du continent africain. Qu’y faire? Les Francophones sont prêts à accepter cette triste réalité quand il s’agit des Russes ou des Chinois, mais non quand il s’agit des Français.
Parce qu’ils sont coincés dans l’histoire.
Au Sahel, les histoires de junte me rappellent la mésaventure de Frodon Sacquet dans les rets de l’Araigne. Plus il se débat, plus il est pris dans l’horreur des rets. Ces rets, c’est l’histoire. Il ne faut pas se débattre dedans, il faut les couper d’un coup de glaive.
C’est possible: mais les juntes travaillent à rendre cela impossible.
Et là où ça risque de l’être encore plus qu’ailleurs, c’est bien le Niger, au vu des incidents effarants qui s’y multiplient.
Tragique.
Tjr 1 plaisir de vs lire. Et économiquement? Ne sommes - ns pas tenus en laisse par le système du CFA? Merci