Ce que j’écrivais de ma “nerditude” dans le billet précédent m’a fait penser à ce passage d’un écrit ancien qui illustre bien mon propos. Soit dit en passant, je doute fort qu’on enseigne Victor Hugo dans les écoles nigériennes aujourd’hui et cette scène a donc les couleurs sépia de l’histoire.
D’ordinaire, les professeurs de littérature nous faisaient croire que les écrivains n’existaient pas ou que leur existence se réduisait en des textes et des citations. Ce n’était pas de propos délibéré. Bien que je n’y pensasse pas à l’époque, le fait était que le programme de littérature ne les obligeait pas à s’intéresser à des détails que seule une curiosité immodérée aurait mis à jour. Par ailleurs, alors comme aujourd’hui, le pays était dépourvu de ces havres d’ambition restreinte et de discussions vétilleuses que sont les clubs académiques et les publications spécialisées. Grâce à cette circonstance, l’indifférence complète aux tenants et aboutissants des choses qu’on devait enseigner était chose tout à fait naturelle. L’important était de mettre au jour « le mouvement du texte », c’est-à-dire de le diviser en plusieurs parties et de montrer comment ces parties s’enchaînaient logiquement les unes aux autres. Pour le reste, je m’aperçus assez tôt que l’opinion que l’on retirait en général des informations distillées par nos professeurs, c’est que Pascal, par exemple, avait passé sa vie dans une chambre à noircir du papier, ne sortant au dehors que pour lancer à la cantonade des choses comme « l’homme est un roseau pensant » ou « le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. » Convaincu que tel n’était pas le cas, je me posai des questions sur ce que faisait Pascal lorsqu’il n’était pas assis à sa table, s’il mangeait des « rôts » comme on dit, dans les pièces de Molière, et si c’était lors d’un voyage, la nuit, dans une campagne déserte, qu’il avait pensé aux routes insondables qui traversent le cosmos (chose qui m’était arrivée personnellement une nuit de bus, alors qu’à minuit encore on était à trois cent kilomètres de notre destination finale : dans de tels états de harassement où l’on est extrêmement proche du néant, on peut se retrouver en mesure de comprendre l’univers entier).
J’avais tendance à m’amuser à savoir de quoi exactement il était question dans un écrit, ce qui était derrière une certaine remarque, ou un certain nom. Mais cet amusement me mit quelques fois en difficulté avec mes professeurs de littérature, et j’appris à le garder secret, même à l’étouffer quelque peu. (…)
Nous lûmes un jour un poème de Victor Hugo où apparaît le mot « Harfleur ». L’élève à qui on demanda d’expliquer le poème buta sur ce mot, qu’il prit pour un nom commun, et dont il demanda l’explication. Sans y penser, je levai la main, le professeur me regarda avec une sorte d’étonnement qui eût dû m’avertir, et je dis aussitôt d’une traite : « Harfleur est le nom d’un village qui se trouve au bord de la mer, en Normandie. » Le professeur sourit en balayant la salle de classe d’un regard amusé, et déclara : « Non, monsieur, il s’agit d’une rivière, c’est évident. » Les élèves éclatèrent de rire, certains d’entre eux répétant avec joie et malice la formule : « non, monsieur. » Je ne sus quoi dire, étant certain de mon fait, et encore plus certain de l’imprudence qu’il y aurait à contester le professeur. Ce dernier eut l’intuition, en me regardant, que j’étais à ce point certain d’être dans le vrai que je n’étais même pas, pour l’instant du moins, blessé de la moquerie contenue dans sa réponse, ou même de la rigolade qu’elle avait déclenchée. Pour me confondre, il relut alors les vers :
Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur
Sur quoi, il me regarda avec un bon sourire, persuadé que la façon dont il venait de dire le vers portait en elle, dans la cadence puérilement démonstrative qu’il avait adoptée, le signe d’une vérité irréfutable. Comme cette prétendue vérité tenait bien plus à son désir de me convaincre qu’au résultat d’une enquête scrupuleuse, je baissai la tête pour dissimuler l’embarras où me mettait une telle improbité. Je me contentai, le lendemain soir, de montrer la ville de Harfleur sur une carte de France à mon ami M. G., pour tourner la page. Du reste, M. G. n’avait jamais mis en doute mon indication, étant d’accord avec moi sur le fait que nos professeurs de littérature et d’histoire étaient « carents ». Une semaine environ après cet incident, le professeur associa en passant le nom de Léopoldine Hugo à « la ville de Harfleur ». Il s’était renseigné, et je ne marquai pas de satisfaction devant cette victoire différée : je me rendis seulement compte que je m’étais comporté de manière à l’inquiéter, qu’il ne comprenait sans doute pas ce que je cherchais à savoir par-delà ce que le programme de littérature au lycée lui demandait de nous apprendre, et qu’en tout état de cause, mon attitude manquait de discernement et de discrétion. De ce moment, je décidai de montrer une approbation cordiale de tout ce que dirait le professeur, et de lui offrir, comme tout le monde, le même commode réceptacle vide et hospitalier où il pouvait à sa guise déverser un cours éprouvé par vingt ans d’enseignement, aux virgules et aux points apparemment inscrits à l’encre indélébile.
Léopoldine H.