Ali Gati, dissident hamalliste
Ce qu'un passé récent (du Niger) peut nous apprendre sur le djihadisme au Sahel
L’histoire du Niger, à ne la considérer que sur la période où ce nom a été utilisé pour correspondre à un certain territoire, c’est-à-dire depuis environ 1900, est un immense champ en friche, sinon une terra incognita. En 2017 et 2018, j’ai passé le plus clair de mon temps de travail dans les archives à Aix-en-Provence (archives coloniales), Dakar (archives coloniales), Nantes (archives diplomatiques) et Niamey (archives coloniales et post-coloniales). Je tombais à chaque fois sur des dossiers qui faisaient aussitôt naître dans mon esprit la question, « Mais pourquoi cela n’a-t-il pas été raconté ? », « Mais pourquoi ne connaissons-nous pas ceci ? » Non pas d’ailleurs que les historiens nigériens ou du Niger aient singulièrement démérité : mais ils ne constituent pas une masse critique, et leurs effectifs ne suffisent pas pour défricher un champ qui, d’ailleurs, ne cesse de s’étendre. Il faut aussi voir que faire des recherches en histoire n’est pas bon marché. Si une bonne partie des archives sont restées au Niger, par exemple, certaines ne sont accessibles qu’au prix de voyages et de séjours coûteux hors du pays. Durant tous mes séjours à Aix et Nantes, je vis très peu d’Africains (en fait, je n’en vis aucun à Nantes, où je suis retourné plusieurs fois), et la principale raison me paraissait déjà claire avant qu’un chercheur français – apparemment un de ces chercheurs amateurs qui hantent les archives et qui ont notamment une sorte de fada (club informel) à celles de Niamey – ne m’aborde pour m’informer qu’une association locale s’était débrouillée pour mettre à la disposition des chercheurs africains un hébergement à prix cassé. J’étais à l’époque en résidence à Goettingen avec un revenu d’universitaire allemand et créchai dans un Airbnb en plein cœur bourgeois de la vieille ville, entre le Collège Mignet – établissement jadis fréquenté par Cézanne et Zola – et l’hôtel de Caumont, et je déclinai l’offre. Mais je déplorai le fait qu’une telle initiative ne soit sans doute pas connue dans les universités africaines, où la recherche en histoire est très peu soutenue et financée.
C’est à Nantes que je tombai, lors d’une visite en octobre 2018, sur l’histoire de Ali Gati. J’avais déjà rencontré ce nom dans Le Désir de calme de Klaas van Walraven, où Gati apparaît comme un marabout hamalliste sympathisant de Djibo Bakary et du Sawaba (ce qu’il était effectivement). Maïkoréma Zakary le mentionne en passant dans ses revues de l’histoire de l’islam au Niger. Il est parfois fait allusion à lui dans des travaux qui, comme celui de van Walraven, portent sur des sujets au sein desquels il ne jouait qu’un rôle de comparse. Les notes des services français de renseignement que j’ai trouvées dans les archives offrent une vision assez complète du personnage et surtout du contexte de son action, et cela, d’une façon qui fait largement écho à la situation qui prévaut actuellement dans la zone de conflit du Sahel. Il est donc utile, ne serait-ce que de ce point de vue, de se pencher sur son cas – ce que je fais ici d’ailleurs sans prétention de faire œuvre d’historien. Pour jeter toute la lumière sur la vie et l’action de Ali Gati, il faudrait des recherches véritables, non un simple examen de quelques notes d’archive. Cette histoire mériterait, à mon avis, d’être écrite, mais c’est moins elle qui m’intéresse ici que son rapport à la situation actuelle.
Sur la base des notes françaises, voici ce qu’on peut dire sur le personnage : Ali Gati est né en 1917 à Kareygorou (canton de Lamordé), village de l’ouest du Niger à faible distance de Niamey, dans une famille peule. Il adhéra tout jeune à la confrérie tidjane hamalliste et se fit le héraut d’un message religieux qui rejetait le travail organisé (c’est-à-dire sous contrôle de chefs, de patrons, de l’administration coloniale) ainsi que l’enrichissement, jugé contraire à la vraie doctrine islamique. Il s’en prenait vertement aux chefs traditionnels et à l’administration coloniale. Ses adeptes furent au début principalement des Peuls, mais sa popularité s’accrut ensuite pour agréger le type de population qui, à travers toute la zone sahélienne, était attiré par le hamallisme. Du fait de son message radical, des heurts éclatèrent bientôt entre ses adeptes et les loyaux partisans des marabouts des confréries établies, au début des années 1940. Ce message était aussi subversif dans le domaine politique et visait en particulier les greniers de réserve, une politique de prévention de la famine établie par l’administration coloniale après la grande famine de 1931 et qui était très impopulaire car elle avait, concrètement, les effets d’un impôt de prélèvement sur les vivres. Le parti RDA s’était constitué une base politique essentiellement en s’attaquant à cette politique (ainsi qu’au travail forcé, autre cible de Ali Gati), ce qui avait créé un rapprochement entre cette formation politique alors radicale (anticoloniale) et le prédicateur de Kareygorou.
Gati mobilisait aussi les masses en assurant posséder des pouvoirs mystiques : « Si je venais à Niamey », déclara-t-il une fois, « les machines ne marcheront plus car je suis le plus fort. C’est Dieu qui me donne la force – les Blancs ne commandent plus, les Noirs ont maintenant la force avec eux, les Blancs ne peuvent pas m’arrêter. »
Les harcèlements que tout ceci lui valut de la part de l’administration coloniale, des chefs et des marabouts établis finirent par l’amener à fuir momentanément le Niger pour le Nigeria (1947), mais cet exil (auprès d’un marabout hamalliste nigérian qui a dû le requinquer) ne fut qu’un « reculer pour mieux sauter ». Revenu au Niger, il détruisit un grenier de réserve, fut arrêté et condamné à trois mois de prison. Une telle peine n’étant pas de nature à mettre fin au problème qu’il représentait aux yeux de l’administration, celle-ci finit par trouver la petite bête à force de la chercher. Ali Gati avait épousé une fille de treize ans (du moins aux dires de l’administration), genre de « délit » dont l’administration, d’ordinaire, ne se préoccupait pas. Dans le cas d’espèce, cependant, elle décida de sévir, caractérisa ce « mariage précoce » (comme on dirait aujourd’hui) en « viol » et condamna Gati à trois ans de prison et dix ans d’interdiction de séjour au Niger (ainsi qu’à Dakar et Kandi). La peine fut purgée au Dahomey, et après sa libération, Gati s’installa à Parakou. Cela ne l’empêcha pas de faire des séjours clandestins au Niger (il fut d’ailleurs épinglé une fois) et même à Dakar, où résidait un de ses maîtres à penser le grand marabout hamalliste Abdoulaye Doucouré, qui avait lui-même eu à subir les foudres de l’administration coloniale. Finalement, l’arrivée de Djibo Bakary à la tête de l’administration « Loi Cadre » du Niger en 1957 mit fin à son bannissement. Gati rentra officiellement au Niger en 1958 malgré les protestations de l’establishment traditionnel, en particulier le chef de canton de Lamordé, Diallo Boubakar. La dissension était politique : les chefs traditionnels étaient partisans du RDA, et Gati, du Sawaba. Cette dissension reposait évidemment sur l’idéologie politique radicale (en faveur des petites gens, contre les puissants) qui sous-tendait le hamallisme.
Les notes françaises de renseignement s’arrêtent en 1959, époque de transition entre la colonie et l’État du Niger. Une enquête historique devrait permettre de savoir ce qu’est devenu Ali Gati après l’indépendance, à quelle date il mourut et surtout, quels furent les détails de ses actions et le contenu de son message politique et social.
Une intéressante note complémentaire à son dossier a été consacrée à la dissidence hamalliste par un fonctionnaire qui en a saisi les causes véritables et se montre critique à l’endroit de l’administration coloniale : « Le hamallisme a connu de la part de l’Administration, plus ou moins bien renseignée et inspirée par les marabouts des ordres établis et par les Chefs, une défiance et des tracasseries continues. Certaines interventions (au Niger comme ailleurs) ont été fâcheusement impolitiques et contraires à la tradition de neutralité dont nous nous réclamons en matière religieuse (inquisition sur les pratiques, dispersion de fidèles, destruction de mosquées). Cette attitude n’était pas faite pour apprivoiser les sectateurs d’un mouvement d’essence révolutionnaire ». Ce fonctionnaire ajoute plus loin que « combattre le Hamallisme, c’est chercher à extirper le symptôme d’un mal dont on néglige de soigner la cause. Le Hamallisme est l’expression religieuse du malaise politique, social et économique dont est atteint le Sahel depuis que les anciennes structures sociales ont disparu ou se sont dégradées. » Il en veut pour preuve le fait que « sur le plan social, le Hamallisme cherche ses zélateurs chez les petits, les humbles, les déclassés, chez ceux qui ont été livrés à eux-mêmes par suite de la dislocation de cadres traditionnels : Harratines, Bellas (venus directement du qadirisme), Rimaïbés, fétichistes (conversions directes), femmes, jeunes gens, fonctionnaires et employés subalternes. Il est combattu par les puissants : marabouts des confréries établies menacés dans leur clientèle, partant, dans leurs revenus ; chefs traditionnels. »
Rien de ceci n'est nouveau pour moi, puisque j’écrivais dans mon livre Islam et politique au Sahel, rédigé deux ans avant ma visite aux archives de Nantes, que le hamallisme « était la source d’un discours religio-politique qui alimentait les aspirations des couches sociales démunies, des femmes et des groupes serviles dans une vaste partie du Soudan occidental, en particulier au Soudan français, au nord de la Haute-Volta et dans l’ouest du Niger. Les idéaux de nature progressiste du rite hamawi lui gagnèrent de nombreux adhérents dans les régions du Soudan [Sahel] où l’islam réalisait ses premières avancées au sein des classes populaires et n’avait pas encore été transformé en une philosophie conservatrice par les classes dominantes. »
On remarquera que l’aire géographique que je décris dans ce passage correspond exactement à l’actuelle zone de conflit du Sahel, bien que le hamallisme n’y joue plus depuis très longtemps de rôle « révolutionnaire ». Il est actuellement représenté au sommet par le Chérif de Nioro (Mali), Mohamed Ould Chekne, devenu aujourd’hui une puissance politique dans ce pays : gros commerçant, il a contribué cent millions à la première campagne présidentielle de Ibrahim Boubacar Keïta et a multiplié ensuite les interventions dans la vie politique. Il représente un islam très conservateur, notamment sur les sujets sociétaux et sur l’émancipation de la femme : bref, on est à des années lumières du hamallisme des origines.
Le fonctionnaire auteur de la note perspicace que j’ai citée plus haut termine son analyse en constatant que le hamallisme avait vieilli et perdu de sa « nocivité » à travers un exutoire politique trouvé dans sa collusion avec le RDA, à l’époque où ce dernier était un parti radical et ensuite avec le Sawaba, aile radicale de l’ancien RDA. (On notera qu’à chaque fois, cela fut un « exutoire » radical et progressiste, en ligne donc avec le hamallisme des origines). Par ailleurs, pour ce fonctionnaire, la persécution dont était victime le hamallisme – « brimades, dénonciations, enquêtes, interrogatoires » – était précisément ce qui le rendait « virulent ». Seulement, il lui paraissait impossible de recommander l’indulgence car cela braquerait « les marabouts tidjanis et qadiris, les Chefs et une partie de la police et de l’administration ». De ce fait, finit-il par conclure, « c’est un cas où il faut préférer avec Goethe une injustice à un désordre », avis peu sage si l’on songe que le désordre est bien souvent la conséquence de l’injustice.
Alors, que nous dit tout ceci de la situation actuelle ?
Il y a, évidemment, beaucoup d’analogies, mais aussi des différences très importantes, et dont certaines sont révélatrices de la nature de ce que nous vivons aujourd’hui.
Les analogies comprennent le rôle moteur des Peuls dans le mouvement hamalliste comme dans les actuels mouvements djihadistes ; l’importance déterminante des causes sociopolitiques dans le départ des deux mouvements ; la tension avec les autorités établies tant chefferiale que maraboutique ; la réaction obtuse de l’administration coloniale comme « post-coloniale », elle aussi arrimée à la chefferie et aux marabouts ; et l’espace géographique relativement superposable (mais le hamallisme avait son foyer à l’ouest, non au centre du Mali, alors Soudan français).
Mais les différences nuancent ces analogies : le hamallisme a très vite agrégé des adeptes d’autres groupes ethniques, alors que les mouvements djihadistes opèrent de plus en plus sur une base « communautariste » pullocentrée ; et la tension avec les autorités établies, bien que marquées, surtout à l’origine, par le refus de l’oppression et de l’esprit de soumission qu’elles représentaient, est bien plus teintée, aujourd’hui, par la doctrine théologique que par la critique sociale. D’autre part, les mouvements actuels sont infiniment plus violents que le hamallisme dont, d’ailleurs, l’objectif n’était pas la capture d’un pouvoir de gouvernement mais la fin d’une oppression gouvernementale. Les hamallistes ne massacraient pas des civils ni n’attaquaient les forces de défense et de sécurité, même si la répression brutale tôt exercée à leur encontre par le gouvernement a peut-être désamorcé cette dernière éventualité (la différence entre le gouvernement colonial et celui de l’indépendance est que le premier, conscient de son illégitimité foncière et de son très faible poids démographique, était toujours sur la brèche et préférait en effet commettre des injustices plutôt que de prendre le risque de voir une contestation croître jusqu’à devenir hors de contrôle – tandis que le second vit dans une illusion de légitimité, surtout à la fin de la période « 59-89 » où l’on avait du moins la conviction qu’on ne devrait la légitimité qu’à la réussite dans la quête du « développement national » ). Le hamallisme était un mouvement progressiste et prolétarien d’expression religieuse, tandis que l’actuel djihadisme est infus d’une idéologie salafiste conservatrice et visant à la suprématie politique fi sabil Allah.
Je soupçonne qu’il en est ainsi pour des raisons contingentes. Si l’on observe la carrière de Amadou Kouffa et de son collègue feu Ibrahim Dicko du Burkina, on constate que tous deux ont d’abord commencé par la critique sociale, dans un esprit très proche de celui du hamallisme originaire, attirant d’ailleurs sous leur bannière les mêmes personnes marginalisées, en particulier les membres des classes serviles peules (maccube, rimaibe) et les Bellas (anciens serfs des Touaregs). En toute logique, la prochaine étape aurait été d’agréger les démunis et les sans-droits originaires d’autres groupes ethniques. Malheureusement, l’environnement extérieur était différent. Dans les années 1940, le régime colonial a toujours essayé de maintenir un « cordon sanitaire » entre l’islam en Afrique noire et l’islam à caractère idéologique et « xénophobe » (terme alors en usage et proche de ce qu’on appellerait « antifrançais » aujourd’hui) en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, le supposant plus capable de déstabiliser son pouvoir s’il parvenait à pénétrer dans l’espace négro-africain. C’était, d’un point de vue objectif, à juste titre : après les grands clashs entre colonisateurs et djihadistes sahéliens au XIXe siècle (Toucouleurs et Peuls), l’islam était devenu, au XXe siècle, plutôt un facteur d’« ordre » dans les colonies du Sahel. Mais c’était un ordre qui pouvait être facilement remis en cause si les pétulantes idéologies religio-politiques du monde arabe (surtout Le Caire et le Hedjaz) parvenaient à se propager dans la région. L’auteur de la « note perspicace » ne considérait pas que le hamallisme dusse inquiéter le régime colonial précisément parce qu’il lui apparaissait comme un mouvement purement sahélien, né de problématiques sahéliennes. Un mouvement légitime aussi, de ce fait, comme on s’en rend compte en lisant entre ses lignes (et cela se voit également dans les propos de Gati recueillis dans les notes de renseignement : son vocabulaire politique, qui évoque beaucoup la notion mystique de force, est bien plus enracinée dans la culture politique sahélienne que dans l’islam).
Tels furent les mouvements de Kouffa et Dicko à leurs débuts : mais ils ont ensuite été « hijacked » (détournés) par les salafistes maghrébins et Iyad ag-Ghaly, qui s’était rapproché de Al Qaeda lors de son séjour à Djeddah (en qualité de consul du Mali) en 2007-2011 (cela lui avait valu d’être expulsé par les autorités saoudiennes). Aux revendications sociopolitiques d’ailleurs progressistes des leaders peuls, auxquels les gouvernements léthargiques du Mali et du Burkina Faso restèrent sourds – cherchant des voies d’apaisement par la cooptation sociale plutôt qu’une réponse effective à leurs demandes – vint se greffer la sombre vision politique, ouverte à la violence et assoiffée de contrôle politique (au nom de Dieu et de la Sharia), du salafisme militant et mondialisé organisé par ses deux grands pôles, Al Qaeda et Daesh. Par ailleurs, il n’existe plus, au Sahel comme ailleurs en Afrique, de partis radicaux capables de servir d’exutoire, c’est-à-dire de prendre en charge dans une lutte politique nationale les aspirations des classes défavorisées.
Il est important, en tout cas, de connaître son histoire, ce qui n’est pas le cas des élites sahéliennes actuelles, en partie pour les raisons indiquées au début de ce billet. Le résultat de leur amnésie est qu’elles s’empêtrent dans des interprétations de la réalité guidées par les biais émotionnels et idéologiques bien plus que par la connaissance nuancée de l’expérience collective (l’histoire en tant que telle) et l’esprit de délibération qu’elle seule permet.
Intéressant article , plusieurs questions demeurent : Ali Gati est mort comment ? Quant et où ? Qu'est devenue sa "secte"?