Mercredi 8 juillet
Essai fort stupide de Lawrence qui me tombe des mains, Hymnes dans une vie d’homme, datant de 1928. Stupide de banalité, broderie sur ce qu’on a appelé, après Marcel Gauchet, « le désenchantement du monde », et qui me semble être l’occasion toujours renouvelée de sortir les mêmes fausses platitudes. Par exemple, Lawrence : « La lune s’est peut-être un peu rétrécie. Il a fallu apprendre ce que sont les orbites, les éclipses, les distances relatives, les astres morts, les cratères et tout ce qui s’ensuit. Son croissant, le soir, émeut encore l’âme de son tendre éclat. Mais l’esprit se met automatiquement à fonctionner et dit : « Ah ! elle en est à son premier quartier. Elle est bien là tout entière, bien que nous n’en voyions que cette lame étroite. L’ombre de la terre la recouvre. » Et, qu’on le veuille ou non, l’intrusion du processus mental ternit l’éclat, la magie de la perception primitive.
» C’est pour tout la même chose. Le pur délice de la perception enfantine est fondé sur l’émerveillement et, quoi qu’on en dise, le savoir et l’émerveillement sont antinomiques. »
Et patati et patata, et l’homme moderne s’ennuie, abandonné par l’émerveillement, sens religieux naturel, etc., etc.
Ce genre de réflexions est fondé sur l’idée que se font les « gens civilisés » qu’il y eut un temps où les hommes étaient ignorants et se racontaient des histoires enchantées, imprégnant le monde d’une vie magique, maintenant calcinée par le savoir scientifique. C’est un malentendu. Ces histoires enchantées, pour les peuples qui y crurent, et qui y croient encore, sont des vérités littérales, au même titre que les différents quartiers de la lune. A vrai dire, les mêmes gens qui vous racontent l’histoire de l’arche de Noé, avec des détails et un luxe d’exposition qu’on attendrait d’un historien moderne décrivant le siège de Constantinople, ne croient pas qu’il y ait des cratères sur la lune, des astres occlus et des années lumière. Ce sont de tels phénomènes qui leur paraîtraient des fables pour enfant, si vous leur en parliez.
En outre, je ne trouve pas que la « connaissance » rende le monde moins merveilleux, ou même moins mystérieux. Lawrence, et en général les gens qui parlent du désenchantement du monde, font allusion, sous le nom de « connaissance », à la vulgarisation scientifique, à cette information simplifiée qui est répandue dans les publics non scientifiques par les revues, les cours et conférences, les documentaires, etc. (Lawrence appelle cela « didactisme ») Il est certain que la vulgarisation scientifique remplace des explications impliquant certaines forces mystérieuses (comme Dieu) par des forces qui paraissent plus communes, puisqu’elles agissent sur des objets de la vie quotidienne. Quand j’étais au Québec en novembre dernier, je me suis promené à l’intérieur du cratère d’un météorite qui était tombé dans le secteur il y a des millions d’années. On pouvait en deviner les contours, en apercevant certains contreforts, mais l’intérieur du cratère est une dépression boisée, cultivée, pourvu d’un relief postérieur, abritant des villages, des rivières et des lacs. Il faut un certain effort d’imagination pour se représenter l’énorme minéral massif qui roula une éternité dans les espaces glacés du système solaire pour venir brusquement choir, un jour, dans ce lieu, mu par la même force qui fait choir le carreau de sucre au fond de ma tasse de café. Mais en quoi cela est-il moins merveilleux que le fait de dire que le cratère est le résultat d’un combat entre les géants et les dieux ? Ce qui nous rend l’idée de ce combat plus attrayante que l’idée du météorite, ce n’est pas l’émerveillement, mais l’incrédulité. Nous ne croyons pas à cette gigantomachie, et par conséquent elle a sur notre esprit l’attrait irrésistible d’une histoire, d’une légende. Nous opérons cette suspension momentanée de l’incrédulité qui est nécessaire, aux dires de Coleridge, pour apprécier la saveur et la vérité particulière d’un récit, et cette suspension de l’incrédulité nous plonge dans un état délicieux – un certain état de plaisir esthétique, mais aussi de connaissance subjective. Mais non pas d’émerveillement. L’émerveillement, je l’ai connu dans ce cratère québécois, alors que j’essayais de détacher mon esprit de son aire quotidienne, du niveau du morceau de sucre et de la tasse de café pour l’amener à ce niveau inouï du bloc de roc gigantesque, roulant dans le vide infini d’un silence glacé, mu par des forces physiques presque inexplicables du fait des complexes équations mathématiques qu’il faut résoudre pour les décrire adéquatement, et se fracassant, dans une catastrophe orbiculaire, sur l’écorce de la planète, afin que, des milliers de siècles plus tard, le soleil matinal puisse dorer d’une brume translucide un contrefort boisé, en automne.
L’émerveillement, pour Lawrence, c’est le sens poétique, la faculté de trouver une beauté transcendante dans l’absurde ou l’inexpliqué – mais alors, ce que je décris ici en est plus proche que ses hymnes protestants. Au vrai, Lawrence typifie ici une chose qui a souvent été remarquée : le fait qu’au vingtième siècle, l’art poétique s’est séparé du monde de la connaissance dominante, auquel il a toujours été étroitement lié dans les époques du passé. Prenez le De natura rerum de Lucrèce, par exemple – poème aussi beau et aussi long que Les Géorgiques ou les Bucoliques de Virgile, mais intégralement inspiré par et fondé sur la science et la philosophie des épicuriens (Le beau vers qui commence par « suave mari magno… », «il est doux, devant la mer gonflée de vents… » est le début d’un long argumentaire sur la théorie atomiste de la physique épicurienne). C’est comme si Ezra Pound avait consacré ses Cantos à exposer dans un langage poétique les théories d’Einstein. Pound, bien sûr, s’est un temps amusé (comme bien de poètes du début du vingtième siècle, en Europe) à célébrer la technique, comme on disait. Mais ce n’était nullement par pénétration poétique de la science, comme chez Lucrèce : bien plutôt, c’était lié à l’idée, née en Europe à l’époque romantique, selon laquelle le poète est le « guide de la race », et devrait donc célébrer la technique comme l’un des instruments de libération de « la race ». Pound, par exemple, s’éloignera de cette conception lorsque la première guerre mondiale lui aura révélé que la technique peut aussi être un instrument de destruction de la race. Il se réfugia dans une recherche esthétique de plus en plus raffinée et tournée vers la quête de la simplicité à travers de lointaines abstractions – évolution qui est assez caractéristique de la poésie occidentale au vingtième siècle, et explique assez bien pourquoi cette forme littéraire a perdu, de nos jours, l’espèce de gloire miraculeuse qu’elle avait, en Europe, dans les époques du passé.
Jeudi 3 septembre
C’est curieux comme nous semblons être naturellement attirés par les antinomies, les dualités contradictoires – comme être quelque chose de précis semble impliquer ne pas être autre chose de précis. Il se passe, à cet égard, que dès que nous voulons y songer sur la base de notre expérience, et non pas de cette simplicité agonistique, nous nous rendons compte que nos raisons sont moins logiques et ne parviendraient pas vraiment à former une thèse. Ce qu’il faudrait, c’est faire de la pensée paradoxale la démarche naturelle de son esprit. J’aime à fréquenter Chesterton à cause de cela. Chesterton lime des paradoxes comme Wilde, mais de manière plus routinière, et donc plus subtile. Même lorsque ses paradoxes sont brillants, on sent qu’on les apprécie pour autre chose que pour leur éclat (ce qui est rarement le cas avec ceux de Wilde). Exemples : « Les voleurs respectent la propriété. Mais ils tiennent à ce que la propriété devienne leur, afin qu’ils puissent plus parfaitement la respecter. » « Le monde moderne s’est scindé en conservateurs et progressistes. Les progressistes s’occupent à faire des erreurs, et les conservateurs s’occupent à faire en sorte que ces erreurs ne soient pas corrigées. » Ce genre de pensée paradoxale sans stridence est à l’œuvre même dans les récits de Chesterton – formant sans doute l’essence de l’humour anglais, qui consiste à atteindre certaines formes de vérité à travers des contrastes inattendus. Cela marche même au niveau purement descriptif, comme dans ce passage de The Man who was Thursday: “Consequently the tireless though exasperated travellers broke through black thickets and ploughed through ploughed fields till each was turned into a figure too outrageous to be mistaken for a tramp.” (Par conséquent, les voyageurs, infatigables quoiqu’exaspérés, franchirent des buissons touffus et s’échinèrent tant dans les labours que chacun d’entre eux fut transformé en une figure trop abominable pour être prise pour un clochard.) Cette manière d’écrire recèle des potentialités qui me semblent n’avoir pas encore donné nulle part toute leur mesure.
Lundi 14 Septembre
§ Œdipe : il se creva les yeux pour ne plus voir ce qu’il n’avait pas vu, et c’est alors seulement qu’il vit tout, mieux. C’est le paradoxe tragique.
Freud a nui à cette histoire, je trouve. Le meilleur est ce dont il s’est le moins occupé, Œdipe à Colone. Œdipe Roi n’est que la préparation d’Œdipe à Colone : pour que nous puissions être atteint par la sagesse mélodieuse de cette représentation, il nous fallait subir la confondante violence de la première. Sophocle n’a pas écrit pour la psychanalyse, mais pour opérer ce travail extraordinaire : nous donner la quintessence d’une expérience qui ne fut pourtant pas la nôtre. Freud, au contraire, veut nous faire admettre que cette expérience est nécessairement la nôtre. J’admire son argument, mais j’admire moins qu’il n’en ait pas admis les limites.
§§ Ponce Pilate, s’il avait écrit ses mémoires vers l’âge de 70 ans, n’aurait pas mentionné l’affaire Jésus Christ. Trop brève, et de trop peu de conséquence apparente dans sa carrière. Toute une civilisation née d’une obscure opération de police en Judée, là où, en somme, Alexandre le Grand, et aussi Archimède, ont échoué. On comprend alors qu’on puisse attribuer aux civilisations une origine nécessairement religieuse. Ni la guerre, ni le savoir : la foi. C’est peut-être à cela qu’elle sert après tout – mais après, elle survit longtemps à son usage premier, et c’est là que les problèmes commencent.
Lundi 15 février
J’ai longtemps aimé les lectures interminables. Il fut un temps où un livre ne pouvait m’attirer s’il paraissait trop mince. 200 pages me paraissaient une espèce d’impolitesse, et il me fallait au minimum 500 pages, de préférence en plusieurs tomes. Le sujet n’importait presque pas. Je me souviens encore de mon désespoir lorsqu’une fois, rentré de vacances à Maradi, je découvris que j’avais oublié de ramener avec moi le livre de 800 pages que je lisais à Niamey. C’était un ouvrage des plus tragiques sur la révolte du ghetto de Varsovie, et je le trouvais, en un sens, délicieux. Comme j’avais un peu moins de quinze ans à l’époque, je ne disposais d’aucune autorité pour réclamer le livre et le faire envoyer par ma tante, et dus ronger mon frein en attendant les vacances suivantes – où, bien entendu, à mes timides questions on ne put donner aucune réponse. Je supposai que le livre avait été depêché aux ordures comme étant un encombrement.
C’est cette prédilection pour les livres éléphantesques qui explique en partie ma dilection pour La Recherche du temps perdu, par exemple. Je pense que ce que je cherchais dans les gros volumes, c’est vraiment l’interminaison, le livre qu’on ne peut finir de lire, qu’on ne finit de lire qu’à la mort. Les abrahamistes de notre hémisphère ont tous trouvé ce livre qu’ils nomment diversement la Torah, la Bible, le Coran – mais je n’avais pas de motif religieux à ma quête. Je cherchai le livre de sable, cet ouvrage étrange décrit par Borges, dont, dit-il, les pages augmentent au fur et à mesure qu’on le lit (le même Borges qui a dit aussi que tout point final, dans l’écriture, relève de la lassitude ou de la religion, jamais d’une fin terminale et absolue). Même La Recherche finit – et j’approchais de ses dernières pages avec un sentiment mêlant la joie qui provient de la lumière mystique (une mystique intellectuelle et sentimentale) chatoyée par la révélation du dessein de Proust (retrouver la substance de la vie – le temps – dans une mémoire qui la fond dans la conscience, et qui crée l’unicité de la vie et de la conscience, au lieu de celle de Dieu et de la conscience comme chez les mystiques religieux) et la tristesse de voir le dos du dernier volume.
Mais j’ai ensuite découvert qu’on ne finit pas de lire La Recherche, et j’ai essayé de comprendre cet effet particulier du livre de Proust. La Recherche n’est pas le seul livre qu’on (ou que moi) ne finit pas de lire. Les Essais de Montaigne (auxquels je n’ai jamais pu m’intéresser de façon vivante) en sont sans doute un autre exemple. Chacun peut trouver des livres de ce genre, mais il n’y en n’a peut-être qu’un seul autre qui joue un rôle similaire chez moi, bien qu’à un moindre degré. Et le fait que cet autre livre soit très différent de La Recherche me permet d’autant mieux de comprendre pourquoi La Recherche me fait cet effet. Il s’agit du prodigieux, du torrentiel Decline and Fall of the Roman Empire de Gibbon. Il y a un certain effet de style.
Gibbon écrit un anglais augustéen clarifié. Au début du XVIIIème siècle, il s’est développé en Angleterre une manière d’écriture à la fois sentimentale et réaliste, ironique et chaleureuse, qui a trouvé sa première grande expression en prose d’essai dans les essais du Spectator d’Addison et Steele et dans les pamphlets de Jonathan Swift. Il semble assez clair que la manière de Voltaire dans ce domaine dérive de sa fréquentation assidue des écrits anglais augustéens (début XVIIIème), notamment ceux de Swift, mêlée à un usage de l’écriture française qui s’inscrit dans une tradition de clarté légère et de précision énergique propre à la seconde moitié du XVIIème siècle (Pascal pour la précision énergique, Voiture ou Guez de Balzac pour la clarté légère, La Bruyère pour un mixte des deux pôles). Le style de Voltaire est du coup très loin de la pompe sentimentale de Rousseau et des effusions de Diderot, tous deux d’une génération plus jeunes que lui et appartenant pleinement au siècle de Louis XV (et de Richardson). Gibbon aussi mêle la manière augustéenne à la tradition française qui a inspiré Voltaire, mais le résultat est très différent. En gros, Voltaire commence avec la tradition française et rencontre les fantaisies et ironisations désarticulées des augustéens en chemin (pour un exemple d’un auteur français qui a préservé cette tradition sans mixtures étrangères, voire Les Lettres persanes de Montesquieu: Voltaire aurait pu écrire de cette façon là, si le côté diabolique de sa personnalité n’avait été libéré par le séjour à Londres). Gibbon (qui a longtemps voulu écrire son livre en français) part de la manière augustéenne mais s’est trouvé fasciné par la tradition française. Elle a tempéré et magnifié les tendances anglaises à la digression, à l’éloquence fantastique. Il s’est servi d’elle non pour étouffer son écriture éminemment anglaise, mais pour la maîtriser, et lui donner un mélange délicieux de clarté, de précision d’un côté, de rêverie et de fantaisie de l’autre. Le résultat est magique à cause du tempérament de Gibbon qui, dans sa propre sphère, ressemble étonnamment à celui de Proust.
Bien que le style de Proust appartienne à un univers extrêmement éloigné de celui qui a généré le style de Gibbon, l’objectif « tempéramental » des deux auteurs était pour ainsi dire identique : représenter à la conscience la réalité à travers la complexité du souvenir. Chez Proust, ce souvenir est celui qui s’attache à une vie individuelle, alors que Gibbon étudiait le passé romain avec d’ailleurs des préoccupations d’érudit très différentes de celles d’un romancier (dans la mesure où on peut dire que La Recherche est un roman). Mais on retrouve pourtant exactement les mêmes figures de style (non nécessairement répertoriées par les manuels d’écriture) chez les deux auteurs, et servant le même objectif de représentation de la complexité du réel. Proust suppose par exemple très souvent des origines différentes et contrastées pour un même comportement humain, en une technique qui est aussi récurrente chez Gibbon. Je ne me rappelle pas, en ce moment, des exemples chez Proust, mais je retrouve dans des notes anciennes ces exemples puisés chez Gibbon : une action donnée de tel ou tel empereur est par exemple expliquée par « son humanité ou son avarice », ailleurs par « sa peur ou son courage » (les deux émotions pouvant en effet expliquer les mêmes faits héroïques), ailleurs encore par « son orgueil ou sa prudence politique. » Ces doublements de perspectives apparaissent parfois tissus dans des propositions complètes, donnant des effets aussi surprenants et aussi exquis que les triplements de qualitatifs de Proust : « Jusqu’au règne de Sévère, la vertu et même le bon sens des empereurs ont été marqués par leur révérence réelle ou affectée pour le sénat. » « Par amour ou ostentation de savoir, Georges de Cappadoce assembla une précieuse bibliothèque d’histoire, de rhétorique, de philosophie et de théologie. » « Ignorant ou insoucieux du péril grandissant, Chrysostome se laissa aller à son zèle, ou peut-être à son ressentiment. »
Il n’importe de savoir exactement quels étaient les motifs de Sévère, de Georges, de Chrysostome. Il importe, en revanche, de conserver, face aux apparences du réel, cette espèce de vision prismatique qui nous permet de juger et de sentir, et de percevoir à plusieurs niveaux. C’est en grande partie cela qui rend La Recherche et Le Decline and Fall inépuisables – cette forme d’attention infinie pour le réel transmutée dans des phrases superbes.
Et c’est un peu la difficulté de traduire une telle attitude dans le domaine dit des « sciences sociales » qui me fait penser que je ne pourrais jamais devenir un universitaire. A vrai dire, la plupart des ouvrages qu’on qualifie de « classiques des sciences sociales » le sont parce qu’ils ont une sorte d’épaisseur tri-dimensionnelle qui manque aux ouvrages plus convenus – toujours plats ou tout au plus bi-dimensionnels, mais point au-délà. Bien que je le susse, je m’en suis clairement aperçu – de façon tangible – lorsque j’ai fait un résumé d’un petit écrit bien connu de Marx, Le Dix-Huit Brumaire de Louis-Napoléon, pour un séminaire, quand j’étais étudiant. On peut facilement le résumer comme n’importe quel article publié par l’American Journal of Political Science, puisque Marx y avait un argument précis qu’il a développé à travers un certain nombre de sous-arguments et de preuves. Mais le texte avait totalement déconcerté les autres étudiants du séminaire, en partie à cause de son style survolté, jubilatoire et baroque, mais surtout, à mon avis, à cause de ce que ce style intimait à travers ces caractéristiques là. Un étudiant écoeuré, voyant que je n’étais pas choqué par le texte, tint à m’offrir son exemplaire, comme on le jette à la poubelle. En effet, j’avais emprunté le mien à la bibliothèque, et il ne voulait pas que sa très professionnelle collection d’ouvrages de science politique soit dépareillée par cette monstruosité. « C’est dégoûtant, la théorie », avait-il dit. « Mais où vois-tu tant de théorie ici ? Il n’y a que des faits, des événements et des anecdotes ! » Il ne pouvait nier cela, mais il n’était pas convaincu, et je compris que ce qu’il appelait théorie, c’est le degré d’épaisseur réaliste et de profondeur de perspective imparti par Marx à son analyse. Cela paraît trop intelligent pour être rejeté sous le label « non scientifique », mais trop perturbant pour qui est habitué à regarder des images à une dimension. Comme passer de la BD au cinéma. Et il faut bien avouer qu’il y a très peu de chance pour que l’American Political Science Review ou une autre revue de ce genre publie Le Dix-Huit Brumaire de Louis-Napoléon, si elle avait existé à l’époque. Le problème, c’est que ce sont de tels écrits – inépuisables, ou en tout cas au long cours – qui seront lus encore 150 à 200 ans plus tard, tandis que la masse énorme des écrits standards pourraient un jour être injustement (car leur effort terne mais innombrable aura sans doute contribué à donner plus d’intelligence aux questions de leur temps) considérés comme ayant intolérablement mené à la déforestation et à l’encombrement des bibliothèques.
Vendredi 26 février
L’Angleterre est petite, en fait minuscule. Déplacée en France – qui me paraît déjà assez petite – elle serait tout au plus une région. Même la Grande-Bretagne (Angleterre+Ecosse) est environ moitié moins grande que la France. C’est un quadrilatère un peu échancré par les franges celtiques (Cornouailles, Pays de Galles) et les mers, et je suis au cœur de ce quadrilatère comme au gîte d’un navire. Cette région – les Cotswolds et leurs contrées environnantes – est le cœur intense de l’Angleterre. Oxford en bas, Cambridge en haut, et tout autour, Stratford-on-Avon (le village de Shakespeare) et le palais de Blenheim, appartenant à la famille Churchill, dont sont issus les ducs de Marlborough. Blenheim, que je vais visiter la semaine prochaine, fut bâti pour un des plus grands généraux anglais, John Churchill (1650-1722), premier duc de Marlborough (à prononcer à peu près Malbreu, sans rouler le « r » et en plaçant le « a » entre « a » et « o »), terreur des officiers de Louis XIV. Et c’est là aussi que Winston Churchill (petit-fils du 7ème duc) naquit, et est enterré. Tout est donc ici, la gloire littéraire, la gloire savante, la gloire militaire, la gloire politique. Je suis on ne peut plus en Angleterre, bien plus que si j’avais été à Londres, capitale post-impériale presque équivalente à New York dans son cosmopolitisme bigarré.
Je l’ai bien senti hier, où j’ai été à mon premier dîner de routine dans mon College. Le College est en fait – surtout dans les régions senior où on m’a mis, puisque je suis un « academic » et non un « student » – une sorte de club pour « scholars ». On doit dîner en toge. Je m’en étais acheté une sans manche, avec des bandelettes, ce qui a choqué mon coloc, carré dans une majestueuse toge aux manches amples qu’il savait ramener autour de ses bras avec tant d’aisance qu’on a l’impression qu’il a passé les vingt dernières années à se promener dans cet appareil. Mais le snobisme est un bon professeur. « On dirait une toge d’étudiant », avait-il dit en m’observant d’un air mécontent. Cela dit, heureusement qu’il était là avec son sens de l’étiquette, car j’allais commettre l’impair grossier de pénétrer dans les salons qui menaient à la salle des banquets (et où on doit s’attarder pour un peu de chit chat) avec ma casquette vissée sur la tête. « Cela n’est pas nécessaire », fit-il avec un sens très anglais de la litote, en la pointant du doigt, et je me précipitai au vestiaire. A table, j’étais assis à côté d’un jeune juriste, et en face d’un éminent médiéviste fort âgé – et je fus bientôt pris dans une conversation à bâton rompue avec eux. Le juriste était australien – et j’appris entre autres détails qu’il travaillait pour une firme représentant les intérêts du gouvernement sierra-léonais contre une compagnie qui avait déposé des déchets toxiques à côté d’une rivière, en Sierra-Leone, avec la complicité d’un entrepreneur local. Le vieux médiéviste me dit de l’appeler Sandy (diminutif de Alexander), et j’appris entre autres détails qu’il préférait lire les nouvelles dans Le Monde, parce que c’est un journal mince et maniable, au contraire des journaux anglais, trop volumineux à son gré. Il ne me dit pas cela parce qu’il savait que j’étais francophone, car il pensait encore, à ce moment là, que j’étais du Nigeria (erreur on ne peut plus commune). Ces conversations étaient étonnamment franches : on est loin du small talk à l’américaine, où on doit surtout éviter de déborder vers les pensées vraies qui y sont souvent assimilées à des pensées inconvenantes, ou en tout cas trop proches pour le confort : le fameux insularisme anglais est apparemment plus américain qu’anglais de nos jours ; mais on est loin aussi des discussions d’égos typiques des Français. Soit dit en passant, j’avais déjà remarqué cela en Afrique, chez nos europhones : les individus francophones adorent parler d’eux-mêmes, mais ont de la peine à vous écouter. Vos opinions les impatientent, ils baillent à vos confidences, et interrompent vos propos pour placer les leurs qui leur paraissent toujours infiniment plus importantes, ou en tout cas dignes d’être exprimées. Cela aboutit généralement à des pugilats verbaux, qui m’ont toujours épuisé. Quel repos c’est, par contraste, de causer avec des Nigérians, ou, comme je l’ai vu encore lorsque j’étais à Accra, avec des Ghanéens. Ils savent écouter et sont plus intéressés par les faits que par les idées. Ici l’influence culturelle d’origine coloniale ne fait pas de doute… Cependant, un autre convive avec qui je causai dans les salons, et qui a comme hobby la protection des animaux sauvages en Gambie, me confia ce paradoxe qu’il avait observé en Afrique de l’Ouest : les Anglophones sont évidemment plus soucieux de l’efficacité pratique que les Francophones, et pourtant la qualité de vie est bien meilleure chez les Francophones théoriques et malhabiles. Il est probable que la même différence existe entre l’Angleterre et la France (pays que je ne connais pas de façon concrète).
Néanmoins, cette chose que les Anglais ont produit, cette intimité de club, à la fois relax et distinguée, nimbée d’une chaleur précautionneuse, où l’on peut parler de Huizinga sans paraître pédant (mais c’est Oxford) et de ses relations amoureuses (le jeune juriste) sans paraître inconvenant, c’est tout de même une réussite délicieuse dans le domaine de la « qualité de la vie ».
Lundi 1er mars
Profité d’une journée glorieusement ensoleillée à température tolérable pour aller à Blenheim Palace, l’énorme résidence de style baroque édifiée au début du XVIIIème siècle pour John Churchill, duc de Marlborough, en partie aux frais de la Couronne. C’est apparemment le plus grand palais de Grande-Bretagne, et qui se fait appeler, sur son website, « La réponse de l’Angleterre à Versailles ». Je n’ai jamais vu Versailles, autrement qu’en photographie, mais Blenheim est sans doute bien plus petit, étant une simple résidence privée et non un siège de gouvernement. Le duc de Marlborough dut sa gloire à une série de victoires sur les armées de Louis XIV, lors de la guerre dite de Succession d’Espagne : Oudenarde, Ramillies, Blenheim, Malplaquet. Blenheim était sans aucun doute la plus grande réussite de John Churchill, mais étant donné le contexte culturel de l’époque, le palais qui lui fut offert en récompense est un tribut à Louis XIV. Non seulement le bâtiment s’inspire directement de Versailles, mais il est orné dans un des salons d’un portrait d’apparat du Roi soleil, et dans un autre, d’un buste du même. Les âtres de cheminée sont semées de leurs de lys, et je ne suis pas sûr que ce soit insultant. Sur une table, dans la chambre où est né Winston Churchill, j’ai vu un petit livre datant de 1685 et rendant compte des us et coutumes de la cour de France. Le français est bien plus présent dans ces lieux que l’anglais : je n’ai pas très bien compris pourquoi le diplôme en forme d’étendard qui aligne les titres de John Churchill dans un des couloirs du palais est en français. C’est un document d’époque.
John Churchill ne vécut que deux ans à Blenheim, puisque le palais fut achevé en 1720 et il mourut en 1722. Comme il n’avait pas d’héritier masculin, son nom s’éteignit tandis que le duché de Marlborough passa dans la famille Spencer (celle de Lady Di) où sa fille s’était mariée. Vers la fin du XIXème siècle cependant, le nom Churchill fut légalement ravivé pour la branche des Spencer qui avait hérité le duché. Adolf Hitler aurait pu s’appeler Adolf Shickleburger – et Winston Churchill aurait pu être Winston Spencer.
En visitant ce palais, et en songeant aux sommes énormes qui ont été englouties dans sa construction, j’ai pensé (à tort d’ailleurs) à ce que disait Adam Smith des gouvernements comme centres de gaspillage par excellence. Par là, Smith ne songeait pas à ce que les gens de droite aux Etats-Unis entendent par gaspillage gouvernemental (dépenses publiques, financement des aides sociales, etc.), mais les guerres et les bâtiments, bien d’accord sur ce point avec Louis XIV lui-même, dont les derniers mots à son futur successeur étaient qu’il avait trop aimé les guerres et les bâtiments, et ne devait pas être imité en cela. Blenheim ne fut pas entièrement financé par le gouvernement. Il y eut des querelles entre la reine Anne et le couple ducal (après ce qui parut bien être une liaison homosexuelle entre Anne et la duchesse Sarah), et lorsque les Hanovre succédèrent aux Stuart (mort de Anne, 1710), les bienfaits de la Couronne s’aménuisèrent. Mais les Churchill avaient pour lors déjà amassé une fortune gigantesque.
Tout cela me turlupinait – en repensant encore à Adam Smith. J’allai faire un tour dans le parc pour y réfléchir. Il y a deux parcs à Blenheim : un jardin à l’italienne, qu’on peut apercevoir par les fenêtres, en se penchant un peu, car il fait partie de l’aile réservée à l’actuelle famille ducale, et non ouverte au public, et un extraordinaire parc à l’anglaise au centre duquel se dresse la colonne triomphale du général, au sommet d’une douce et verte élévation où paissent des moutons. Cette image me donna un début de réponse. J’allai vers la colonne pour prendre une photo, et jetai machinalement un coup d’œil sur un mouton gros comme un veau, tellement il était couvert de laine. La laine ! C’est la base de la richesse anglaise, c’est l’exportation de la laine vers les Flandres, au XIVème-début XVème siècles qui lança le processus d’enrichissement interne (mais aussi de paupérisation corrélative) en Angleterre. La laine était à ce point cruciale qu’elle entra dans la symbolique politique du pays : le speaker de la Chambre des Communes commença à présider les séances assis sur un sac de laine – the Woolsack. Et la symbolique de ce que je voyais ? Le bras de commandement protégeant la richesse du pays. Les campagnes de Marlborough étaient certainement dispendieuses, mais sans elles, la France aurait monopolisé l’asiento, le droit exclusif d’organiser le commerce des colonies espagnoles – après avoir maintenu sur le trône d’Espagne le duc d’Anjou, petit-fils de Louis XIV. Le duc d’Anjou (Philippe V) resta sur le trône d’Espagne, mais l’Angleterre eut l’asiento. Et Marlborough y fut pour beaucoup.
Certes, certes, mais encore…
Il me revint un petit fait. A cette époque, Isaac Newton remplissait (oui, c’est surprenant) les fonctions de Maître de la Monnaie Royale (Master of the Royal Mint). Alors, un petit détail : les espèces monétaires réposaient en ce temps là sur l’étalon argent, à cause, en grande partie, de la grande circulation de ce métal en provenance des mines du Potosi, au Pérou. En 1717, Newton établit un nouveau ratio entre l’or et l’argent dans la monnaie anglaise qui eut pour effet pratique de casser la valeur de l’argent en Angleterre. L’Angleterre entrait de fait (quoique non légalement) dans un nouveau régime, l’étalon or. C’est le début discret du régime monétaire qui allait s’établir après les guerres napoléoniennes, et régir les finances internationales jusqu’au début des années 1970. Ce qui est intéressant à ce niveau, c’est que lorsqu’on étudie l’histoire du régime de l’étalon or, ou de l’étalon argent, on voit à quel point ces régimes sont conditionnés par la guerre. L’étalon argent est le produit des guerres de conquête du continent américain. Il s’éroda en Europe non pas du fait de la guerre, mais du fait du déficit commercial entre l’Europe et la Chine : les importations européennes de produits chinois étaient telles (j’en ai vu l’exemple à Blenheim, dont plusieurs salles exhibent des collections de porcelaine de Chine) que le stock d’argent de l’Europe passait en Chine sans espoir de retour. Du coup, la monnaie fiduciaire n’avait plus de répondant métal, ce qui provoqua, au début du XIXème siècle, le débat (dominé par Ricardo) qui amènera finalement l’Angleterre à adopter l’étalon or (1821) et le currency principle (1844). La Chine, soit dit en passant, sera la dernière grande économie monétaire à abandonner l’étalon argent (au cours de la première moitié du XXème siècle). La première guerre mondiale affaiblit le régime. Les belligérants instituèrent le cours forcé du papier monnaie à l’intérieur du pays afin de faire leurs paiemens extérieurs (vitaux pour les approvisonnements) en or. En 1918, il n’y avait plus assez d’encaisse métallique pour soutenir le régime à son optimum d’avant-guerre. Des sous-régimes moins exigeants furent essayés, cahin-caha, jusqu’à la seconde guerre mondiale. Là, évidemment, ce fut la cata. Le stock d’or des puissances industrielles se concentra finalement aux Etats-Unis, pourvoyeur universel, et à la fin des hostilités, une seule monnaie pouvait soutenir l’étalon or : le dollar. S’ouvrit alors une période de vingt ans environ qu’on pourrait aussi bien appeler « le régime de l’étalon dollar ». Comme c’est poétique, non ? Cela aurait pu continuer ainsi si les Etats-Unis ne s’étaient pas mis dans un double pétrin : la Grande Société, et la Guerre du Vietnam.
Et c’est là que nous devons retrouver ce bon vieil Adam Smith, si défiguré par ses thuriféraires libéraux.
Smith pensait que le gouvernement, tout gaspilleur qu’il soit, est une bonne chose, car il régule les relations entre les riches et les pauvres de façon à protéger les pauvres, et il est nécessaire pour organiser l’éducation publique, qui doit être un bien universel et gratuit. Smith insiste énormement là-dessus. On ne peut, selon lui, envisager un fonctionnement économique normal sans agents économiques ayant reçu un niveau standard d’éducation pour opérer à leur avantage dans la société et sur le marché. En 1945, comme la seconde guerre mondiale tirait à sa fin, et peu de mois avant sa mort, Franklin Delano Roosevelt lut un message à la nation énonçant ce qu’il a appelé sa « seconde déclaration des droits » et listant une série de « droits économiques et sociaux » qui lui paraissaient être le minimum nécessaire pour que les citoyens américains soient capables de créer les conditions d’une vie décente pour chacun. FDR mort, cette déclaration fut rangée dans un tiroir aux Etats-Unis, mais ses éléments furent curieusement inscrits dans les constitutions écrites pour l’Allemagne et le Japon sous l’égide des Etats-Unis.
Quoiqu’il en soit, au milieu des années 60, Lyndon Baines Johnson voulut les raviver, dans un ambitieux et gigantesque programme de redistribution de la prospérité connu sous le nom « The Great Society », la Grande Société. L’idée était que plus de prospérité créerait plus de prospérité. Si l’on aidait les citoyens les plus démunis à fonctionner normalement dans la société, ils enrichiraient la société, au lieu de lui être à charge. Mais naturellement, le mouvement initial d’assistance devait être financé, et allait coûter cher. Pour les gens de droite, ce plan (qui aurait été approuvé à mon avis par Adam Smith) a été l’élément déclencheur du déclin de l’économie américaine. Mais en fait, l’erreur de Johnson n’est pas d’avoir voulu faire la Grande Société. C’est d’avoir voulu faire la Grande Société en même temps qu’il faisait la Guerre du Vietnam – un combat auquel il ne croyait pas, mais qu’il n’était pas assez puissant pour arrêter. Johnson investit dans un programme social dispendieux, et dans une guerre encore plus dispendieuse. Pour payer ces extravagances, il fit émettre des dollars qui furent facilement écoulés à l’étranger (étant donné le statut du dollar). Mais le problème, c’est que le reste du monde n’était pas passif. Il vit bien que la quantité de dollars en circulation dépassait de loin les stocks d’or détenus par les Etats-Unis et faussait les balances de paiement. Certaines monnaies commencèrent à paraître bien plus sûres, en particulier le Deutsche Mark. Certains pays avaient une politique agressive vis-à-vis du monopole du dollar, à cause de l’influence politique qu’il donnait au gouvernement américain. La France gaullienne vendit massivement ses dollars contre de l’or, réduisant encore plus l’encaisse métallique américaine. En 1971, Nixon décida que c’en était assez, et dévalua (pour la toute première fois) le dollar. Le choc ébranla de façon décisive l’étalon or qui commença à s’effondrer en dépit des palliatifs mis au point lors d’une rencontre entre les dix principales puissances industrielles du « monde libre » au Smithsonian Institute, à Washington, en 1973. Vers la fin des années 70, l’étalon or s’était complètement effondré, laissant la place au cours forcé de la monnaie, et ouvrant la voie à toutes sortes d’instruments financiers fiduciaires qui ont été essentiels à la création de la culture de l’arnaque de masse où vit la finance internationale, aujourd’hui : personne ne connaît plus la valeur de quoi que ce soit, en partie parce qu’il n’y a pas d’étalon.
Et à chaque tournant, les guerres ont été décisives, donnant raison à Adam Smith.
Mais le duc de Marlborough a, quant à lui, transformé ses lauriers guerriers en pierre taillée sur le calcaire couleur pèche des Cotswolds. 288 ans après sa mort, elle protège et nourrit ses descendants, dans une pénombre chaleureuse où, sur les hauts murs, reluisent les ors et les batailles.
Samedi 20 mars
Lu une impeccable chronique de la romaniste Mary Beard dans le TLS, sur deux ouvrages récemment publiés, Popular Culture in Ancient Rome de Jerry Toner, et Resurrecting Pompeii d’Estelle Lazer. Le premier ouvrage utilise des sortes de compendiums reflétant le mode de vie ordinaire des Romains pour tirer des conclusions sur la « culture populaire » dans cet endroit, à l’époque impériale. A noter une critique intéressante de Beard, qui confirme un des rapports que j’avais toujours établi entre Rome et l’Afrique. Voici ma note :
« Il semble que d’un point de vue européen, la civilisation avancée nécessite une sorte de stratification culturelle, qui se construit sur la distribution des individus en classes, avec les avantages et désavantages y afférent. Il doit y avoir une culture populaire, une culture bourgeoise, une culture aristocratique… Ce n’est pas ce que je constate en Afrique, où la stratification sociale ne semble pas produire une stratification culturelle. Et si l’on argue que l’Afrique n’est pas une civilisation avancée, je pense qu’on pourrait en dire autant du monde musulman, et même de la maîtresse en « civilisation » des Européens, Rome. La stratification culturelle en Europe est un accident de l’histoire provenant du fait que les trois groupes qui ont historiquement constitué le tissu social européen ont commencé leur carrière en menant des modes de vie séparés et distincts, celui du châtelain, du marchand et du villain, modes de vie par ailleurs institués, solidifiés par les règles de la politique féodale et la manière de définir les statuts légaux des individus dans l’Europe médiévale. »
Je n’étais pas très sûr de bien exprimer ceci, mais ce mot de Mary Beard me permet de mieux voir ce dont il est question : « …it is almost impossible to identify (even if, like Toner, you are looking hard for them) clearly divergent strands of elite and popular taste. Rome was not a culture, such as ours, where status is paraded and distinguished by aesthetic choices. Quite the contrary. So far as we can tell, cultural and aesthetic choices at Rome were broadly the same right across the spectrum of wealth and privilege: the only difference lay in what you could afford to pay for. This is strikingly clear at Pompeii, where the decoration of all the houses – both large and small, elite and non-elite – follows the same broad pattern, with roughly the same preferences in themes and designs. The richer houses are distinguished only by having more extensive painted decoration and by painting of greater skill: the more you paid, the better you got. Whether there was such a thing as “popular culture” (as distinct from dirt, poverty and hunger) is a trickier issue than Toner sometimes acknowledges. »
On ne peut mieux...
Sociologiquement, la spécificité de l’Occident vient peut-être du fossé qui a pendant des siècles existé entre l’aristocratie –surtout celle d’origine militaire – et le reste de la société, fossé dont on a oublié l’importance (sauf peut-être en Angleterre).
Vendredi 2 avril
Avatar… Je ne sais qui disait qu’on ne peut faire de bons romans à partir de bons sentiments. Ce n’est pas toujours vrai, mais ça l’est généralement, et ça vaut pour ce film. Le côté spectacle est extraordinaire, et j’aurais presque voulu qu’il n’y ait pas d’histoire, ou alors une histoire un peu à la Michel Tournier (son Vendredi et les limbes du Pacifique, c’est bien la théorie morale de Avatar, mais avec infiniment plus de complexité et de subtilité…).
L’acteur principal de Avatar, dont le nom m’échappe et qui d’ailleurs est parfaitement oubliable, est maintenant sur des panneaux géants à travers Londres, exhibant la tête de la gorgone Méduse avec un air de rage triomphale des plus bestiaux. Il joue le rôle de Persée dans un remake en 3D d’un film de 1981, Le Clash des Titans, qui sort aujourd’hui. Pauvre Méduse. Je me souviens que la première fois que j’ai eu vent de son existence, je m’étais aussitôt imaginé une histoire digne, sans doute, des complications de mes sentiments adolescents : Méduse amoureuse, et incapable de regarder dans les yeux l’objet aimé de peur de le transformer en pierre… Et je m’effilochai longuement dans la représentation de ses tourments, en oubliant qu’elle est supposée être un monstre. Je n’ai guère envie de la voir décapitée…
D’ailleurs il semble que ce film soit une sorte de christianisation des mythes grecs, avec Hadès devenu une sorte de Satan et Zeus, une sorte de bon Dieu – seulement, en lieu et place du doux Jésus, on a le bestial Persée, nécessaire pour attirer les adolescents testostéroneux qui constituent le principal public de ce genre de bizut – et des jeux vidéos qui, certainement, sont déjà prêts… Je me rends compte à quel point je suis « païen » de sentiment quand je sens la colère bizarre, persistante qui m’habite dès que je remarque ces christianisations par la bande des histoires grecques. En représailles, et si l’on essayait de paganiser les histoires abrahamiques ? Et certainement pas à la manière pathétique pastel de Chateaubriand.