Les gros titres de la presse sont en train de mettre en place, lentement mais sûrement, une nouvelle idée reçue : « les coups d’État militaires sont de retour en « Afrique » ». Pour Aljazeera, 2021 est ainsi « l’année où les coups d’État militaire sont revenus sur la scène en Afrique » ; au lendemain du putsch du Soudan, la BBC s’est demandée, de façon purement rhétorique, si « les prises de pouvoir militaires » étaient en train de se multiplier en Afrique. C’est naturellement le cas du point de vue de CNN, qui s’interroge sur les causes du « retour des coups en Afrique ». Ce n’est là qu’un échantillon tiré des grands médias internationaux, car le ronron est répandu bien au-delà, dans la presse, les groupes d’experts, bientôt les milieux universitaires.
Dans cette formule, « l’Afrique » est évidemment une généralisation abusive. Dans les 54 pays que compte le continent, il n’y a eu ces derniers temps que cinq ou six événements que l’on peut qualifier de coup d’État militaire. Deux se sont produits dans le même pays (Mali) et un relève plus du putsch constitutionnel que du coup d’État militaire (Tchad). De façon plus significative, tous ces événements, à l’exception d’un, ont eu pour théâtre la même région, l’Afrique de l’Ouest – et de façon encore plus particulière, l’Afrique de l’Ouest francophone. L’exception est le Soudan et les cas ouest-africains sont le Mali, la Guinée et le Burkina Faso. Un dernier détail : dans aucun de ces cas, on ne saurait parler de « retour ». En effet, au cours des quinze dernières années – un horizon temporel peut-être trop profond pour les médias – il y a eu des coups d’État en Guinée (2008), au Mali (2012) et au Burkina Faso (2015). Le Niger, qui ne figure pas dans la dernière fournée, a connu un coup d’État militaire dans cette fourchette de temps (2010) et a échappé à une tentative foireuse il y a seulement un an.
Et c’est sans compter un type de coup d’État qui passe généralement inaperçu dans les médias – le coup d’État constitutionnel, une autre spécialité de l’Afrique de l’Ouest francophone, qui en a connu toute une série depuis celle conduite au Niger en 2009 (le Tchad, mentionné ci-dessus, est une illustration moins nette du phénomène). Ces coups prennent la forme de modifications brutales ou – dans le cas nigérien de 2009 – de révocation pure et simple de la constitution afin de permettre au président régnant de briguer un nouveau mandat en dépit du droit. À l’exception de la Côte d’Ivoire, ces putschs constitutionnels se sont mal terminés partout où ils se sont produits, deux fois grâce à un coup d’État militaire (Niger 2010, Guinée 2021), et deux fois à la suite de mouvements de résistance (Sénégal 2012) et d’insurrection (Burkina 2014) populaires.
Le plus récent de ces « coups d’État en Afrique », celui du Burkina Faso, doit donc être analysé dans ce contexte. La plupart de ces coups d’État d’Afrique de l’Ouest francophone s’inscrivent dans la lutte entre des politiciens résolus à rester au pouvoir advienne que pourra, et des citoyens qui aspirent à une citoyenneté réelle, c’est-à-dire à l’état de gens véritablement gouvernés par le droit, des élections libres et la participation politique – deux buts qui sont diamétralement opposés. Mais ils ne correspondent pas tous à cette description : les coups d’État du Mali et du Burkina relèvent d’une histoire différente. De ce fait, la catégorie « coup d’État militaire » n’est pas très utile, puisque des coups d’État différents ont des significations différentes. Parmi les trois derniers coups d’État d’Afrique de l’Ouest francophone, celui de la Guinée fait partie de l’histoire de la lutte démocratique puisqu’il répond à un coup d’État constitutionnel perpétré par le président Alpha Condé. Mais ceux du Mali et du Burkina Faso sont tous deux des coups d’État de « défaite », des conséquences d’un échec à la guerre. Et même de ce point de vue, chacun s’est produit dans un cadre national très précis, et les résultats ne seront pas identiques.
La scène, pour chacun des deux pays, est dominée par une crise sécuritaire intense provoquée par une guerre d’attrition asymétrique que des djihadistes – plus ou moins affiliés à l’État Islamique et à Al-Qaida – mènent contre les États du Sahel central (Burkina, Mali et Niger) depuis 2012 en ce qui concerne le Mali et le Niger, et après 2015 pour ce qui est du Burkina. Le Mali a été vaincu par les djihadistes dès le début et n’a été sauvé que par l’Opération Serval française (début 2013). Mais à partir de là, les djihadistes ont développé leur stratégie de guerre d’attrition qui a eu un impact dévastateur sur tous les trois pays, évinçant de façon effective l’État de larges pans du territoire, y compris les régions autour de la capitale au Niger, tout le nord et le centre du Mali – la moitié environ de la superficie du pays, quoique peu peuplée – et pratiquement un tiers du territoire du Burkina Faso. « Évincer l’État » revient, concrètement, à transformer ces régions en zones de guerre au sein desquelles toute vie normale est impossible, les populations subissent tour à tour les tueries de masse et des prélèvements forcés de la part des djihadistes et d’autres groupes armés, et les forces nationales de défense et de sécurité sont mises à rude épreuve.
Comme ce processus non seulement dure année après année mais aussi s’étend lentement mais inexorablement, il n’y a pas, pour le qualifier, d’autre mot que défaite, même si cette dernière se produit de façon rampante plutôt que sous la forme d’un coup de massue. Et un régime vaincu repose toujours sur un terrain branlant, comme les leçons de l’histoire le montrent de façon saisissante à travers le monde. Ayant perdu patience, les populations du Sahel se sont tournées contre leurs gouvernants au Mali et au Burkina, quoique pas au Niger où la colère est très forte dans la région la plus affectée (l’ouest), mais pas ailleurs. Elles se sont aussi tournées contre les Français qui sont restés impliqués dans les combats depuis l’époque de Serval – plus tard Opération Barkhane – mais se sont montrés tout aussi inefficaces que les États du Sahel, ne réussissant qu’à attiser les ressentiments à fleur de peau que beaucoup d’Africains francophones éprouvent à l’encontre de l’ancien colonisateur. Ainsi, en décembre de l’année dernière, un convoi logistique de Barkhane faisant route de la Côte d’Ivoire vers le nord du Mali a été attaqué par des citoyens en furie lorsqu’il a traversé le Burkina Faso et l’ouest du Niger.
Face aux échecs des gouvernements élus, les populations aspirent ouvertement ou secrètement à une prise du pouvoir par les militaires, cela d’autant plus qu’elles attribuent ces échecs aux manigances et à la corruption à travers lesquelles les dirigeants élus – souvent élus de façon douteuse – gèrent les affaires publiques. Très conscients de ces fait, les dirigeants deviennent méfiants à l’égard des militaires, ce qui est pour le moins dommageable en temps de guerre.
C’est de cette accumulation de questions brûlantes qu’a jailli pour ainsi dire, et de façon fort peu surprenante, le coup d’État du Burkina – une action à la fois rationnelle et douloureuse.
Des trois pays du Sahel, le Burkina Faso est celui dont la vie politique était la plus prometteuse. Bien plus que les Maliens et les Nigériens, les Burkinabès ont un sentiment national et patriotique. Au Mali, les gens du nord vivent pour ainsi dire dans un pays différent de celui des gens du sud ; le Niger est divisé entre « gens de l’est », encore pleins de rancœur, longtemps après les faits, de ce que les « gens de l’ouest » aient accaparé le pouvoir politique pendant les trois premières décennies de l’indépendance, et « gens de l’ouest » qui se sentent aujourd’hui ravalés au rang d’une minorité proscrite. Bien qu’elle existe également au Burkina, une telle géopolitique de la division y est largement contrebalancée par un intense sentiment de destinée commune qui a produit des évènements aussi exceptionnels, en Afrique, que le renversement du président Maurice Yaméogo par le peuple en 1966, la révolution burkinabè de 1983, et l’éviction du président Blaise Compaoré par le peuple en 2014. En 2015, le peuple a contrecarré un coup d’État qui visait à restaurer Compaoré. Le régime constitutionnel renversé le 24 janvier est né des processus citoyens de 2014-2015.
Le coup d’État est populaire. À la différence de ses collègues des autres pays francophones de la région, le président renversé Kaboré a été élu et réélu à l’issue de scrutins généralement libres et équitables. Bien que son gouvernement ait, de façon inévitable, ses critiques et ses mécontents, la vie politique burkinabè était, depuis 2015, la plus libérale d’Afrique de l’Ouest francophone en termes de respect des libertés citoyennes et d’égards pour l’opposition politique. Mais la crise sécuritaire était devenue son pesant fardeau. Kaboré en avait fait sa « priorité absolue » et avait revêtu les responsabilités de ministre de la défense en plus de celles de président de la république, mais aucune stratégie ou réformes adaptées n’avaient suivi. À la date de janvier 2022 environ 1,5 million de Burkinabè ont été chassés de leurs foyers dans l’est et le nord de la région – devenu un terrain de jeu du Groupe pour le Soutien de l’Islam et des Musulmans affilié à Al-Qaeda – et plus de 2000 personnes ont péri dans d’innombrables attaques. L’armée a subi de nombreux revers, et le dernier en date, dans la localité d’Inata, à la frontière entre le Mali et le Burkina, a déclenché la furie à travers le pays lorsque les rapports ont révélé que des gendarmes y étaient terrés sans approvisionnement ni appui logistique. Durant des semaines, ils avaient été contraints de chasser du gibier dans un terrain dangereux pour se nourrir, en dépit des fonds énormes que le gouvernement assurait avoir consacré à la défense. La nation eut le choc de constater que les djihadistes avaient réussi à tuer 53 gendarmes et à détruire totalement leur camp tout en prenant le temps de filmer leurs exploits.
Le secteur de la défense du Burkina avait clairement besoin de réforme urgente, mais aucune réforme ne pointait à l’horizon. En 2021 déjà, le président français Emmanuel Macron était allé jusqu’à dire, de façon ouverte, aux journalistes Antoine Glaser et Pascal Airault que le président Kaboré refusait de réformer son armée par crainte d’un putsch. De nombreux militaires burkinabès le pensaient aussi et en étaient exaspérés. Lorsque le coup d’État commença à se dérouler, les putschistes firent circuler une liste de réformes en six points qu’ils présentèrent comme indispensables pour mettre l’armée en état de combattre les djihadistes. Il est depuis apparu que ces revendications, qui ont conduit certains à croire que la « mutinerie » (comme l’affaire a d’abord été décrite) n’était que du « syndicalisme kaki », était en réalité une manœuvre que les putschistes avaient employé pour duper le gouvernement jusqu’à ce qu’ils puissent agir au cours de la nuit. Il n’empêche, elles restent significatives, en particulier parce qu’elles exigeaient le départ de certains membres de la hiérarchie militaire proches de Kaboré ; qu’elles étaient exprimées par les jeunes officiers depuis des mois ; et qu’elles avaient été ignorées dans un contexte où l’armée était profondément fracturée au plan générationnel.
Mais la popularité du coup repose aussi sur quelques mythes inquiétants. Nombreux sont ceux, au Burkina, qui croient que l’ancien despote Blaise Compaoré aurait mieux traité la crise djihadiste. Il existe une idée sans fondement – qui fut jadis partagée par Kaboré lui-même – selon laquelle le régime de Compaoré aurait eu, avec les djihadistes, des liens lui permettant de « préserver » le Burkina de leurs attaques. Le fait que le premier attentat terroriste au Burkina – un attentat à la bombe « classique » qui frappa Ouagadougou en janvier 2016 – s’était produit après l’échec du coup pro-Compaoré de 2015 donna naissance à l’idée que les terroristes considéraient désormais qu’ils avaient quartier libre pour s’en prendre au Burkina, à présent que leur « allié » avait définitivement perdu la partie. En fait, les djihadistes avaient proféré des menaces à l’endroit du Burkina dès 2013, à cause de son alliance avec les Français, une politique à laquelle Compaoré se tenait fermement (lors de sa chute l’année d’après, il fut exfiltré hors du pays par un hélicoptère des forces spéciales françaises). Conscient de l’intense sentiment antifrançais qui imprègne l’opinion publique burkinabè, Kaboré accepta l’aide française mais s’assura de bien montrer qu’il la limitait au minimum. Néanmoins, il l’avait acceptée, et c’était là un péché irrémissible du point de vue des sections les plus en voix de l’opinion publique burkinabè. La France s’était montrée incapable de vaincre les djihadistes en dépit du fait qu’elle disposait des ressources d’une grande armée occidentale. Cette impuissance semble suspecte et a généré des théories, renforcées par les anciens méfaits (réels ou imaginaires) des Français, qui soutiennent que l’ancien colonisateur se servirait en réalité des combattants djihadistes pour déstabiliser le Sahel et s’emparer des richesses immenses de son sous-sol. De tels sentiments, et les pressions inconsidérées qu’ils suscitent dans le champ politique, ont déjà poussé le Mali dans les bras de la Russie, pays que les Maliens – au moins ceux du sud – voient comme le bon contrepoids à opposer au pays qu’ils considèrent comme leur seul véritable ennemi, la France. Des drapeaux russes flottent au cours des rassemblements de masse que la junte de Bamako organise pour mobiliser du soutien dès qu’elle est confrontée à un problème épineux – récemment, les sanctions écrasantes imposées par la Communauté Économique des États d’Afrique de l’Ouest (CÉDÉAO). Des drapeaux russes ont également flotté lors des réjouissances populaires qui ont éclaté à Ouagadougou après que le coup ait été parachevé – mais rien n’indique qu’ils aient été délivrés par le nouveau pouvoir. L’opinion publique burkinabè prend depuis longtemps ses repères au Mali. Deux jours avant le coup, une manifestation de soutien au « peuple malien » avait été interdite par le gouvernement Kaboré et les drapeaux russes étaient probablement déjà prêts à ce moment-là. Certains soupçonnent qu’ils sont fournis par des comparses des Russes. L’instabilité de l’Afrique francophone et la paranoïa antifrançaise à l’œuvre dans beaucoup de ces pays constituent un bonus géopolitique que la Russie est heureuse d’exploiter dans le cadre de sa naissante guerre froide 2.0 avec l’Occident.
Bien qu’un agent de l’entreprise de mercenariat russe Wagner – financée par le « cuisinier de Poutine » Evguéni Prigojine – ait déjà tweeté qu’il se tenait prêt à répondre à un appel de Ouagadougou et à apporter son aide là où la France n’a eu « aucun succès », il ne semble pas que le Burkina emboîterait le pas du Mali (et de la République Centrafricaine, devenue aujourd’hui pour ainsi dire un « État Wagner »). En tant qu’entité politique, le Burkina a été bien moins endommagé par la crise du Sahel que le Mali. Kaboré n’était pas la cible des passions frénétiques – exploitées au maximum par des politiciens populistes comme Choguel Maïga (récompensé par le poste de premier ministre) – qui ont mis Ibrahim Boubacar Keïta à terre en août 2020. La colère visait son incompétence, nullement le fait qu’il aurait été intolérablement « pourri », et la démocratie présidentielle du Burkina ne permettait pas la destitution du chef de l’exécutif par un vote de défiance. Pour le moment, la junte de Ouagadougou revendique le rôle de Cincinnatus et non, comme celle du Mali, celui de César, i.e., ils se veulent des sauveurs en temps de guerre, non des dictateurs opportunistes. Leur homme de tête, le lieutenant-colonel Paul-Henri Damiba, est l’auteur d’une monographie sur « les réponses incertaines » des armées ouest-africaines face au terrorisme, ouvrage qui se lit parfois comme une thèse d’étudiant et d’autres fois comme une analyse qui donne libre cours à une frustration profonde, quoique maîtrisée, de ce que les gouvernements du Sahel confinent leurs armées dans des postures passives et obsolètes, les empêchant ainsi de se battre véritablement. Dans le même ordre d’idée, il déplore également l’absence de « stratégies nationales de défense » dans ces pays. J’ai déjà entendu de telles complaintes, usant exactement des mêmes termes, de la part d’officiers de l’armée nigérienne qui – conscients de la suspicion des dirigeants – ne s’aventurent cependant que brièvement et à voix basse dans de tels sujets. (Je n’ose jamais les pousser plus là-dessus).
Le premier acte politique de la junte de Ouagadougou a été de discuter avec le gouvernement Kaboré des moyens de travailler ensemble – ce qui est un contraste très net avec la chasse aux sorcières et l’acrimonie qui ont suivi les putschs maliens. Les organisations de la société civile et la classe politique s’attendent à participer pleinement au processus politique déclenché par le coup. Au cours de sa première allocution publique, Damiba a insisté sur le fait que le Burkina avait plus que jamais besoin du soutien de ses partenaires. Si la CÉDÉAO était sage, elle se servirait de ces dispositions de bon augure pour faire du Burkina Faso un contre-exemple, par rapport au Mali, sur comment conclure un « coup de défaite » et en tirer profit. Mais il est clair, dans tous les cas, que l’évolution la plus importante pour le pays lui-même – et pour la région – est de voir si cette action rendra finalement la lutte contre les djihadistes plus efficace, et permettra enfin de renverser la vapeur.